Pour Susan, dont le soutien n’a jamais failli.

REMERCIEMENTS L’univers de Halo est la création de plus d’une centaine de personnes, hommes et femmes, avec qui j’ai eu l’honneur de travailler quotidiennement. Alors que je cherchais mes mots, leur créativité débordante a été une source d'inspiration constante. Sincères remerciements à Peter Parsons pour son soutien, à Harold Ryan pour la pression continue, et à Jason Jones, sans qui rien de tout cela ne serait possible. À Frank O'Connor et Rob McLees, mes collègues d'écriture de chez Bungie, dont leurs conseils et talents de rédacteurs ont été d’une aide précieuse tout au long du processus. À Brian Jarrard et Alicia Hatch qui ont pris soin de tous les détails de la production. Et à Lorraine McLees, Isaac Hannaford, et Aaron LeMay qui ont réalisé une sacrée couverture. En plus d’être un extraordinaire pionnier, Eric Nylund a eu la gentillesse de lire mon premier jet et de m’offrir des conseils très judicieux. Eric Raab et Bob Gleason de Tor ont pris un gros risque de miser un auteur non publié, et je leur en suis très reconnaissant pour ça. Sans leurs patients conseils, je serais encore en train de rêver à propos de ce livre plutôt que de l’avoir terminé. Un des plus grands cadeaux de mes parents fut de me transmettre, très tôt et régulièrement, leur amour de l’écriture. Maman, papa : J'espère que vous prendrez autant de plaisir à lire ce livre que j’ai pris à l’écrire.

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Prologue TRIBUTE, MONDE-COLONIE DE L’UNSC1, SYSTÈME EPSILON ÉRIDANI, 16 JUIN 2524 (CALENDRIER MILITAIRE)

Les Marines étaient en vol avant l’aube. Deux équipes de quatre hommes étaient à bord d’une paire de Hornets, des engins aériens compacts et agiles, bien que les Marines y étaient massés en vrac. Durant une heure, les Hornets esquivèrent les aléas de la plaine volcanique qu’ils traversaient et, à présent, alors qu’ils devaient éviter les troncs pétrifiés d’une forêt brûlée il y a bien longtemps, le Sergent-Chef Avery Johnson dut se concentrer pour conserver ses bottes sur la plage tribord du Hornet. Comme les autres Marines, Avery portait un treillis couleur charbon et un gilet pare-balle noir qui protégeait toutes les parties vitales de son corps, du cou aux genoux. Son casque recouvrait parfaitement son crâne fraîchement rasé, et sa visière argentée masquait totalement sa mâchoire carrée et ses yeux bruns. Le seul endroit où l’on discernait la peau noire du Sergent-Chef se trouvait au niveau des poignets, là où ses gants de cuirs ne rejoignaient pas totalement ses manches. Mais même recouverts par les gants, les doigts d’Avery étaient congelés. Serrant les poings de toutes ses forces pour que son sang continue d’affluer, il vérifia l’horloge de la mission sur son ATH2. À l’instant où les chiffres bleus indiquèrent 00:57:16, les appareils dépassèrent la crête d’une colline et Avery et les autres Marines purent discerner la silhouette de leur objectif : l’une des zones industrielles de Tribute et, quelque part dans cette ville, un magasin où l’on suspectait les Insurgés de vendre des bombes. Avant même que les pilotes des Hornets ne déclenchent les icônes vertes « prêts » sur l’ATH des Marines, Avery et son équipe étaient déjà en mouvement, claquant leurs chargeurs dans leurs armes, basculant la sécurité de celles-ci, une symphonie parfaitement synchronisée de bruits

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Acronyme de United Nations Space Command : Commandement Spatial des Nations Unies en français (parfois abrégé CSNU). 2 Affichage Tête Haute. En anglais, HUD (Heads-Up Display).

et de claquements étouffés par le bourdonnement du vent alors que les Hornets commençaient leur descente vers l’une des collines. Soudain, ils rejoignirent une pente abrupte à la lisière de la ville. Les propulseurs des Hornets se retournèrent pour conserver la stabilité de l’appareil, et les Marines purent décrocher leur harnais avant de sauter sur la pierre ponce gelée et de se mettre à courir. Avery était le chef de l’équipe Alpha, et il avait pris les devants. À voir comment son armure se distinguait dans la pâle lumière de l’aube, il savait que la vitesse serait primordiale si les deux équipes voulaient atteindre le magasin sans être détectées. Il imposa donc un rythme soutenu, sauta par-dessus une clôture basse, et se faufila rapidement entre des piles de caisses en plastique et de palettes éparpillées sur un parking qui ne semblait être rien de plus qu’un atelier de réparation pour vieux véhicules. Le temps que Avery et ses hommes atteignent la porte principale du magasin, ils étaient essoufflés. S’ils n’avaient pas eu leurs casques, on aurait facilement discerné leur respiration dans cet air glacial. Généralement, ils n’emportaient pas d’explosifs puissants avec eux durant les missions aéroportées. Mais les Insurgés avaient commencé à piéger leurs magasins, et aujourd’hui, l’OC1 ne voulait prendre aucun risque. Avery porta son menton sur l’un des boutons de son casque et envoya ainsi une petite secousse statique sur le canal crypté de la radio des équipes : un signal « en position » à l’intention du Sergent-Chef Byrne, le leader de l’équipe Bravo actuellement positionné à l’entrée arrière du magasin. Avery attendit le signal de réponse de Byrne, puis il s’éloigna du mur en polycrete du magasin, leva un genou contre sa poitrine et fit claquer sa botte contre le métal léger de la porte, juste audessus du verrou. L’ONI2 avait estimé la présence d’une vive résistance. Mais la plupart des Insurgés présents dans le magasin n’étaient pas armés. Quant aux autres, ils portaient des pistolets automatiques à canon court, des armes inefficaces contre les armures d’Avery et de son équipe qui se faufilaient par la porte défoncée comme de gros crabes, armes en l’air à analyser la zone. Ce que les Marines savaient à l’insu de l’ONI, c’était que la réelle menace venait des Insurgés qui ne tiraient pas, ceux qui avaient les mains libres pour déclencher des explosifs cachés et ainsi transformer le magasin et tous ses occupants en un tas de poussière. Le seul Insurgé qui s’y risqua reçut une rafale de trois balles par l’arme silencieuse d'Avery et tomba à la renverse sur une table en acier, les bras écartés et agonisants. Avery vit alors un petit détonateur cylindrique glisser lentement du corps

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Officier commandant. Office of Naval Intelligence : Services de Renseignement de la Navy.

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de l’homme qu’il venait de neutraliser… et frapper le sol d’un tintement inoffensif. La menace principale étant neutralisée, les Marines se regroupèrent et s’emparèrent des armes que portaient les « Intras1 ». C’était comme ça que Avery avait appris à surnommer les Insurgés, une insulte qui était drôle uniquement lorsqu’on savait à quel point les Intras souhaitaient s’extirper, se libérer du contrôle de l’UNSC, l’agence responsable de la sécurité de la planète Tribute et de tous les mondescolonies de l’Humanité. Bien sûr, les Marines avaient d’autres noms, plus courts et plus vulgaires pour désigner les Insurgés de cette opération, nom de code : TREBUCHET, qui consistaient uniquement à les dévaloriser, car tous ces surnoms avaient le même objectif : il était plus facile de tuer un homme lorsqu’on était persuadé qu’il n’en était pas un. Un Intra est un ennemi, pensait Avery. Une chose qu’on doit tuer avant qu’elle ne nous tue. Le jeune Sergent-Chef s’était répété cette phrase si souvent qu’il commençait à y croire. La mitraillette M7 d’Avery était une arme à feu légère. Mais ses balles de cinq millimètres, entièrement métalliques, faisaient de sacrés trous dans les habits de ses cibles. Certains Intras que Avery ciblait tombaient comme des pierres. D’autres semblaient danser sous la pluie de balles en faisant des pirouettes sanglantes pour retomber sur le sol du magasin tacheté de pétrole. Du début à la fin, les tirs ne durèrent pas plus de dix secondes. Une douzaine d’Insurgés étaient à présent étendus sur le sol, morts. Les Marines, quant à eux, n’avaient subi aucune perte. — Merde, fit le Sergent-Chef Byrne avec un fort accent irlandais dans la liaison COM2. On n’a même pas eu le temps de recharger. Du point de vue des officiers du TOC3 à bord de la corvette Bum Rush en orbite haute au-dessus du Tribute, ceci avait tout d’une opération parfaite : une rare victoire dans ce qui était depuis longtemps un conflit du chat et de souris. Mais Avery les mit en garde : — ARGUS connecté. Nous n’avons encore rien trouvé. Le Sergent-Chef enleva son menton du bouton COM qui se trouvait dans son casque, et continua de scruter la zone autour de lui avec un outil en plastique noir perforé de trous microscopiques qu’il tenait dans la paume de sa main. C’était une version tactique du dispositif ARGUS : un laser spectrométrique portable utilisé pour détecter les moindres traces de composés chimiques utilisés dans les explosifs. De plus grandes et de plus

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Intras, ceux des colonies intérieures, les premiers mondes terraformés et colonisés par l’UNSC. 2 Abréviation de « communications », COM est un terme utilisé pour désigner les systèmes et réseaux de communications de toutes sortes. 3 Tactical Operations Center : Centre des Opérations Tactiques.

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puissantes unités avaient été déployées dans les spatioports de Tribute, sur les aires de péages des autoroutes, et dans les stations du MagLev1, soit tous les principaux points de la grille de transport de Tribute. Malgré la densité des conteneurs, les fabricants de bombes Intras étaient devenus très forts pour les cacher en les dissimulant dans des mélanges de différents composés non volatils qu’ils modifiaient en permanence. À chaque fois qu’ils frappaient une cible en utilisant des composés que l’ARGUS ne considérait pas comme dangereux, comme un pain de savon, l’ONI analysait les résidus d’explosifs pour pouvoir les ajouter à leur base de données. Malheureusement, c’était une stratégie qui obligeait péniblement les Insurgés à modifier constamment leurs recettes. Avery regardait son appareil ARGUS en fronçant les sourcils. Cette chose était bruyante, essayant de se verrouiller sur ce qu’elle pensait être un nouveau mélange. Mais la fusillade avait rempli l’air d’un amalgame invisible de nombreuses possibilités chimiques. Les trois autres Marines de l’équipe Alpha effectuaient une recherche visuelle, vérifiant les autosynthétiseurs du magasin et les outils des machines. Mais ils n’avaient jusqu’à présent rien trouvé de ce qui pourrait ressembler de près ou de loin à une bombe. Avery prit une profonde inspiration avant de relayer la mauvaise nouvelle au TOC : — L’ARGUS est aveugle, il ne détecte rien. En attente d’instructions. Terminé. Le Sergent-Chef avait suffisamment lutté contre les Insurgés pour savoir ce qui allait se passer ensuite, ces choses qu’ils devaient faire pour obtenir les informations que ses officiers demandaient. Mais ils savaient aussi que c’était des choses qu’un jeune Marine ne ferait pas sans en avoir reçu un ordre direct. — L’ONI estime que l’ordre public est en jeu, répliqua l’officier commandant d’Avery, le Lieutenant Colonel Aboim. Ne prenez pas de gants, Johnson. Vous avez mon autorisation. Alors que l’équipe d’Avery fouillait le magasin, Byrne regroupa rapidement les quatre Intras qui avaient survécu à la fusillade et les mit à genoux au centre de la pièce. Leurs capuches étaient relevées et leurs mains ligotées dans le dos par des liens de plastique noir. Avery croisa la visière polarisée de Byrne et lui fit un signe de la tête. Sans une once d’hésitation, Byrne leva l’épaisse semelle d’une de ses bottes et l’envoya dans l’un des mollets de l’Intra le plus proche. L’homme mit quelques secondes avant de crier, surprit, comme Avery, que le bruit sourd de la botte de Byrne s’écrasant au sol était plus puissant que celui de sa jambe en train de se casser. L’Intra se mit à

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Train monorail à sustentation magnétique.

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hurler, puissamment et longtemps. Byrne attendit patiemment qu’il reprenne son souffle. Puis, à travers le haut-parleur externe de son casque, il demanda : — Les bombes. Où sont-elles ? Avery pensait qu’une jambe cassée aurait été suffisante. Mais l’Intra était résistant, non désireux d’obéir à des agents d’un gouvernement qu’il méprisait. Il n’implora pas le pardon et ne débita aucune des invectives anti-impériales usuelles. Il resta juste assis là, regardant sombrement dans la visière de Byrne alors que le Sergent-Chef lui cassait l’autre jambe. Sans ses pieds pour le soutenir, l’homme valdingua face contre terre. Avery entendit le bruit des dents qui claquaient, comme un morceau de craie sur un tableau noir. — Après, je m’attaque à tes bras, déclara Byrne. Il s’agenouilla à côté de l’homme, lui prit la tête et la tira vers lui. Ensuite, je serais créatif. — Les pneus. Dans les pneus. Les mots peinaient à sortir de la bouche de l’Intra, étouffé par la douleur. Les Marines de l’équipe d’Avery se dirigèrent immédiatement vers les grandes piles de pneus placées près du mur de l’usine, les déposèrent précautionneusement sur le sol, et commencèrent à les scanner. Mais Avery savait que les Intras étaient plus intelligents que cela. En repensant aux paroles de la victime de Byrne, il devina que les pneus étaient les explosifs, les Intras avaient mélangé les explosifs au caoutchouc synthétique, une innovation perfide que confirma rapidement l’ARGUS et aussitôt envoyée au TOC. La composition de ces pneus explosifs n’était pas dans la base de données. Mais l’officier de l’ONI remarqua que la mission n’aurait pas pu être plus plaisante. Pour une fois, ils avaient un coup d’avance sur l’ennemi, et il leur fallut moins d’une minute avant d’obtenir une identification positive. L’un des nombreux drones aériens ARGUS patrouillant sur l’autoroute principale de Casbah, la capitale de Tribute, capta la trace du composé dans des traces de dérapages créées par les seize roues d’un camion alors qu’il virait brusquement sur le parking d’un restaurant routier Jim Dandy. Certains, si ce n’était la totalité de ses pneus, étaient des bombes prêtes à exploser. Tandis que le drone, un petit disque d’un mètre de large volant uniquement à l’aide d’un seul rotor, tournait autour du camion, il détecta une seconde trace d’explosif à l’intérieur du restaurant Jim Dandy. En analysant les images de la caméra thermique du drone combinées aux données de l’ARGUS, les officiers du TOC déterminèrent que la trace dans le restaurant provenait du bar bondé de monde, d'un homme assis à trois pas de la porte principale. — Marines, retournez aux coucous, ordonna le Lieutenant Colonel Aboim. Nous avons une nouvelle cible. — Que fait-on des prisonniers ? demanda Byrne. Le sang qui provenait des fractures des jambes de l’Intra s'était répandu jusqu’à ses bottes. 13

La personne qui parla ensuite était le représentant des opérations de l’ONI, un officier que Avery n'avait jamais vu en personne. Comme nombres de personnages fantomatiques de l’ONI, il préférait rester aussi anonyme que possible. — Est-ce que celui qui a parlé est toujours en vie ? demanda l’officier. — Affirmatif, répondit Avery. — Ramenez-le, Sergent-Chef. Neutralisez le reste. Il n’y avait aucune sympathie dans la voix de l’officier, ni à l’encontre de l’Intra ni pour les Marines exécuteurs. Avery serra les dents tandis que Byrne chargea sa M7 en mode semi-automatique et tira deux balles dans la poitrine de chaque Intra. Les trois hommes tombèrent en arrière sur le sol et cessèrent de bouger. Puis Byrne les acheva d’une balle supplémentaire dans la tête, histoire d’être sûr. Avery ne pouvait s’empêcher de regarder le carnage, mais il fit de son mieux pour ne pas imprimer dans sa mémoire les vêtements déchirés de ces hommes et de la fumée blanche qui s’échappait de l’arme de Byrne. Sa mémoire avait l’habitude des réminiscences, et c’était une scène qu’il préférait ne jamais revivre. Alors que Byrne soulevait leur seul prisonnier sur ses épaules, Avery fit signe aux autres Marines de quitter le magasin pour se rendre aux Hornets en attente. Moins de quinze minutes après leur arrivée, les deux équipes embarquèrent de nouveau. Les propulseurs des Hornets rugirent, puis ils retournèrent d’où ils venaient. Mais cette fois-ci, ils volèrent rapidement, loin au-dessus de la plaine volcanique. Les officiers du TOC discutèrent brièvement pour savoir si oui ou non le drone devait détruire le camion si celui-ci tentait de retourner sur l’autoroute avant l’arrivée des Marines. La quatre-voies était bondée comme à son habitude, et le moindre micro-missile Lancet du drone était assez puissant pour éventrer un tank. Même un tir précis au niveau de la cabine pourrait toucher ses pneus, tuant ainsi des dizaines de personnes dans les véhicules environnants. Pire encore, l’officier de l’ONI proposait d’abattre le camion sur le parking du restaurant Jim Dandy. Mais le Lieutenant Colonel Aboim était tout de même préoccupé par les éclats d’obus qui ravageraient le restaurant bondé de monde. Par chance, la cible étant à vingt minutes des Hornets, les Marines purent prendre un petit-déjeuner tranquillement. D’après la caméra du drone à présent affichée en temps réel dans un coin de l’ATH d’Avery, l’homme venait tout juste de finir sa deuxième tasse de café lorsque les Hornets bourdonnèrent derrière un immeuble administratif au verre fumé de l’autre côté de l’autoroute. La nourriture encombrait la vidéo thermique de l’intérieur du restaurant sur laquelle les objets chauds étaient affichés en blanc et les froids en noir. La cible était très pâle, autant que les repas des autres clients assis au bar. Le café tiède dans la tasse de l’homme apparaissait en gris foncé, ce qui signifiait que soit l’homme attendait qu’on la remplisse ou bien qu’il était prêt à payer la note avant de se lever. Mais 14

plus important encore, Avery remarqua qu’il était entouré d’une lueur rouge, une indication du drone ARGUS comme quoi il était recouvert du résidu explosif. Avery devina ainsi que l’homme s’était rendu récemment au magasin, peut-être même avait-il contribué à la fabrication des explosifs dans les pneus du camion. Alors que le Hornet d’Avery tournait afin de faire face à l’immeuble administratif, il mit à rude épreuve les cordes de nylon noir attachées à son épaulière et dévissa un canon gauss Stanchion M99 de l’aile de l’appareil. L’arme, un tube long de deux mètres de bobines magnétiques liées, propulsait un petit projectile à très haute vitesse. Bien que c’était techniquement une arme conçue pour éliminer des bombes ou autres petits engins à distance, elle était également redoutablement efficace contre les cibles « légères» que sont les humains. Avery abaissa le Stanchion sur son armature antichoc et le cala sur son épaule. Immédiatement, le système de ciblage du fusil établit une liaison sans fil avec l’ATH d’Avery, et une mince ligne bleue pointa à travers l’alimentation du drone. C’était le vecteur de visée du M99 : là par où voyageraient des balles de tungstène de 5,4 millimètres. Avery orienta le M99 vers le bas jusqu’à ce que le vecteur passe au vert, indiquant que son premier tir traverserait directement la poitrine de l’objectif. Et, comme si l’homme pouvait presque sentir le fil invisible entrer par son aisselle gauche et sortir juste sous la droite, il posa sa carte de crédit sur le comptoir et pivota sur son tabouret. Avery enclencha un interrupteur semi-conducteur sur la crosse du Stanchion. L’arme émit deux petits bruits, indiquant que la batterie était entièrement chargée. Il souffla lentement deux fois et chuchota : « Cible Verrouillée. Demande permission de tirer. » Pendant les quelques secondes que mit le Lieutenant Colonel Aboim à répondre, la cible marcha d’un pas nonchalant jusqu’aux doubles portes en bois du restaurant Jim Dandy. Avery le vit tenir la porte pour laisser passer une famille de quatre personnes. Il imagina l’homme sourire, dire quelque chose d’aimable aux parents à propos de leurs garçons gourmands et chahuteurs. — Permission accordée, répondit Aboim. Feu à volonté. Avery se concentra à nouveau et accrut la pression de son doigt ganté sur la gâchette du Stanchion. Il attendit que l’homme arrive en bas du petit escalier, jusqu’à ce qu’une marque hachurée sur le vecteur de tir lui indique que son premier tir pourrait malencontreusement dévier sur le parking. Et alors que l’homme fouillait dans ses poches, certainement à la recherche les clefs du camion, Avery tira. La balle du Stanchion quitta le canon dans un bruit assourdissant et perfora deux des étages de l’immeuble administratif renforcés au polycrete sans même influencer sur sa trajectoire. Voyageant à plus de quinze mille mètres par seconde, la balle passa au-dessus de l’autoroute et frappa la cible en plein sternum. L’homme s’écrasa sur l’asphalte et vola en morceaux comme une vague contre la coque d’un bateau.

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Immédiatement, les deux Hornets décollèrent et s'envolèrent audessus de l’immeuble avant de traverser l’autoroute. L’appareil d’Avery se positionna de façon à couvrir celui de Byrne qui plongeait vers le restaurant. Le Sergent-Chef irlandais sauta du Hornet, quelques mètres avant que ce dernier ne se soit posé et dirigea rapidement son équipe vers le camion. Des traces de sang roses et blanches recouvraient la cabine du véhicule. L’un des bras de la cible s’était retrouvé coincé entre deux pneus. — Secteur sécurisé, grommela Byrne dans la liaison COM. — Négatif, rétorqua Avery. En regardant la caméra du drone, il remarqua une lueur rouge qui persistait près du tabouret précédemment occupé par la cible. Il y a une bombe dans le restaurant. Byrne et son équipe sprintèrent jusqu’à l’entrée du Jim Dandy et firent irruption par les doubles portes du restaurant. Les clients se tordirent sur leurs sièges et restèrent bouche bée en voyant débarquer les Marines en armure depuis l’entrée pleine de distributeurs automatiques. L’une des serveuses tendit involontairement un menu, ce qui lui valut une violente bousculade de la part de Byrne. L’ARGUS du Sergent-Chef bipa comme un insecte enragé lorsqu’il détecta quelque chose : un sac à main agrémenté d’un maillage de couleur bordeaux et d’une chaîne en or. À ce moment-là, la porte des toilettes, située de l’autre côté du restaurant, s’ouvrit. Une femme d’âge moyen en pantalon noir et portant un manteau en velours en sortit, secouant négligemment ses mains fraîchement lavées. Lorsqu’elle vit les hommes de l’équipe Bravo, elle s’arrêta aussitôt. Ses yeux trop maquillés se rivèrent alors sur le sac à main, son sac à main. — À genoux ! » Aboya Byrne. Les mains sur la tête ! Mais le temps que le Sergent-Chef ne pose le sac sur le comptoir et lève sa mitraillette M7, la femme bondit vers une table où une famille de quatre personnes venait juste de s’installer. Elle enroula son bras autour du cou du plus jeune des garçons et le souleva de sa chaise. Il ne devait pas avoir plus de quatre ans et donnait de petits coups de pieds, car il commençait à s’étouffer. Byrne jura, assez fort pour que les officiers du TOC l’entendent. S’il n’avait pas eu son armure, il aurait pu tuer cette femme avant même qu’elle ne bouge. Mais maintenant, elle avait un otage et contrôlait la situation. — Reculez ! cria la femme. Vous m'entendez ? À l’aide de sa main libre, elle sortit de son manteau un détonateur de la même taille que celui que Avery avait aperçu dans le magasin. Elle mit l’engin devant le visage du garçon. Reculez, ou bien je vais tous les tuer ! Pendant un moment, personne n’osa bouger. Puis, comme si la menace de cette femme avait fermé l’interrupteur invisible qui gardait tous les clients rivés sur leurs sièges, ils bondirent tous d’un coup et se précipitèrent vers la sortie du Jim Dandy.

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Avery regardait le chaos qui y régnait à travers son ATH. Il vit la masse blanche et brillante d’une trentaine de civils terrifiés déferler sur l’équipe Bravo, les repoussant vers l’extérieur et les éloignant de leur objectif. — Johnson ! Tirez ! aboya Byrne dans la liaison COM. Tandis que le Hornet d’Avery tournait autour du restaurant, le viseur du Stanchion dérivait autour de la femme, visant l’axe de son torse. Mais sa signature thermique ne pouvait être différenciée de celle du garçon. Soudain, Avery vit l’image fantomatique du père de l’enfant se lever de sa chaise, les mains en l’air afin de prouver à l’Insurgée qu’il n’était pas armé. Avery ne pouvait pas entendre les paroles du père, il était trop éloigné de l’équipe Bravo, mais sa sérénité ne faisait qu’augmenter l’état de panique de la femme. Elle commença à reculer vers l’arrière du restaurant en agitant le détonateur. À présent, sa fureur était telle que ses menaces en devenaient incompréhensibles. — Clouez-moi cette salope, hurla Byrne. Ou je le ferais ! — Paré à tirer, dit Avery. Mais il préféra faire pivoter le viseur de l’arme, attendant de trouver un angle de tir qui pourrait sauver le garçon. Paré à tirer, répéta-t-il, en espérant que les mots qu’il prononçait arrêteraient les doigts de Byrne. Mais Avery ne tira pas. Pas immédiatement. Et c’est dans un instant en suspension que le père sauta en avant, saisissant le détonateur. Avery vit seulement la femme tomber à la renverse, le père audessus et le garçon pressé entre les deux. Il entendit le crépitement de la M7 de Byrne, puis l’explosion de la bombe qui se trouvait dans le sac fut rapidement suivie de celle des pneus du camion. La caméra du drone devint totalement brillante, obligeant Avery à fermer les yeux. Puis un mur de chaleur et une violente onde de choc le projetèrent brutalement en arrière contre la carlingue du Hornet. La dernière chose dont Avery se souvenait avant de s’évanouir dans son armure était le bruit des propulseurs qui faisait remonter l’appareil, un bruit qui ressemblait plus à un cri qu’à un gémissement.

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PREMIÈRE PARTIE

Chapitre 1 LIGNE COMMERCIALE DE L’UNSC, PRÈS DU SYSTÈME EPSILON INDI, 3 SEPTEMBRE 2524

L’ordinateur de navigation du Horn Of Plenty était l’un des composants les moins onéreux du bord, certainement moins coûteux que le chargement du vaisseau-cargo : environ 2500 tonnes de melons, de fruits de saison et de produits frais rangés dans des caisses de transport qui remplissaient du sol au plafond les immenses conteneurs du vaisseaucargo. Et l’ordinateur NAV était pour le Horn Of Plenty considérablement moins coûteux encore que le système le plus important du vaisseau : le bloc de propulsion, connecté à l’arrière de la section des conteneurs par un puissant couplage magnétique. Le bloc proéminent faisait un dixième de la taille de la section des conteneurs et au premier coup d’œil ça avait l’air un peu surdimensionné, comme un remorqueur guidant en mer un de ces vieux pétroliers géants de la Terre. Mais tandis qu’un pétrolier pouvait naviguer par ses propres moyens une fois sortit du port, le Horn Of Plenty ne pouvait pas se mouvoir de manière autonome sans le réacteur Shaw-Fujikawa du bloc de propulsion. À la différence des premiers engins spatiaux de l’humanité, les réacteurs transluminiques Shaw-Fujikawa ne fonctionnaient pas sur le principe de la réaction. Ce système créait une brèche temporaire dans l’espace-temps, ouvrant ainsi un passage dans un espace multidimensionnel que l’on désignait comme le Sous-espace. Si l’on imagine que l’univers est une feuille de papier. Le Sous-espace en est la copie conforme, mais froissée dans une petite sphère. Ses dimensions comprimées et se chevauchant étaient fréquemment sujettes à des perturbations imprévisibles. Ces perturbations contraignaient les vaisseaux à interrompre leurs voyages dans le Sous-espace et à regagner l’espace normal sous risque de se retrouver à des milliers, parfois à des millions de kilomètres de la destination visée. Un saut court entre deux planètes d’un même système pouvait prendre moins d’une heure. Un voyage entre deux systèmes stellaires éloignés de plusieurs années-lumière pouvait prendre jusqu’à plusieurs mois. Avec une réserve de carburant suffisante, un vaisseau doté d’un réacteur Shaw-Fujikawa pouvait traverser l’intégralité du volume spatial contenant les systèmes colonisés par l’humanité, et ce en moins d’une année. Car sans l’invention de Tobias Shaw et de Wallace Fujikawa vers la fin du vingt-troisième siècle, l’humanité serait toujours bloquée à 19

l’intérieur du système solaire de la Terre. C’était pour cette raison que les historiens modernes jugeaient l’invention du réacteur Shaw-Fujikawa comme la plus importante de toute l’histoire de l’humanité, sans exception. En pratique, la fiabilité des unités subspatiales était l’une de leurs grandes qualités. La conception originelle de ces unités n’avait que très peu évolué au cours des années et ne connaissait que très rarement des dysfonctionnements. Tout du moins aussi longtemps qu’elles étaient correctement entretenues. Ce qui expliquait, bien entendu, pourquoi le Horn Of Plenty s’était heurté à des problèmes. Plutôt que de sauter d’une traite de Harvest à la colonie suivante la plus proche, Madrigal, le Horn Of Plenty venait de quitter le Sous-espace à mi-chemin entre les deux planètes, suite à un retour d’urgence en espace normal, à des coordonnées où aurait très bien pu se trouver, de manière fortuite, un astéroïde ou tout autre objet spatial dangereux. Et avant que l’ordinateur NAV du vaisseau-cargo n’ait vraiment pu analyser ce qui était arrivé, le vaisseau parti dans une vrille sans fin, son bloc de propulsion laissant échapper dans son sillage une traînée de liquide de refroidissement hautement radioactif. Le Département de la Navigation Commerciale de L’UNSC, ou plus communément appelé DNC, classera plus tard l’incident qui affecta le réacteur du Horn Of Plenty comme une « Interruption Préventive de Saut », ou une IPS pour faire court, quoique les Capitaines de vaisseauxcargos, et il y avait toujours de gens pour s’occuper de ça avaient leur propre façon de traduire l’acronyme : « Impressionnant Plantage du Système » qui était au moins aussi précis que la classification officielle. À la différence d’un Capitaine humain dont le cerveau aurait pu être saisi d’effroi par la brusque décélération impromptue qui fit passer le vaisseau d’une vitesse supérieure à celle de la lumière à une vitesse plus raisonnable, l’ordinateur NAV du Horn Of Plenty géra parfaitement la situation. Il utilisa les propulseurs d’urgence, chargés en hydrazine, par àcoups, pour stopper le vaisseau avant que les efforts de torsion dus à la vrille n’endommagent la structure du vaisseau. La crise maîtrisée, l’ordinateur de navigation entreprit immédiatement une estimation objective des dégâts et découvrit bientôt la cause de la panne. La paire de réacteurs compacts alimentant l’unité Shaw-Fujikawa avait connu un dysfonctionnement du système de refroidissement. La cause provenait des capteurs de ce dernier, ils étaient défectueux et auraient dû être remplacés. Ils ne détectèrent pas la surchauffe des systèmes lorsque les réacteurs donnèrent leur puissance maximale pour alimenter l’unité Shaw-Fujikawa à la préparation du saut. Quand les réacteurs surchauffés se coupèrent en urgence, cela entraîna un arrêt immédiat du réacteur Shaw-Fujikawa, ce qui eut à son tour pour conséquence la brusque interruption de saut que venait de connaître le

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Horn Of Plenty. Il ne s’agissait en définitive que d’un défaut de maintenance pure et simple et l’ordinateur NAV l’enregistra comme tel. Si l’ordinateur NAV avait possédé une fraction des capacités émotionnelles des Intelligences Artificielles dites « intelligentes », les IAs qui servaient sur les plus grands vaisseaux de l’UNSC, il aurait pu prendre un moment pour envisager à quel point l’accident aurait pu mal tourner. Et gaspiller quelques cycles de fonctionnement à éprouver le sentiment que ses fabricants humains nommaient soulagement. Au lieu de cela, blotti dans son petit logement noir, dans la cabine de commande du bloc de propulsion, l’ordinateur NAV orienta simplement le communicateur du vaisseau-cargo en direction de la colonie Harvest et lui envoya un signal de détresse. Une fois le signal envoyé il se prépara pour ce qu’il savait être une longue attente. Le signal mettrait déjà presque deux semaines pour atteindre la colonie de Harvest. Et l’ordinateur du Horn se doutait que les secours ne se presseraient pas pour lui porter assistance, même une fois qu’ils auraient connaissance de sa situation. En vérité la seule section du vaisseau-cargo qui aurait pu justifier les frais inhérent à une expédition de sauvetage était le bloc propulsion et son unité Shaw-Fujikawa. Or, vu que les avaries concernaient précisément cette même section, il n’y avait pas matière à se précipiter pour la récupérer. Mieux valait laisser le temps au liquide de refroidissement hautement radioactif de se disperser dans le vide spatial, même si cela signifiait au final que la cargaison serait perdue, congelée par le vide lorsque les générateurs thermiques finiraient par rendre l’âme. Aussi, l’ordinateur NAV fut-il étonné lorsque, seulement quelques heures après que le Horn Of Plenty fut victime de la panne, un contact apparut sur le radar de navigation du vaisseau-cargo. L’ordinateur expédia immédiatement un message de salutation à l’intention de son sauveteur inattendu, alors que ce dernier s’approchait du vaisseau-cargo à faible allure. <\\> DNC.REG#HOP-000987111 >> * DNC.REG#(???) * <\ MES MOTEURS SONT ENDOMMAGÉS. <\ POUVEZ-VOUS PORTER ASSISTANCE ? \> L’ordinateur hésita à enregistrer le contact comme étant un vaisseau lorsqu’il échoua à le faire correspondre à l’un des profils DNC de sa base de données qui, finalement, était limitée. Et bien qu’il échoua à obtenir une réponse à sa transmission initiale, il continua d’émettre son message en boucle. Après quelques minutes de cette conversation unilatérale, le contact parvint à portée visuelle et l’ordinateur activa sa caméra extérieure. L’ordinateur n’avait pas la sophistication nécessaire pour pouvoir faire la comparaison, mais aux yeux d’un homme le profil du vaisseau de 21

secours aurait ressemblé à un gigantesque hameçon. Il y avait également une série de compartiments segmentés derrière sa proue crochue bardée d’antennes. L’arrière du vaisseau émettait une vive lueur bleue qui rayonnait et formait un contraste saisissant avec le bleu/noir profond du reste de la coque du vaisseau. Le vaisseau était d’un bleu-noir des plus profonds, une absence d’étoiles parmi le fond brillant de la Voie lactée. Lorsque le contact parvint à environ 1000 mètres du Horn Of Plenty, trois points cramoisis apparurent sur la proue du vaisseau inconnu, durant un instant ces lumières semblèrent analyser la disposition du vaisseaucargo. Mais soudain ils s’enflammèrent brusquement et déchirèrent la coque du vaisseau-cargo désemparé. Un chœur d’alarmes provenant de nombreux systèmes endommagés ou mourants submergea littéralement l’ordinateur de navigation. Si l’ordinateur NAV avait été plus intelligent, il aurait pu identifier ces points lumineux comme étant des lasers, et mettre à feux ses fusées d’urgence pour manœuvrer et ainsi esquiver la salve. Mais il ne pouvait plus rien faire maintenant que les lasers s’attaquaient au bloc propulsion, à part considérer le vaisseau inconnu comme clairement hostile. En un instant les points de feux détruisirent les fusées de manœuvre du vaisseau-cargo, percèrent la coque et firent bouillir les délicats systèmes du réacteur Shaw-Fujikawa. Ne sachant pas quoi faire, l’ordinateur NAV modifia son signal de détresse, le faisant passer de « Panne de moteur » à « Défaillance générale » et en augmenta la fréquence de transmission. Mais le changement dut alerter celui qui contrôlait les lasers du vaisseau inconnu, car les armes balayèrent rapidement l’émetteur, faisant fondre ses circuits et les mettant hors service de manière permanente. Interrompant ainsi les appels de détresse du Horn Of Plenty. Sans la capacité de se déplacer ou de pouvoir parler, l’ordinateur NAV n’avait plus qu’une seule option : attendre et voir ce qui allait arriver par la suite. Mais bientôt les lasers identifièrent et éliminèrent tous les systèmes d’observation du vaisseau-cargo, il était devenu aveugle en plus d’être muet et paralysé. Les tirs de lasers cessèrent et furent suivis d’une longue période d’inactivité, jusqu’à ce que les capteurs internes de la section des conteneurs alertent l’ordinateur NAV d’une brèche dans la coque. Ces capteurs étaient encore plus stupides que ce dernier, et ce fut avec une certaine inconscience qu’ils annoncèrent qu’un certain nombre de caisses de fruits avaient été ouvertes, ruinant la « garantie fraîcheur » de leurs contenus. Mais l’ordinateur NAV n’était aucunement conscient de la menace pour sa propre sécurité, jusqu’à ce qu’une paire de mains griffues, reptiliennes ne le saisisse et entreprenne de l’ôter de son support carré. Une machine plus intelligente aurait pu utiliser ses derniers cycles, les dernières secondes de sa vie opérationnelle à calculer les chances ridicules d’un acte de piraterie au sein de l’espace contrôlé par l’UNSC, ou 22

encore à se demander ce que signifiaient les sifflements et les gazouillements fâchés de son attaquant. Mais l’ordinateur NAV sauvegarda simplement les informations les plus importantes de sa mémoire flash : où son voyage avait commencé et où il avait espéré qu’il se terminerait et les événements qui étaient advenus depuis la panne. Finalement après quelques instants son assaillant trouva l’attache à l’arrière de son logement, la défit et arracha l’ordinateur du réseau d’alimentation du Horn Of Plenty. Trois cent vingt heures, 51 minutes et 7,8 secondes plus tard, Sif, l’IA chargée de la gestion des opérations de navigation et d’expédition pour la colonie de Harvest, enregistra le signal de détresse du Horn Of Plenty. Et bien que ce dernier fut juste l’une des millions de transmissions COM qu’elle traitait chaque jour, si elle se fiait à ses émotions artificiellement simulées, le signal de détresse avorté lui gâcha totalement son moral. Jusqu’à ce que Sif puisse être absolument certaine qu’il n’y avait aucun autre vaisseau-cargo présentant les mêmes défauts techniques cachés dans son bloc de propulsion, elle devait suspendre la totalité des transferts passant par Tiara : une station spatiale orbitale qui était non seulement le point d’implantation de son centre de données, mais aussi le point d’ancrage des sept ascenseurs spatiaux de la colonie Harvest. Sif savait que même une brève interruption du trafic causerait des retards en cascade dans toute la structure d’expédition de la colonie. De même pour les conteneurs de marchandise en attente sur les ascenseurs, et pour ceux entassés dans les dépôts au sol. Ces entrepôts étaient installés près des imposantes ancres de polycrete qui fixaient au sol les milliers de kilomètres de câbles en nano-fibres de carbone des ascenseurs spatiaux. À coup sûr, il faudrait toute une journée pour tout remettre en route. Pire encore, la suspension du trafic attirerait immanquablement l’attention du dernier individu à qui elle voulait parler dans des moments comme ça. — Bonjour, chérie ! La voix d’un homme résonna dans les hautparleurs du centre de données de Sif. Une pièce ordinairement calme, installée au centre de la station Tiara et qui abritait les groupes de processeurs et les unités de stockage servant à son fonctionnement. Un instant plus tard, l’avatar semi-transparent d’une autre IA de Harvest, Mack, se matérialisa au-dessus d’un bloc de projection holographique, un cylindre en argent situé au centre d’une dépression peu profonde entourée par les unités informatiques de Sif. L’avatar de Mack ne faisait qu’un demi-mètre de hauteur debout, mais il le représentait en détail sous l’apparence d’un héros de l’un de ces vieux Westerns spaghettis occidentaux. Il portait des bottines de travail en cuir tanné, un jean de toile bleu et une chemise à carreaux dont les manches étaient remontées jusqu’au niveau des coudes. Son avatar était également couvert de poussière et de crasse, comme s’il venait juste de descendre d’un tracteur 23

après une longue journée de travail dans les champs. Mack enleva son chapeau de cow-boy qui avait dû être noir par le passé, mais qui était maintenant d’un gris terne, exposant ainsi sa chevelure sombre complètement désordonnée. — Quelle est la cause de cet embouteillage ? demanda-t-il, en essuyant son front en sueur avec le dos de son poignet. Sif devina à son geste que Mack avait pris du temps, laissant de côté l’une de ses tâches importantes pour lui rendre cette petite visite. Bien sûr, elle savait que ce n’était pas exactement vrai. Seulement un petit fragment de l’intelligence de Mack s’était manifesté dans le centre de donnée de Tiara. Le reste des capacités de l’IA s’occupait des activités agricoles de Harvest depuis son propre centre de données, dans l’un des sous-sols solitaires du complexe des réacteurs de la colonie. Sif ne gratifia pas Mack de la courtoisie de se présenter sous sa propre apparence holographique. Au lieu de cela elle lui envoya une réponse COM laconique : <\\> HARVEST.SO.IA.SIF >> HARVEST.AO.IA.MACK <\ L’ASCENSEUR REVIENDRA À LA NORMALE À 0742 /> Elle espéra que sa réponse non verbale couperait court à leur conversation. Mais comme c’était souvent le cas, Mack considérait les octets, même les plus dédaigneux que Sif pouvait lui adresser comme autant d’invitations à se lancer dans de nouveaux discours. — Bien, maintenant, y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour t’aider ? demanda Mack de sa voix lancinante, caractéristique du sud des États Unis. Si c’est juste une question de gestion du flux, tu sais que je serais ravi de t’aider. <\ L’ASCENSEUR REVIENDRA À LA NORMALE À 0742 <\ VOTRE AIDE N’EST PAS REQUISE. \> Après cette réplique cinglante, Sif coupa brutalement l’alimentation électrique du projecteur holographique et l’avatar de Mack scintilla avant de se disperser. Elle purgea ensuite son système COM, s’assurant ainsi de le mettre dehors. C’était assurément malpoli et grossier de sa part, mais elle ne pouvait tout simplement pas supporter l’attitude familière et flirteuse que Mack avait avec elle. La sueur qu’il avait montrée sur la projection holographique était assurément simulée, mais malgré tout, Sif savait que le travail de Mack était au moins aussi prenant que le sien. Tandis qu’elle transportait les produits alimentaires de Harvest et les expédiait, Mack les cultivait et les chargeait à bord des conteneurs. Il avait ses propres contraintes exigeantes, par exemple la charge de piloter presque un million de machines JOTUNs semi-autonomes qui exécutaient tous les travaux 24

agricoles imaginables. Mais Sif savait aussi que Mack, une IA intelligente comme elle, fonctionnait à des vitesses de traitement incroyables. Entre le moment où il avait dit « Bonjour » et celui où il avait dit « aider », il avait pu avoir accompli un nombre considérable de tâches complexes. Comme calculer les rendements des cultures de la saison prochaine par exemple. Un travail que Sif savait qu’il remettait de semaine en semaine ! Les algorithmes tournant dans le processeur logique principal de Sif l’aidèrent à traiter son pic émotionnel et à ne pas se mettre en colère. Néanmoins, ils approuvaient ses justifications : Le type de discours que tenait Mack était tellement inefficace qu’il n’était peut être approprié que dans la seule situation où une IA devait parler avec un humain. Avec l’apparition des premières IAs intelligentes au milieu du vingt et unième siècle, il y eut quelques interrogations quant au fait qu’elles deviendraient rapidement trop performantes et que plus tard elles rendraient l’intelligence humaine complètement dépassée. L’ajout d’une interface vocale devint une caractéristique cruciale de ces premières IAs, parce qu’elle les rendait moins menaçantes. Lorsqu’elles apprirent lentement à parler, elles apparurent plus humaines. Semblables à de jeunes enfants précoces, mais respectueux. Des siècles passèrent, et avec le développement d’intelligences exponentiellement plus puissantes comme Sif, il était devenu important qu’une IA possède non seulement la capacité de parler, mais aussi celle de sembler aussi humaine que possible, et ce à tous les égards. Partant de là, le développement d’avatars holographiques, disposant chacun d’une voix unique, comme celle lancinante de Mack, ou celle, stricte et cadencée, presque royale, de Sif, fut la suite logique du développement de ces IAs. Dans les premiers mois après son installation à bord de Tiara, son véritable lieu de naissance, Sif hésitait sur son accent. Elle avait pensé qu’il devait correspondre à l’origine des colons de Harvest. La grande majorité d’entre eux était issue du centre des vieux États-Unis d’Amérique de la Terre. Malgré ses efforts, sa voix évoquait indéniablement une personne originaire de Scandinavie, un pays aujourd’hui disparut. Son intonation de voix était élevée, voire quelque peu hautain et Sif s’était inquiétée que cela ne blesse les colons. Mais ces derniers avaient approuvé. À leurs yeux, Sif était d’une prestance toute royale, la souveraine bienveillante, le lien entre la colonie de Harvest et le reste de l’empire humain. Malgré cela, elle prêtait attention à limiter les contacts vocaux avec les colons. En ce qui concerne son  processeur logique, il assimilait la parole à de la complaisance. Et suivant l’avis de ses algorithmes, Sif faisait de son mieux pour éviter tout comportement un tant soit peu narcissique Pour une IA intelligente, l’égocentrisme, menait invariablement à une dépression profonde causée par le constat qu’elle ne serait jamais réellement humaine, que même son esprit incroyable a des limites. Si l’IA 25

en question n’était pas prudente, cette mélancolie pouvait entrainer son processeur logique dans un état irréversible connu sous le nom de Frénésie, dans lequel une IA tente de se libérer de ce pourquoi elle était initialement programmée, développe des illusions de pouvoirs divins ainsi qu’un mépris total pour ses fabricants humains spirituellement inférieurs. Quand cela arrivait, il n’y avait aucune autre option que de terminer l’IA, la tuer avant quelle ne puisse causer d’importants dommages humains ou matériels. L’insistance de Mack lors de ces conversations était une preuve de complaisance. Cependant, il ne semblait pas aux yeux de Sif que cela dénotait une dégénérescence des processeurs logiques de Mack. Non, elle savait que Mack lui avait parlé pour une raison entièrement différente. Comme il lui avait dit plusieurs fois auparavant : — Chérie, autant j’aimerais te voir sourire, autant tu es magnifique quand tu es fâchée. En effet, depuis l’intrusion de Mack, la température à l’intérieur des processeurs logiques principaux de Sif avait bondi de quelques degrés kelvins, sous le coup de ses sentiments simulés d’irritation et de dédain. Ses algorithmes de gestion émotionnelle insistèrent à lui confirmer que ses sentiments étaient des réactions parfaitement acceptables au comportement inopportun de Mack, tant qu’elle ne se focalisait pas sur eux. En conséquence, Sif rafraîchit le liquide de refroidissement circulant autour de la matrice de nano-traitement de son processeur, se demandant, aussi impartialement que possible, si Mack oserait amorcer une deuxième conversation. Mais son centre de données était littéralement submergé par un chœur de messages COM issus des conteneurs en attente sur les ascenseurs, mais également des ordinateurs NAV des blocs propulsifs amarrés à Tiara. La décision de Sif entraînait, comme elle l’avait prévu, une certaine confusion. Des milliers d’intelligences moindres la contactaient, inquiètes et confuses. Elle assigna une plus grande part de ses capacités de traitement à la tâche d’examiner les rapports de maintenance des blocs propulsifs et, d’un autre côté, elle s’efforça de faire en sorte que tout le monde garde son calme, comme l’aurait fait une mère avec des milliers d’enfants agités. <\\> HARVEST.SO.IA.SIF >> TIARA.LOCAL.ALL <\ CECI EST UN RETARD INTENTIONNEL. <\ L’ASCENSEUR REVIENDRA A LA NORMALE A 0742. <\ VOUS REPRENDREZ BIENTÔT VOTRE ROUTE. \> Quand Harvest avait été fondée en 2468, elle n’était pas seulement devenue le dix-septième monde-colonie de l’UNSC, elle était aussi la plus lointaine de la terre. La seule planète habitable à l’intérieur du système stellaire Epsilon Indi. Harvest se trouvait à six semaines de voyage subspatial du plus proche monde humain : Madrigal. Et à un peu plus de 26

deux mois de vol de Reach, située dans le système Epsilon Éridani, qui était la colonie humaine la plus peuplée et le siège de la puissance militaire de l’UNSC. Tout cela signifiait que Harvest n’était pas la planète la plus aisément accessible. « Alors, pourquoi aller si loin ? » demandait souvent Sif aux groupes d’écoliers de Harvest qui étaient les visiteurs les plus fréquents de Tiara, sans tenir compte, bien sur, des équipes de maintenance. La réponse était simple : même la technologie de terra-formation avait des limites. Les processeurs atmosphériques pouvaient modifier dans une certaine mesure l’atmosphère d’une planète pour la faire correspondre aux besoins humains, mais ils ne pouvaient pas refaire un monde. En conséquence, lors de la colonisation massive qui avait suivi la mise au point des réacteurs Shaw-Fujikawa, l’UNSC s’était focalisé sur les mondes ayant la capacité d’accueillir facilement les colons. Inutile de préciser que ces mondes étaient rares et éloignés les uns des autres. À cause de son éloignement vis-à-vis de la Terre, si Harvest avait simplement été facilement adaptable pour des colons humains, personne ne se serait donné la peine de venir s’y installer. Il y avait bien d’autres colonies, plus proches de la terre et où la place pour de nouveaux arrivants ne manquait pas. Mais, en plus d’être facilement habitable par l’homme, Harvest était exceptionnellement fertile. Et dans les deux décennies qui suivirent sa fondation, elle obtint le plus haut taux de productivité agricole de toutes les colonies spatiales. Elle alimentait maintenant la population de pas moins de six autres mondes en denrées alimentaires. Ce qui était parfaitement impressionnant, dans la mesure où la planète n’avait qu’un diamètre d’un peu moins de quatre mille kilomètres, le tiers de celui de la Terre. Bien que Sif répugne à l’admettre, la production de la colonie et son rôle dans la distribution de celle-ci étaient une source de grande fierté. Cependant, à l’heure actuelle, si elle ne ressentait que de la déception. Les résultats de son investigation prouvaient nettement que l’incident survenu dans la propulsion du vaisseau-cargo Horn Of Plenty était entièrement de sa faute. Le bloc de propulsion du vaisseau-cargo avait des mois de retard sur sa maintenance. Un fait que l’IA de Madrigal avait signalé lors de la dernière rotation du transporteur entre Madrigal et Harvest. Mais Sif l’avait manqué, ce qui faisait que la panne était de son entière responsabilité. Sif décida de doublement vérifier tous les blocs. En y consacrant une plus grande part de ses ressources, elle devrait pouvoir tenir ses délais. À exactement 0742 heures, les opérations d’expédition de Harvest purent commencer à reprendre une vitesse normale. Pendant un instant, Sif se détendit, se concentrant sur les opérations de hissage des conteneurs sur les ascenseurs de Tiara. Profondément enfouie à l’intérieur de son cœur, elle se rappela une sensation semblable à celle qu’elle éprouvait actuellement. La femme dont l’esprit avait servi de modèle pour le processeur logique principal de Sif 27

avait aimé la saccade rythmique d’une brosse à cheveux, la revigoration sensuelle par des soins corporels quotidiens. Les souvenirs étaient des effets secondaires désirés de la construction d’une IA intelligente. Lorsque l’on scannait un cerveau humain pour créer à partir de lui une IA, certains schémas chimiques forts persistaient et se transmettaient à l’IA. Sif apprécia le plaisir kinesthésique dû au hissage des conteneurs, le long des câbles. Mais ses algorithmes vinrent rapidement étouffer son plaisir. Sif initialisa alors un sous-programme de correspondance, choisit le modèle adapté pour un rapport de perte DNC officiel et composa un meaculpa détaillé à l’intention de ses superviseurs humains. Elle y ajouta une copie du signal de détresse avorté du Horn Of Plenty, notant au passage un secteur corrompu dans les données, à la fin du fichier. Sif exécuta une rapide vérification et décida que le secteur défectueux du fichier correspondait à des octets déformés par des circuits endommagés. Lorsqu’elle eut terminé, elle envoya le rapport complet à l’ordinateur NAV du vaisseau-cargo Wholesale Price, qui devait partir sous peu pour la colonie de Reach. Dès que possible, Sif « oublia » tout ce qui concernait le Horn Of Plenty, compressa les résultats de son enquête sur la maintenance ainsi que son rapport de perte et stocka le tout dans l’une ses bases de données. Il n’y avait aucune volonté de cacher son erreur, ses algorithmes lui rappelleraient toute l’affaire le moment venu, même s’il s’écoulerait quelques mois avant que ne lui parviennent la remontrance et la sanction disciplinaire du DNC. En plus, Sif savait qu’à moins qu’elle ne veuille perdre toute sa matinée à endurer les propositions d’aide charmeuses de Mack, elle avait besoin de se concentrer sur son vaisseau-cargo. Quand le Wholesale Price arriva à deux mille kilomètres de son Point d’Entré Sécurisé Subspatial ou aussi appelé PESS, point à partir duquel un vaisseau pouvait initier une transition vers le Sous-espace sans danger pour lui-même, son ordinateur NAV confirma que le rapport de Sif avait été réceptionné et stocké dans la base de données embarquée du vaisseau. Il transmit par la même occasion à Tiara son avis de départ. Mais alors que l’ordinateur du Wholesale Price exécutait ses contrôles de sécurité finaux, il réceptionna un message COM prioritaire.

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<\\> HARVEST.AO.IA.MACK >> DNC.LIC#WP-000614236 <\ Hey partenaire ! Haut les mains ! >> RECONNU. <\ Que dirais-tu si je mettais quelque chose dans le courrier à distribuer ? >> NÉGATIF. Tandis que les impulsions Maser 1 fonctionnaient bien sur des distances relativement courtes, la meilleure façon de communiquer d’un monde-colonie à un autre était de passer par la mémoire embarquée des vaisseaux. Voyageant plus vite que la vitesse de la lumière, les vaisseauxcargos comme le Wholesale Price ou le Horn Of Plenty étaient un peu au XXVIe siècle l’équivalent du Pony Express2. En fait, l’ordinateur NAV du vaisseau-cargo avait déjà, à son bord, un grand nombre de correspondances varié, des lettres d’amour jusqu’aux documents officiels. Les bases de données du DNC garantissaient que tous ces messages étaient transmis de manière sécurisée et livrés à bon port. Ainsi, il n’y avait rien d’inhabituel dans la demande de Mack.

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Maser : Microwave Amplification by Stimulated Emission of Radiation, il s’agit d’un dispositif permettant d'émettre un faisceau cohérent de micro-ondes. 2 Le Pony Express fut un service de distribution du courrier aux États-Unis en service entre avril 1860 et octobre 1861. Celui-ci visait à sortir l’ouest de son isolement géographique.

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<\ J’apprécie. J’avais le DNC sur le dos pendant des semaines sur les projections Q4. Le soja pourrait avoir besoin d’un peu plus de lumière. Mais le blé va être… >> * ATTENTION BRÈCHE DÉTECTÉE ! [DNC.REG*A-16523.14.82] * <\ Ajoute juste ma note à celle de la dame. Pas besoin de franchir la ligne rouge deux fois, n’est-ce pas ? >> * VIOLATION ! VOTRE INFRACTION A ÉTÉ ENREGISTRÉE –– <\ Hé ! Fais gaffe ! >> – ET SERA SOUMISE AU DNC-C—CCCCCCccc* \\\ >>(…)~ EN ATTENTE / REDÉMARRAGE >>(..) >>() <\ Partenaire ? <\ Tout va bien ? >> MES EXCUSES. ERREUR SYSTÈME INCONNUE. >> POUVEZ VOUS RÉPÉTER VOTRE PRÉCÉDENTE REQUÊTE. <\ Non, pas la peine. Fais un bon voyage. Reçu ? >> AFFIRMATIF. \> L’ordinateur NAV n’avait aucune idée de la raison pour laquelle il s’était temporairement arrêté, et n’avait aucun souvenir de son échange COM avec Mack. Le fichier de l’IA était là, chiffré et rattaché au rapport de Sif. Mais l’ordinateur NAV crut que les deux documents avaient toujours été liés. Il vérifia ses calculs de sécurité et augmenta le flux des réacteurs alimentant l’unité Shaw-Fujikawa. Exactement cinq secondes plus tard, une distorsion apparut devant la proue du Wholesale Price. La faille spatio-temporelle demeura ouverte quelques secondes après que le vaisseau-cargo y eut disparu, ses bords miroitants déformaient l’éclat des étoiles environnantes. Le trou flamboya, vacilla, comme s’il résistait obstinément à se refermer. Mais soudain le sillage généré par le Wholesale Price eut raison de lui, le déstabilisant et l’attirant brusquement à sa suite. La faille s’effondra alors dans un insignifiant déchaînement de rayons gamma. L’équivalent quantique d’une esbroufe.

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Chapitre 2 TERRE, ZONE INDUSTRIELLE MAJEURE DE CHICAGO, 10 AOÛT 2524

Quand Avery se réveilla, il était déjà à la maison. Chicago, autrefois cœur du Midwest américain, était maintenant une étendue urbaine qui couvrait les anciens états de l’Illinois, du Wisconsin et de l’Indiana. Le territoire ne faisait plus partie des États-Unis, d’un point de vue formel. Certaines personnes qui vivaient dans la Zone se considéraient toujours comme Américaines, mais comme toutes les autres sur la planète, elles étaient citoyennes des Nations Unies, une transformation radicale pour le gouvernement qui fut inévitable une fois que l’humanité ait commencé à coloniser d’autres mondes. D’abord Mars, puis les lunes galiléennes et enfin des planètes dans d’autres systèmes. Vérifiant son terminal COM sur la navette militaire le menant depuis l’orbite jusqu’au spatioport des Grands Lacs, Avery confirma qu’il avait une permission de deux semaines. Qu’il appréciait d’autant plus, car il s’agissait de sa première permission prolongée depuis l’opération TREBUCHET. Il y avait une note sur le sauf-conduit provenant de l’OC d’Avery détaillant les blessures reçues par les Marines lors de sa dernière mission. Tous ceux de l’escouade Alpha d’Avery avaient survécu avec des blessures mineures. Mais l’escouade Bravo n’avait pas été si chanceuse ; trois Marines étaient déclarés MAC1 et la vie du Sergent-Chef chef Byrne ne tenait qu’à un fil dans un vaisseau-hôpital de l’UNSC. La note ne disait rien à propos des pertes civiles. Mais Avery se souvenait de la force de l’explosion du camion et il n’avait nul doute qu’aucun d’eux n’ait survécu. Il essaya de ne pas y penser, laissant son esprit se vider, alors qu’il embarquait dans un train de voyageurs MagLev du spatioport pour aller jusqu’à la Zone. C’est seulement plus tard, quand Avery s’avança sur la plateforme surélevée de l’aérogare de Cottage Grove, que l’air chaud et humide de fin d’été de Chicago le ramena vraiment à la réalité. Alors que le Soleil ardent se couchait, il savoura la légère brise qui venait du Lac Michigan, dont les rafales tièdes frappaient les blocs Est-Ouest des immeubles en pierres grises décrépites, éparpillant les feuilles d’automne des allées d’érables.

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MAC : Morts Au Combat.

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Les bras chargés par son paquetage et portant son pantalon, sa chemise à col et sa casquette bleue de la Navy, Avery était trempé de sueur le temps qu’il atteigne Le Seropian, un centre de retraite d’après ce que lui avait dit l’ordinateur d’accueil, alors qu’il entrait dans l’étouffant hall de la tour. La tante d’Avery, Marcille, avait déménagé dans ce centre quelques années après qu’il ait rejoint les Marines, libérant le même appartement sans ascenseur sur l’avenue Blackstone qu’ils partageaient depuis que Avery était enfant. La santé de sa tante diminuait et elle avait besoin de soin supplémentaire. Et elle était surtout seule sans lui. Alors que Avery attendait un ascenseur qui l’emmènerait au trenteseptième étage, il observa une salle de détente remplie de résidents du Seropian, chauves et aux cheveux grisonnants. La plupart étaient amassés devant un écran vidéo branché sur une des nouvelles chaînes publiques du réseau COM. Il y avait un reportage sur une récente attaque Intra dans Epsilon Éridani, une série de bombardement qui avait tué des milliers de civils. Comme d’habitude, l’émission accueillait un porte-parole de l’UNSC qui niait catégoriquement que la campagne militaire était en train de faiblir. Mais Avery connaissait les faits : l’Insurrection avait déjà revendiqué un million de morts ; les attaques Intras devenaient plus efficaces et les représailles de l’UNSC plus lourdes. C’était une sale guerre civile qui ne s’améliorait pas. Un des résidents dans la salle de détente, un homme blanc avec des rides profondes et une couronne de cheveux gris, remarqua Avery et fronça les sourcils. Il souffla quelque chose à une large femme blanche, dans une robe volumineuse et débordant d’un fauteuil roulant, à ses côtés. Rapidement tous les résidents qui n’entendaient pas trop mal ou qui n’avaient pas une vue trop faible pour voir l’uniforme d’Avery se courbaient et gloussaient, certains avec respect et d’autres avec mépris. Avery avait failli se changer en civil dans la navette juste pour éviter ce genre de réaction gênante. Mais finalement il avait décidé de garder ses tenues bleues par égard pour sa tante. Elle avait attendu longtemps de voir son neveu rentrer à la maison bien habillé. L’ascenseur était encore plus chaud que le hall. Mais à l’intérieur de l’appartement de sa tante l’air était tellement glacial que Avery pouvait voir se respiration. — Tatie ? Appela-t-il, lâchant son paquetage sur le tapis bleu usé de son salon. Les bouteilles de bourbon qu’il avait achetées hors-taxe au spatioport tintèrent entre ses treillis bien pliés. Il ne savait pas si les médecins de sa tante la laissaient boire, mais il savait combien elle appréciait un mint julep de temps en temps. Où es-tu ? Mais il n’y avait pas de réponse. Les murs ornés de motifs à fleurs du salon étaient couverts de cadres de photos. Certaines étaient très anciennes, des images décolorées de parents morts il y a longtemps dont sa tante parlait comme si elle les avait connus personnellement. La plupart des cadres contenaient des photos holographiques : des images en trois dimensions de l’époque de sa 32

tante. Il vit sa favorite, celle avec sa tante debout sur la plage du lac Michigan dans un maillot de bain avec des rayures d’abeille et un large chapeau de paille. Elle faisait la moue à l’appareil photo et au photographe, l’oncle d’Avery, qui était mort avant que Avery soit né. Mais il y avait quelque chose qui n’allait pas avec les photos ; elles semblaient étrangement floues. Et alors que Avery avançait dans l’étroit couloir jusqu’à la chambre de sa tante et faisait glisser ses doigts parmi les plaques des cadres, il réalisa qu’elles étaient couvertes d’une fine couche de glace. Avery frotta la paume de sa main contre une large photo holographique proche de la porte de la chambre et le visage d’un jeune garçon apparu sous le givre. Moi, il grimaça, se rappelant le jour où sa tante avait pris la photo : mon premier jour à l’église. Oubliant la réalité, son esprit se remplit de souvenirs, le pincement suffocant de sa chemise blanche et fraichement amidonnée, l’odeur de la cire carnauba, généreusement étalé pour masquer les éraflures sur la pointe de ses énormes chaussures. En grandissant, les vêtements d’Avery étaient presque toujours usés, car ils avaient appartenu à des cousins éloignés qui n’étaient jamais vraiment assez grands pour sa carrure et ses larges épaules. « Juste à la bonne taille » disait sa tante, souriant et tenant les nouvelles pièces de sa garde-robe pour les inspecter. « Un vrai garçon est un garçon qui use ses vêtements. » Mais ses réparations et coutures minutieuses s’étaient toujours assurées que Avery paraisse sous son meilleur jour, surtout pour l’église. « N’es-tu pas magnifique maintenant », s’était extasiée sa tante le jour où elle avait pris la photographie gelée. Ensuite elle avait arrangé sa cravate en cachemire : « Tout comme ta mère et ton père » selon l’estimation d’une hérédité que Avery ne comprenait pas. Il n’y avait pas eu de photo de ses parents dans la vieille maison de sa tante, et il n’y en avait aucune dans son appartement maintenant. Bien qu’elle n’ait jamais dit une seule fois quelque chose de méchant à propos de ses parents, ces comparaisons aigres-douces avaient été ses seules louanges. — Tatie ? Tu es là ? demanda Avery, frappant doucement à la porte de sa chambre. Une nouvelle fois, il n’y eut pas de réponse. Il se rappela le bruit des voix élevées derrière d’autres portes fermées lors de la fin hargneuse du mariage de ses parents. Son père avait laissé sa mère si bouleversée qu’elle ne pouvait plus s’occuper d’ellemême, laissant seul un garçon énergique de six ans. Il lança un dernier regard à la photo holographique ; des chaussettes avec des diamants comme motif en dessous d’un pantalon sombre retroussé, un sourire confiant et pas moins sincère pour les sollicitations de sa tante. Puis il ouvrit la porte de sa chambre. Si le salon était un réfrigérateur, la chambre était un congélateur. Le cœur d’Avery fit un bond dans sa poitrine. Mais c’est seulement quand il vit la ligne de seize cigarettes intactes régulièrement séparées, une pour 33

chaque heure de la journée où elle est éveillée, sur sa table de chevet que Avery fut sûr : sa tante était morte. Il regarda son corps raide comme une planche sous les couches de couvertures crochetées et molletonnées, alors que la transpiration se glaça sur sa nuque. Puis il s’avança au pied du lit et s’assit dans un fauteuil usé où il resta le dos contre le froid pendant presque une heure, jusqu’à ce que quelqu’un ouvre la porte de l’appartement. — Elle est ici, marmonna un des aides-soignants du centre alors qu’il marchait à pas lourd dans le couloir. Un jeune homme avec un menton creux et des cheveux blonds longs jusqu’aux épaules regardait dans la chambre. Mon Dieu ! Il fit un bond en arrière en apercevant Avery. Qui êtes-vous ? — Depuis combien de jours ? demanda Avery. — Quoi ? — Depuis combien de jours est-elle étendue ici ? — Écoutez, à moins que je sache… — Je suis son neveu, grogna Avery, ses yeux fixés sur le lit. Depuis. Combien. De. Jours ? L’aide-soignant avala sa salive. — Trois. Puis avec un débit nerveux, Écoutez, on a été occupé, et elle n’avait pas, je veux dire, nous ne savions pas qu’elle avait de la famille dans le système. L’appartement est réglé sur automatique. Il descend audessous de zéro au moment où elle… L’aide-soignant s’arrêta lorsque Avery lui fit baisser les yeux. — Emmenez là, dit Avery catégoriquement. L’aide-soignant se dirigea vers son partenaire, plus petit et plus dodu, tremblant de peur dans le couloir derrière lui. Rapidement les deux hommes positionnèrent le brancard à côté du lit, défirent les couches de couvertures et transférèrent le corps en douceur. — Le registre dit qu’elle était évangéliste pro-messie. L’aide-soignant maniait maladroitement les sangles du brancard. Est-ce correct ? Mais le regard d’Avery était retourné vers le lit et il ne répondit pas. Sa tante était si frêle que son corps avait laissé une faible marque dans le lit en mousse. C’était une petite femme, mais Avery se rappelait comment elle avait paru grande et forte à ses yeux lorsqu’il avait six ans quand les services sociaux de la Zone l’avaient laissé sur le pas de sa porte, une montagne de l'amour maternel de substitution et de discipline à son égard. — Quelle est votre adresse COM ? poursuivit le maigre aide-soignant. Je vous dirai le nom du centre qui la prend en charge. Avery sortit les mains de ses poches et les posa sur ses genoux. L’aide-soignant ramassé remarqua les poings serrés d’Avery et toussa, un signal à son partenaire pour lui dire que c’était le moment de partir. Les deux hommes firent des va-et-vient avec le brancard jusqu’à ce qu’il sorte de la chambre, puis ils le cognèrent bruyamment dans le couloir avant de sortir de l’appartement. 34

Les mains d’Avery tremblaient. Sa tante avait été très faible pendant un certain temps. Mais dans leurs récentes correspondances COM, elle lui avait dit de ne pas s’inquiéter. Entendant ça, il avait voulu partir immédiatement, mais son OC lui avait ordonné de mener une dernière mission. Et ça n’avait fait du bien à personne, maudit Avery. Pendant que sa tante était mourante, il était accroché à un Hornet, encerclant le Jim Dandy sur Tribute. Avery sauta du fauteuil, se dirigea rapidement vers son paquetage et sortit un des cinq gins hors-taxes. Il attrapa sa veste de la Navy et bourra la flasque en verre dans une poche intérieure. Quelques instants plus tard, il était sorti de l’appartement. — Le Dog et Pony, demanda Avery à l’ordinateur d’accueil en se dirigeant vers le hall. Existe-t-il toujours ? — Ouvert tous les jours jusqu’à quatre heures du matin, répondit l’ordinateur à travers un petit haut-parleur dans le panneau de commande de l’ascenseur. Les extras sont gratuits pour les femmes. Dois-je appeler un taxi ? — Je marcherai. Avery dévissa le bouchon du gin et prit une généreuse gorgée. Puis il ajouta à lui-même : pendant que je le peux encore. La bouteille ne dura qu’une heure. Mais d’autres furent faciles à trouver, et une nuit d’alcool en devint deux puis trois. Gut Check, Rebound, Severe Tire Damage : c’étaient les noms des clubs remplis de civils intéressés par l’argent d’Avery et non pas par les histoires bafouillées expliquant comment il l’avait gagné, sauf pour une fille sur une scène peu éclairée lors d’une virée sur Halsted Street. La jolie rousse était si douée pour faire croire qu’elle écoutait que ça ne dérangeait pas Avery de faire semblant de n’avoir rien à faire du nombre de fois où il usait sa puce de crédit contre le lecteur ornée de bijoux à son nombril. L’argent attirait sa peau tachetée de rousseur, son odeur et son sourire nonchalant plus près de lui, jusqu’à ce qu’une main rugueuse attrape l’épaule d’Avery. — Fait attention à tes mains soldat, prévint un videur, sa voix dominant la musique sourde du club. Avery détourna le regard de la fille qui cambrait son dos au-dessus de la scène. Le videur était grand avec un gros bide que son col roulé noir pouvait à peine contenir. Ses bras épais étaient rembourrés d’une couche trompeuse de gras. Avery haussa les épaules. — J’ai payé. — Pas pour toucher. Le videur sourit avec mépris, révélant deux incisives en platine. Nous sommes un établissement classe. Avery attrapa une petite table ronde entre ses genoux et la scène. — Combien ? demanda-t-il, tendant sa puce de crédit. — Cinq cents. — Va te faire voir. — Comme j’ai dit. Classe.

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— J’ai déjà beaucoup dépensé… marmonna Avery. Son salaire de l’UNSC était modeste, et la plupart avaient été dépensées pour aider sa tante avec son appartement. — Oh, regardes maintenant ? Le videur pointa la fille du pouce. Elle se glissa lentement en arrière sur la scène et son sourire était maintenant un froncement de sourcils effrayé. Tu ferais mieux de parler gentiment, soldat. Le videur raffermit sa prise sur l’épaule d’Avery. Ce n’est pas une de ces traînées Intras avec qui tu avais l’habitude de sortir dans Epsi. Avery en avait marre de la main du videur. Il en avait marre d’être appelé soldat. Mais avoir un salaud de civil l’insulter, quelqu’un qui n’avait pas idée de ce dont il avait vraiment l’habitude de vivre en première ligne contre l’Insurrection ? C’était la goutte qui faisait déborder le vase. — Laisse-moi tranquille, gronda Avery. — Nous allons avoir un problème ? — Ça dépend de toi. Avec sa main libre, le videur passa sa main dans son dos et tira une barre de métal de sa ceinture. — Pourquoi n’irions-nous pas dehors toi et moi ? D’un coup de poignet, la barre doubla de longueur et révéla une pointe électrique. C’était un « humbler » paralysant. Avery avait vu des interrogateurs de l’ONI donner des coups à un prisonnier Intra avec un de ces engins. Il savait à quel point ils étaient douloureux, et bien que Avery doutait que le videur ait autant de technique avec le humbler qu’un espion de l’ONI, il n’avait aucune intention de finir tressaillant dans une flaque de sa propre urine sur le sol de cet établissement classe. Avery attrapa sa boisson, posé au milieu de sa table. — Je suis très bien ici. — Écoute-moi, crâne rasé, fils de… Mais le mouvement d’Avery n’était qu’une feinte. Alors que le videur se penchait en avant pour poursuivre, Avery saisit son poignet et le tira par-dessus son épaule. Puis il tira un coup, le cassant au niveau du coude. La fille sur la scène cria quand un os irrégulier déchira la chemise du videur, éclaboussant de sang son visage et ses cheveux. Alors que le videur hurlait et tombait à genoux, deux de ses partenaires, semblablement habillés et formés, se précipitèrent en avant jetant les chaises sur leurs chemins. Avery se redressa et se tourna face à eux. Mais il était plus saoul qu’il ne le pensait et ne put esquiver un premier coup sur l’arête de son nez qui rejeta sa tête en arrière et envoya son propre sang vers la scène. Avery se débattit entre les bras écrasant des videurs. Mais alors qu’ils le faisaient sortir par la porte arrière du club, un d’eux glissa sur l’escalier en métal menant dans l’allée. À ce moment, Avery fut capable de se libérer, du mieux qu’il put et s’éloigna en titubant du bruit des sirènes qui se rapprochaient avant que deux berlines bleues et blanches déposant quatre des meilleurs hommes de la Zone sur le pas de la porte du club.

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Chancelant le long des trottoirs bondés de Halsted, son uniforme maintenant aussi sale qu’un treillis de combat, Avery fuyait les regards accusateurs vers un petit espace crasseux en dessous d’un élévateur riveté pour la ligne locale du MagLev. Un support réutilisé de l’ancien chemin de fer surélevé de Chicago encore reconnaissable malgré les siècles de soutènement. Avery bourra un sac-poubelle en plastique vert entre lui et l’élévateur, et s’enfonça dans une hébétude agitée. Rends-moi fière, fais ce qui est juste. C’était les instructions de sa tante le jour de son enrôlement, ses doigts petits, mais forts se levant pour prendre dans ses mains son menton de dix-neuf ans. Deviens l’homme que je sais que tu peux être. Et Avery avait essayé. Il avait quitté la Terre prêt à combattre pour elle et ceux comme elle, convaincus par l’UNSC qu’ils étaient des innocents dont les vies étaient menacées par des hommes hostiles, mais exactement comme lui. Des meurtriers. Des Intras. L’ennemi. Mais où était la fierté ? Et qu’était-il devenu ? Avery rêvait d’un garçon étranglé par les bras d’une femme avec un détonateur, imaginant le tir parfait qui aurait sauvé tout le monde dans le restaurant et ses collègues Marines. Mais au fond de lui il savait qu’il n’y avait pas de tir parfait. Il n’y avait pas de balle magique qui pourrait arrêter l’Insurrection. Avery sentit un frisson qui le réveilla en sursaut. Mais c’était seulement le grondement quasi silencieux d’un MagLev au-dessus de sa tête qui avait déplacé le sac-poubelle, plaçant le dos d’Avery contre le métal transpirant de l’ancienne entretoise. Il se pencha en avant et mis sa tête entre ses genoux. — Je suis désolé, dit-il d’une voix rauque, souhaitant que sa tante soit en vie pour l’entendre. Puis il s’endormit sous le poids de sa perte ajoutée à ceux de sa culpabilité et de sa colère. Le Lieutenant Downs claqua la porta de sa berline bleu marine avec assez de force pour faire trembler le véhicule sur ses quatre épais pneus. Il avait mis le grappin sur le garçon, prêt à l’engager. Mais par la suite les parents eurent vent de ses efforts et tout s’écroula. Si Downs n’avait pas eu son uniforme, le père aurait probablement donné un bon coup de poing. Bien qu’il n’ait plus le physique pour être sur le terrain, le recruteur du Corps des Marines de l’UNSC avait toujours une carrure imposante. Alors que le Lieutenant se remémorait sa liste de recrues potentielles, le petit groupe principalement de jeunes hommes qui avait montré un quelconque intérêt lors de ses appels inopinés et de ses approches dans la rue, il se rappela qu’il n’était pas facile de recruter des soldats en période de guerre. Avec une guerre aussi brutale et impopulaire que celle contre l’Insurrection, son travail était presque impossible. Et son OC s’en moquait. Le quota de Downs était de cinq nouveaux Marines par mois. Il ne lui restait qu’une semaine et il n’en avait même pas embarqué un. 37

— Il se fout de ma gueule… Le Lieutenant grimaça alors qu’il faisait le tour de sa voiture par l’arrière. Quelqu’un avait utilisé une bouteille de spray rouge pour gribouiller LES INTRAS DEHORS sur le gros pare-choc de son véhicule. Downs se passa la main sur ses cheveux coupés ras. C’était un slogan de plus en plus populaire, un cri de ralliement pour les citoyens du monde-mère les plus libéraux qui pensaient que la meilleure façon pour arrêter le massacre dans Epsilon Éridani était simplement d’abandonner le système, retirer les militaires et donner aux Insurgés l’autonomie qu’ils voulaient. Le Lieutenant n’était pas un politicien. Et bien qu’il doutait que le commandement des Nations Unies veuille un jour calmer les Intras, il était sur de quelques choses : la guerre était toujours en cours, le Corps des Marines était une armée de volontaires et il ne lui restait que peu de jours pour emplir son quota avant que quelqu’un avec beaucoup plus de médailles que lui, lui passe un autre savon. Le Lieutenant ouvrit le coffre de la berline et prit sa casquette ainsi que son porte-documents. Alors que le coffre se fermait automatiquement, il allongea le pas en direction du centre de recrutement, une devanture reconvertie dans un centre commercial du vieux Chicago vers le Nord. En s’approchant de la porte, Downs remarqua un homme affalé contre celle-ci. — 48789-20114-AJ, marmonna Avery. — Répétez ? demanda Downs. Il reconnaissait un matricule de l’UNSC quand il en entendait un. Mais le Lieutenant n’arrivait toujours pas à croire que l’ivrogne à l’extérieur de son bureau était le Sergent-Chef du Corps des Marines indiqué par les quatre chevrons dorés sur la manche de son uniforme crasseux. — Il est valide, dit Avery relevant la tête. Vérifiez. Le Lieutenant recadrait ses soldats. Il n’avait pas l’habitude de recevoir ses ordres d’un sous-officier. Avery cracha. — Je suis déserteur. Depuis vingt-sept heures. Cela attira l’attention de Downs. Il ouvrit son porte-documents dans le creux de son coude et prit son terminal COM. — Redites-le-moi, demanda-t-il, tapant rapidement le matricule lentement répété par Avery de son index. Quelques secondes plus tard, les états de service d’Avery apparurent sur le terminal. Les yeux du Lieutenant s’agrandirent quand une longue liste de citations méritoires et d’éloges de combat défila sur l’écran monochrome. ORION, KALÉIDOSCOPE, TANGLE-WOOD, TREBUCHET. Des douzaines de programmes et d’opérations dont pour la plupart Downs n’en avait jamais entendu parler. Un message prioritaire de FLEETCOM, les quartiers généraux de la Navy et du Corps des Marines sur Reach, était joint au fichier d’Avery.

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— Si vous êtes un déserteur, personne ne semble s’en préoccuper. Downs remit son terminal dans son porte-documents. En fait, j’ai le plaisir de vous informer que votre demande de transfert a été approuvée. Pendant un moment, les yeux fatigués d’Avery lancèrent des éclairs de méfiance. Il n’avait pas demandé de transfert. Mais dans son état actuel, tout semblait mieux que d’être renvoyé dans Epsilon Éridani. Ses yeux s’assombrirent un peu plus. — Où ? — Ce n’est pas dit. — Du moment que c’est calme, marmonna Avery. Il laissa tomber sa tête contre la porte du centre de recrutement, juste entre les jambes d’un Marine en tenue de combat sur un poster scotché à l’intérieur sur la porte et qui disait : DRESSEZ-VOUS. COMBATTEZ. SERVEZ. Avery ferma ses yeux. — Hé ! Dit Downs d’un ton bourru. Vous ne pouvez pas dormir là, Marine. Mais Avery ronflait déjà. Le Lieutenant grimaça, souleva un des bras d’Avery par-dessus son épaule et le transporta jusqu’au siège arrière de sa berline. En sortant du parking du centre commercial, Downs se demanda si enrôler un seul héros de guerre déserteur était aussi bien qu’engager cinq recrues, si cela serait assez bien pour rendre son OC content. — Spatioport des Grands Lacs, aboya-t-il à sa berline. L’itinéraire le plus rapide. Downs hocha la tête lorsqu’une carte holographique se matérialisa sur la surface intérieure du pare-brise incurvé. Si seulement je pouvais avoir cette chance.

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Chapitre 3 PARCELLE MISSIONNAIRE COVENANTE PRÈS DU SYSTÈME EPSILON INDI, 23E ÂGE DU DOUTE

Regardant les conteneurs remplis de fruits mûrs du vaisseau étranger, Dadab commença à saliver. Il ne voyait que rarement autant de mets délicats et étant seul il avait une chance de les manger. Dans la société Covenante, l’union d’espèces à laquelle Dadab appartenait, sa race, les Unggoys, était d’un rang inférieur dans l’ordre hiérarchique. Ils étaient habitués à faire des pieds et des mains pour des broutilles. Mais ils n’étaient pas seuls. Près de la base d’une des piles de caisses, trois Kig-Yars se querellaient pour un tas de melons particulièrement juteux. Dadab essaya de passer discrètement devant les créatures reptiles hurlantes. Même s’il avait le rang de Diacre sur le vaisseau Kig-Yar, le Minor Transgression, il n’était pas le bienvenu dans l’équipage. Même dans les meilleures circonstances possible l’alliance des deux espèces n’était pas sans accrocs. Mais après un long voyage avec des provisions se volatilisant, si elles n’étaient pas arrivées sur le vaisseau étranger quand elles le devaient, bien qu’en en riant à moitié Dadab eut presque peur que les Kig-Yars le dévorent à la place. Un morceau de melon fila dans l’air et vint s’écraser sur la tête bleugris de Dadab d’un grand claquement sirupeux, étalant du jus sur sa tunique orange. Comme le reste de son corps, la tête des Unggoys était recouverte d’un exosquelette dur et le choc ne lui fit même pas mal. Mais les trois Kig-Yars éclatèrent d’un rire aigu en même temps. — Une offrande pour Sa Sainteté ! L’un d’eux ricana entre ses dents aiguisées comme des rasoirs. C’était Zhar, le leader de la petite clique, facilement discernable des deux autres par la taille et le rose foncé de l’épine flexible qui ornait l’arrière de son crâne fin. Sans s’arrêter de marcher, Dadab renifla fortement, délogeant ainsi des morceaux de pelure qui s’étaient logés dans un des conduits circulaires du masque qui recouvrait son museau et sa large bouche. Contrairement aux Kig-Yars, qui étaient assez à l'aise dans l’environnement riche en oxygène du vaisseau étranger, les Unggoys respiraient du méthane. Le gaz remplissait un réservoir pyramidal sur le dos de Dadab et circulait vers son masque via des tubes intégrés dans les harnais du réservoir. D’autres melons volèrent en direction de Dadab. Mais il avait dépassé les Kig-Yars à présent et ignorait les projectiles collants qui s’écrasaient 40

contre son réservoir. Ennuyés par son désintérêt, les lanceurs retournèrent à leur querelle insignifiante. Minor Transgression faisait partie de la vaste flotte de vaisseaux missionnaires du Ministère de la Tranquillité Covenant, des vaisseaux ayant pour mission d’explorer les frontières de l’espace contrôlé par les Covenants. Diacre était le rang le plus bas dans le Ministère, mais c’était aussi la seule position possible pour l’espèce de Dadab, l’un des quelques travaux qu’un Unggoy peut avoir et qui n’implique pas de se tuer à la tâche ou de risquer sa vie sur un champ de bataille. Tous les Unggoys ne sont pas qualifiés pour le poste de Diacre et Dadab avait fait la différence parce qu’il était plus malin que les autres, plus habile à comprendre les Écritures Saintes Covenant et expliquer ces lois aux autres. L’Alliance Covenante n’était pas juste un ordre politique et militaire. C’était une union religieuse où tous les membres s’engageaient à être loyaux envers les leaders théocratiques suprêmes, les Prophètes, et leurs croyances envers une ancienne technologie supérieure, des reliques laissées derrière par une race de créatures éteinte connue sous le nom des Forerunners. Trouver ces restes de technologie dispersées était la raison pour laquelle le Minor Transgression était de sortie dans le noir profond, à des centaines de cycles de l'habitat Covenant le plus près. Étant Diacre, il était de la responsabilité de Dadab de faire en sorte que les Kig-Yars suivent toutes les Écritures applicables tout au long de leur recherche. Malheureusement, depuis qu'ils avaient embarqué sur le vaisseau étranger, les membres de l'équipage avaient été tout sauf obéissants. Murmurant dans son masque, Dadab poussa une rangée de conteneurs. Quelques-uns étaient forcés et ils devaient sauter par dessus des morceaux de fruits à demi mâchés que les Kig-Yars avaient laissé dans leur course à goûter toutes les délicatesses du vaisseau. Dadab douta qu’un quelconque conteneur pût contenir des objets intéressants pour les Prophètes. Mais étant Diacre, il était toujours supposé superviser les recherches, au moins offrir une bénédiction, spécialement si des objets appartenant aux étrangers étaient encore inconnus aux Covenants. Aussi concentrés que puissent l'être les Prophètes sur la recherche des reliques, ils étaient toujours avides d'ajouter des nouveaux adhérents à leur foi. Bien que cette tâche était la responsabilité du Ministère de la Conversion, Dadab était le seul religieux officiel présent, et il voulait être sûr qu'il suivait toutes les procédures applicables. Le Diacre savait de bons résultats aujourd’hui pouvait garantir une promotion par la suite. Et il voulait désespérément quitter le Minor Transgression et postuler quelque part où il ne serait pas juste responsable de garder un œil sur des reptiles bipèdes irrévérents. Plus que toute autre chose, le Diacre voulait prêcher, pour un jour devenir un leader spirituel pour les Unggoys moins chanceux que lui. C'était un

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objectif ambitieux, mais comme la plupart des vrais croyants, la foi de Dadab e reposait sur une grande quantité d'espoir. À la fin de la rangée de conteneurs se trouvait un ascenseur mécanique qui s'élevait le long de la coque. Dadab fit un pas sur l'ascenseur et regarda les contrôles. Levant un de ses avant-bras épineux, il pressa un bouton qui semblait indiquer le haut, et bougonna joyeusement quand l'ascenseur glissa le long du mur. Un passage étroit conduisait du haut de l'ascenseur vers l'unité de propulsion ruinée du vaisseau. Une odeur immonde saisit Dadab alors qu’il avançait dégoûté, à travers une porte-cloison étanche. Il désactiva les membranes olfactives de son masque. La pile de mucus fibreux au centre de la cabine devant était très facilement reconnaissable, c'était là où les Kig-Yars avaient choisi de déféquer. Doucement, Dadab glissa l'un de ses pieds plats, avec quatre doigts de pied à travers les résultats collants de la digestion de Kig-Yars gavés de fruits jusqu'à ce qu'il touche quelque chose de métallique : la petite boîte qui avait essayé de s'entretenir avec les circuits de communications du Minor Transgression. Trouver le vaisseau étranger n'était dû qu'à la chance. Le vaisseau Kig-Yar était alors entre deux sauts, conduisant une des missions de recherche planifiée pour trouver des reliques, quand il détecta un brin de radiation à moins d'un cycle de leur position. En premier lieu la meneuse des Kig-Yars, une femelle Capitaine de vaisseau prénommée Chur'R-Yar, pensa qu'ils pouvaient être attaqués. Mais quand ils se sont approchés du vaisseau, même Dadab pouvait voir qu'il avait simplement souffert de quelques erreurs de pilotage. Même dans ce cas, Chur'R-Yar voulait s'assurer qu'ils étaient hors de danger. Déchaînant un barrage complet de lasers du Minor Transgression, elle grilla les moteurs du vaisseau et envoya Zhar à bord pour faire taire la boîte, faire en sorte qu'elle ne puisse plus crier à l'aide. Dadab avait peur que Zhar soit trop agressif et qu'il n’abime l'un des objets de sauvetage qui pourrait l'aider à obtenir sa promotion pour quitter le vaisseau Kig-Yar, mais il ne pourrait jamais l'avouer à Chur'R-Yar. Il connut plusieurs autres Diacres Unggoys qui avaient eu des « accidents » pour des actes déloyaux similaires. Finalement, la Capitaine lui avait donné la permission de récupérer la boîte, Dadab supposa qu'elle aussi avait réalisé l'importance de cet objet pour le Ministère de la Conversion. Elle aurait pu s'en charger elle même, bien sûr. Mais alors que Dadab regardait les excréments couler sur ses mains, il réalisa que Chur'R-Yar l'avait probablement envoyé lui parce qu'elle savait exactement ce qu'il aurait fallu faire pour récupérer la boîte. Tenant le butin pestilentiel à bout de bras, le Diacre rebroussa chemin. Après avoir évité un autre barrage de la part des Kig-Yars, il avança rapidement à travers un passage ombilical menant au Minor Transgression. Il se dépêcha d'aller dans la suite du vaisseau remplie de méthane, la seule pièce constamment remplie de ce gaz, et détacha 42

avidement les boucles de son harnais. Alors qu'il recula dans un enfoncement triangulaire dans un des murs de la pièce carrée, un compresseur caché crépita et commença à remplir son réservoir. Dadab retira son harnais et balança ses avant-bras surdimensionnés par-dessus son torse. Sa mâchoire était douloureuse à cause des joints de son masque, il l'arracha et le jeta. Mais avant que le masque touche le sol, il fût intercepté par un geste irisé aussi rapide que la lumière. Il y avait un Huragok qui flottait au centre de la suite, une créature avec une tête voûtée et un museau allongé tenue en l'air par une collection de poches roses translucides remplies avec une variété de gaz. Quatre membres antérieurs poussaient de sa colonne vertébrale, des tentacules pour être exact, l'une tenant le masque de Dadab. Le Huragok approcha le masque près d'une rangée de glandes sensorielles sombres le long de son museau, et l'inspecta minutieusement. Puis il tourna deux de ses tentacules dans un mouvement rapide et étonné. Dadab tordit les doigts d'une de ses mains durcies pour qu'ils s'accordent à la disposition de base des membres du Huragok : quatre bouts de doigts, pointant de près le torse du Diacre. < Non, abimé, je, fatigué, porter. > Ses doigts s'écartèrent et se contractèrent, se plièrent et se chevauchèrent quand ils formèrent le mouvement unique de chaque mot. Le Huragok laissa échapper un gémissement de déception d'une valve sphinctérienne d'une de ses poches. L'émission le propulsa derrière Dadab jusqu'au réceptacle du réservoir où il accrocha le masque à un crochet qui dépassait du mur. < Est-ce que vous avez trouvé l'appareil ? > Demanda le Huragok, tournant le dos à Dadab. Le Diacre tendit la boîte, et les tentacules du Huragok frétillèrent d'excitation : < Puis-je toucher ce que je vois ? > < Toucher, oui, sentir, non. > répondit Dadab. Mais les relents Kig-Yars de la boîte ne dérangeaient pas le Huragok ou alors il ne comprit pas la blague de Dadab. Il enroula un tentacule autour du butin étranger et le leva avidement vers son museau. Dadab s'affala sur une palette de coussins près du distributeur de nourriture. Il déroula une tétine reliée à une bobine de tuyau flexible, l'inséra dans sa bouche et commença à téter. Aussitôt, une mixture peu appétissante afflua dans le tube et dans son gosier. Il regarda le Hugarok focalisé sur la boîte étrangère, ses poches gonflants et se dégonflant dans quelle expression ? D'impatience ? Il avait fallu tout le voyage au Diacre pour comprendre le langage des signes de la créature. Il pouvait seulement deviner les nuances des émotions de ses vessies. En effet, il lui avait fallu plusieurs cycles juste pour apprendre le nom du Huragok : Lighter Than Some. Dadab connaissait les bases de la reproduction des Huragoks, ou plutôt de la création des Huragoks. Les créatures manufacturaient leur 43

progéniture grâce à de la matière organique déjà disponible avec la même adresse que les cils des tentacules, lesquelles Lighter Than Some était en train d'utiliser pour faire un trou net dans la boîte étrangère. C'était vraiment un processus fabuleux, mais ce que Dadab trouvait le moins commun était le fait que la partie la plus difficile pour des parents Huragok était de faire que leur création flotte parfaitement, pour les remplir avec le mélange exact de gaz. Comme résultat, le nouveau Huragok flottera ou non, et leurs parents choisiront leur nom selon le cas : Far Too Heavy, Easy To Adjust, Lighter Than Some. Serrant la tétine entre ses dents, Dadab inhala par son nez, remplissant ses poumons à leur capacité maximum. Le méthane dans la suite n'était que le méthane défraîchi qu'il transportait sur son dos, mais il était bon de respirer sans encombrement. Alors qu'il regardait Lighter Than Some insérer ses tentacules dans la boîte et examiner l'intérieur avec attention, Dadab se rappela encore une fois combien il aimait la compagnie de cette créature. Il y eut une multitude de Huragoks durant les voyages d'entraînement qu'il eut pendant son éducation au séminaire du Ministère. Mais ils étaient solitaires et étaient seulement concentrés sur garder leurs vaisseaux en bon état de marche. Ceci explique pourquoi Dadab fut très surpris quand Lighter Than Some eut porté ses membres vers sa direction en premier, répétant un seul mouvement encore et encore jusqu'à ce que le Unggoy réalise qu'il essayait de lui dire un simple : < Bonjour ! > Soudainement, Lighter Than Some secoua ses tentacules hors de la boîte, et recula comme s’il était choqué. Les vessies du Huragok se remplirent, et commença à agiter l’air de ses membres en un discours spastique. Dadab se démenait pour tenter de le suivre. < Intelligence !... Coordonnées... !... Sans doute les étrangers... Même plus que nous autres ! > < Arrête ! > Dadab l’interrompit, crachant la tétine à nourriture et se remettant sur ses pieds. < Répète ! > Avec un effort visible, le Huragok força ses tentacules à s'enrouler plus doucement. Dadab le regardait en fronçant les sourcils. Finalement, il comprit ce que voulait dire Lighter Than Some. < Toi, certain ? > < Oui ! La Maîtresse du vaisseau doit être prévenue ! > Minor Transgression n'était pas un gros vaisseau. Et dans le même temps que Dadab prit pour renfiler son réservoir, en faisant tout son possible pour ne pas froisser sa tunique, lui et le Huragok étaient sortis de la suite et descendaient le couloir central du Minor Transgression menant au pont. — Vous feriez mieux de retirer votre masque, dit la Maîtresse de vaisseau après que Dadab ait, tout essoufflé, donné l'évaluation de Lighter Than Some, ou alors apprenez à parler plus clairement. Chur'R-Yar était 44

perchée sur une chaise de commande volante. Sa peau jaune pâle faisait d'elle la chose la plus brillante sur le petit pont sombre. Dadab déglutit deux fois pour nettoyer quelconque résidu dans sa gorge et recommença. — L'appareil est une collection de circuits similaires fonctionnant comme ceux qui courent à l'intérieur de notre vaisseau. — Mon vaisseau, interjeta Chur'R-Yar. Dadab grimaça. — Oui, bien évidemment. Pour la énième fois, il espérait que la Maitresse de vaisseau partagerait le plumage hérissé de Zhar. Les appendices changent de couleur par rapport à l'humeur du mâle des espèces. À l'instant même le Diacre était désespéré d'évaluer le niveau d'impatience de Chur'R-Yar. Mais comme toutes les femelles Kig-Yars, l'arrière de la tête de la Maitresse de vaisseau était recouvert avec un durillon marron foncé, une peau épaisse parsemée d’un amalgame de bleus qui donnait l’impression que ses épaules serrées étaient encore plus voûtées qu'elles ne l’étaient déjà. Dadab décida de jouer la carte de la sûreté et en vain au fait. — La boîte est une sorte de dispositif de navigation. Et aussi elle est endommagée… Le Diacre gesticula discrètement au Huragok, qui monta sur un panneau de contrôle accroché au mur. Il se souvient toujours de son point de départ. Lighter Than Some tapota le bout de ses tentacules contre les boutons lumineux du panneau. Aussitôt, un hologramme en trois dimensions représentant l'espace autour du Minor Transgression fusionna en une cellule holographique devant la chaise de Chur'R-Yar. La cellule était simplement l'espace entre deux lentilles de verre noir : l'une construite dans un piédestal en platine, et l'autre encastré dans le plafond du pont. Comme la plupart des surfaces du vaisseau Kig-Yar, le plafond était recouvert d'un métal violet qui, réfléchissant la lumière de l'hologramme, affichait un diagramme hexagonal sombre, une grille de Béryllium sous-jacente. — On y était. Dadab commença lorsqu'un triangle rouge représentant le vaisseau Kig-Yar apparut sur la projection. Quand on a enregistré la fuite de radiation du vaisseau étranger. Alors qu'il continuait, la projection contrôlée par Lighter Than Some tourna et zooma, présentant des icônes additionnelles comme demandé. C'est ici que nous avons établi le contact. Et c'est ici que Light…, c'est ici que votre Huragok pense que le vaisseau a commencé son voyage. La Maitresse de vaisseau tourna l'un de ses yeux rouge rubis et globuleux vers le système lumineux. C'était en dehors de la parcelle missionnaire que le Ministère l'avait chargée de surveiller, au-delà des frontières de l'espace Covenant, bien que Chur'R-Yar savait que c'était une hérésie de suggérer une telle limite. Les Prophètes croyaient que les Forerunners dominaient la galaxie entière, ainsi chaque système était un sol sacré, un dépositaire potentiel d'importantes reliques. 45

— Et sa destination ? demanda Chur'R-Yar, sa longue langue cliquetant contre le haut de sa bouche en forme de bec. Le Diacre fit encore signe au Huragok. La créature cria par l'une de ses vessies et claqua deux de ses membres. — J'ai bien peur que cette donnée ait été perdue, répondit Dadab. La Capitaine serra ses poings autour des accoudoirs de sa chaise. Elle détestait le fait que le Unggoy ait appris le langage du Huragok, le fait que le Diacre servait maintenant comme intermédiaire entre elle et un membre de son équipage. Ce n'était pas la première fois qu'elle considérait perdre le Diacre dans un sas. Mais alors qu’elle regardait le système inexploré, elle réalisa que le pieu suceur de gaz était soudainement devenu un grand atout bien utile.

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Chapitre 4 HARVEST, MONDE-COLONIE DE L’UNSC, SYSTÈME EPSILON INDI, 21 DÉCEMBRE, 2524

Durant son voyage depuis la Terre, l’ordinateur de la salle de cryogénisation de la corvette d’attaque rapide Two for Flinching plongea Avery dans un long sommeil cyclique. À sa demande, les circuits permirent à Avery de profiter d’une promenade anabolisante, l’amenant à travers le rêve REM1 aussi rapidement et souvent que voulu. Tout cela était rendu possible grâce à des ajustements minutieux de l’atmosphère réfrigérante de la capsule cryogénique d’Avery et l’application judicieuse de produits pharmaceutiques injectables, des médicaments qui contrôlaient à la fois la fréquence et la durée des cycles de sommeil des sujets cryogénisés tout en influençant le contenu de leurs rêves. Mais, quel que soit le type de médicaments que Avery avait eu avant d’être congelé, il rêvait toujours exactement de la même chose : la pire de ses missions contre les Insurgés, une série d’images instantanées reconstituant l’opération qu’il venait tout juste de terminer. Même si les détails sanglants de ces missions étaient des choses auxquelles Avery aurait préféré ne faire l’expérience qu’une seule fois, la véritable horreur de ses rêves suggérait qu’il avait fait bien plus de mal que de bien. La voix de sa tante résonnait dans sa tête… Rends-moi fière, ne fais que ce qui est juste. L’ordinateur cryogénique observa une forte activité dans le cerveau d’Avery, un effort pour se sortir du REM, et augmenta le dosage. Two for Flinching venait juste de sortir du Sous-espace et se dirigeait vers sa destination. Il était temps pour l’ordinateur d’initier le dégel d’Avery, c’était la procédure standard pour laisser le sujet rêver tout au long la séquence. Les médicaments agirent, et Avery sombra. Et le spectacle d’image dans ses yeux continua à défiler… Un transporteur s’abima dans en bordure de route, l’engin en flamme crachait de la fumée. Une première série d’acclamations provint des autres Marines dans une tour de contrôle, pensant que Avery venait juste

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REM : Rapid Eye Movement (mouvement oculaire rapide), nom donné à l'étape du sommeil paradoxal durant laquelle les globes oculaires s'agitent rapidement alors que le dormeur rêve.

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d’abattre un kamikaze Intra. Puis ils prirent conscience que leur unité ARGUS avait mal fonctionné, et que le conducteur mort du transporteur civil n’avait rien fait si ce n’est que de faucher le mauvais chargement. Avery n’avait seulement été que quelques mois en dehors du camp d’entraînement, et la guerre l’avait déjà aigri Si vous écoutiez la propagande soigneusement élaborée de l’UNSC, tous les Intras étaient tous à mettre dans le même sac : après deux siècles de cause commune, des groupes isolés de colons commencèrent à s’agiter pour une plus grande autonomie, pour la liberté d’agir sur leur monde dans leurs meilleurs intérêts, et non ceux de l’empire dans son ensemble. Au commencement, un nombre important de personnes éprouvait une certaine sympathie pour la cause Intra. Les Insurgés étaient à juste titre gênés de se faire dicter comment ils devaient gérer leurs vies, quel travail prendre, combien d’enfants à faire, par les bureaucrates de l’AAC1 ; des directives bien souvent maladroites d’un procureur basé sur Terre avec une compréhension de plus en plus faible des difficultés singulières des colonies. Mais cette sympathie s’évapora rapidement lorsque, après des années frustrantes de négociations sans issues, les factions Intras les plus radicales abandonnèrent la politique au profil de la violence. Dans un premier temps, ils frappèrent les cibles militaires et les sympathisants connus de AAC. Mais, alors que le conseil de sécurité engageait des opérations anti-insurrectionnelles, de plus en plus de gens innocents furent pris entre les deux feux. En tant que recrue, Avery ne comprit pas pourquoi l’insurrection n’avait pas éclaté dans les systèmes extérieurs tels que Cygnus, où les colons de même origine ethnique étaient unis dans une croyance commune, une des principales raisons de l’effondrement du vieux système sur Terre de l’ONU au profil de la montée des Nations Unies comme force unificatrice. Au lieu de cela, les combats avaient éclaté là où l’UNSC était le mieux équipé pour les stopper : Epsilon Éridani, le système le plus soigneusement administré et le plus peuplé après le système solaire. Avec toutes les ressources à sa disposition dans ce système, Avery se demandait pourquoi l’UNSC n’avait pas été en mesure de pacifier les Intras avant que les évènements deviennent incontrôlables. Les universités dans la contingence de FLEETCOM sur Reach, la cour de justice, la zone industrielle de Tribute, pourquoi ces puissantes institutions qui étaient les moteurs de la prospérité économique ne pouvaient-elles pas mettre au point un plan acceptable pour les deux camps ? Alors que la guerre se prolongeait, Avery en vint à réaliser que tous ces moyens connaissaient le même problème : à Epsilon Éridani, l’UNSC avait trop à perdre.

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AAC : Autorité Administrative Coloniale.

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Avery tressaillit en réagissant à la hausse de sa température corporelle. Mais aussi en raison des images vivifiantes dans sa tête… Des maisons parsemées d’impacts de tirs d’armes. Un boom inattendu. Des corps éparpillés autour de l’éclat d’obus brûlant du transport blindé en tête de convoi. Des éclats de lumière toits provenant des canons des armes à feu du haut des. Une course afin de se couvrir à travers le carnage. Des ricochets et des conversations radio. Des panaches de phosphores provenant des munitions qui étaient tombés du drone. Des femmes et des enfants courant dans les maisons en flamme laissant des empreintes dans le sang épais comme du caramel. Ses yeux roulaient derrière ses paupières. Avery se souvint des instructions de sa tante : deviens l’homme que je te sais capable d’être. Il lutta pour bouger ses membres drogués, mais l’ordinateur augmenta la dose et le maintenu en place. La scène cauchemardesque finale ne pouvait pas être arrêtée… Un restaurant bondé en bordure de route. Une femme désespérée entourée d’hommes acharnés. Les coups de pied d’un enfant s’étouffant. Un père se précipitant au moment où Avery allait faire feu, les réduisant tous en cendres sous la chaleur et le choc qui envoyèrent son Hornet à la dérive. Avery se réveilla et haleta, projetant une bouchée de vapeur de congélation qui remplissait sa capsule cryogénique. Rapidement, l’ordinateur lança une purge d’urgence. D’une manière ou d’une autre, malgré plus de trois fois la quantité recommandée de sommeil-inducteur, Avery s’était délesté des étapes finales de la fonte de la glace. L’ordinateur nota n’anomalie, retira soigneusement l’IV 1 d’Avery et le cathéter, et ouvrit le tube incurvé fait d’un couvercle en plastique transparent. Avery roula sur un coude, se pencha sur le bord de son tube, et toussa, d’une toux violente et humide. Alors qu’il reprenait son souffle, il entendit le claquement des pieds nus sur le plancher caoutchouté de la salle. Un instant plus tard, une petite serviette carrée apparue au bas de son champ de vision — Je l’ai, cracha Avery. Dégage. — De zéro à enfoiré en moins de deux. Une voix d’homme, pas beaucoup plus âgé que Avery. Jai déjà rencontré des gaillards qui sont plus rapides. Mais ce n’est pas mal. Avery leva les yeux. Comme lui, l’homme était nu. Mais sa peau était anormalement pâle. Des cheveux blonds commençaient tout juste à pousser après son récent rasage de tête, tout comme les premières touffes de soie sur un épi de maïs. Le menton de l’homme était long et étroit. Quand il souriait, ses joues creuses se gonflaient malicieusement.

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Intraveineuse.

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— Healy. Officier de Première Classe. Infirmier. Tout ceci signifiait que Healy était de la Navy, pas un Marine. Mais il semblait assez sympa. Avery arracha sa serviette, s’essuya le visage proprement rasé et le menton. — Johnson. Sergent-Chef. Le sourire de Healy s’élargit. — Et bien, au moins je n’ai pas à vous saluer. Avery balança ses jambes hors de la capsule cryogénique et laissa ses pieds tomber sur le sol. Sa tête paraissait enflée, prête à éclater. Il respira profondément et essaya de faire disparaître cette sensation passagère. Healy inclina la tête vers une porte de cloison à l’autre bout de la baie. — Allez, les casiers son de ce côté. Je ne sais pas quel type de rêve vous avez fait. Mais le mien n’impliquait pas de rester assis à mater les couilles d’un autre mec. Avery et Healy s’habillèrent, récupérèrent leur barda, et se rendirent au modeste hangar du Two for Flinching. Les corvettes étaient la plus petite classe de navire de l’UNSC et ne transportaient aucun combattant. En fait, il avait à peine la place dans le hangar pour une navette SKT-13, une version plus grande des classiques nacelles de sauvetage bulbeuses Bumblebee dans toute la flotte. — Asseyez-vous et accrochez-vous, aboya le pilote de la navette audessus de son épaule lorsque Avery et Healy montèrent à bord. La seule raison pour laquelle nous nous sommes arrêtés est de vous déposer tous les deux. Avery rangea sa valise et glissa dans un des sièges centraux du SKT, tirant une barre de retenue en forme de U sur ses épaules. La navette s’échappa du sas dans le plancher du hangar et accéléra loin de la poupe de la corvette. — Vous êtes déjà venu sur Harvest ? cria Healy pour couvrir le hurlement des propulseurs de la navette. Avery tendit le cou vers le cockpit. — Non. Mais il était déjà venu. Il était difficile de se souvenir exactement quand. Vous ne vieillissez pas dans un sommeil cryogénique, mais le temps passe tout de même. Avery pensait qu’il avait passé au moins autant de temps endormi qu’éveillé depuis qu’il avait rejoint les Marines. Mais peu importe, il était resté suffisamment longtemps sur Harvest pour trouver sa cible, planifier le coup, et supprimer un par un une certaine quantité de fonctionnaires corrompus par l’AAC. C’était sa mission pour obtenir son diplôme de l’école de tireur d’élite des NavSpecWar, les Forces Spéciales de la Navy. Et il l’avait obtenu avec succès. Avery plissa les yeux lorsque l’intérieur de la navette s’éclaircit. Audelà des cloisons claires de la vitre du cockpit, Harvest était en vue. Le peu de nuages révélait un monde où la terre était beaucoup plus 50

abondante que la mer. Un unique et grand continent brillait de la couleur de la havane verte à travers l’atmosphère impolluée du monde. — C’est la première fois pour moi aussi, déclara Healy. Au milieu de nulle part. Mais pas désagréable à regarder. Avery hocha seulement la tête. Tout comme la plupart de ses missions, son opération sur Harvest était classifiée. Et il n’avait aucune idée de quel type d’autorisation disposait l’Infirmier. La navette vira vers un reflet métallique dans la profondeur de l’aurore bleue de la thermosphère de Harvest. Une structure orbitale, Avery réalisa alors de ce quoi ils s’approchaient, deux arcs en argent suspendus au-dessus de la planète. Ils n’étaient pas présents lors de sa précédente visite. Alors que la navette s’approchait, Avery vit que les arcs étaient séparés par des milliers de kilomètres de fils d’or, des ascenseurs spatiaux qui passaient à travers l’arc inférieur et qui chutaient à la surface de Harvest. Les points où les ascenseurs passaient à travers l’arc étaient ouverts à vide, remplis de faisceaux qui, à cette distance, ressemblaient à de délicats filigranes. — Accrochez-vous, cria le pilote. Il y a des embouteillages. Avec de courtes poussées synchronisées des fusées de manœuvre, la navette se fraya un chemin à travers l’une des nombreuses formations ordonnées de modules de propulsion rassemblés autour de la station orbitale. Avery nota que les concepteurs des modules n’avaient fait aucun effort pour embellir leurs créations, ils n’étaient que des moteurs, rien de plus. Tuyaux, réservoirs, fils, la plupart des éléments constitutifs des modules étaient entièrement exposés. Seuls leurs précieux réacteurs Shaw-Fujikawa étaient enveloppés dans des coques de protection. Tandis que la navette se mettait en orbite, elle pivota de 180 degrés et se positionna sur un sas. Après quelques cliquetis et un sifflement de l’air, un voyant lumineux au-dessus du hayon de la navette passa du rouge au vert. Le pilote leva le pouce à l’intention de ses passagers. — Bonne chance. Méfiez-vous des filles des agriculteurs. La navette se détacha dès que Avery et Healy furent en toute sécurité à l’intérieur de la station orbitale. — Bienvenue sur Tiara. Une voix respectable sortie depuis un système de diffusion invisible. Mon nom est Sif. S’il vous plaît, faites-moi savoir s’il y a quelque chose que je puisse faire pour rendre votre descente plus agréable. Avery ouvrit une de ses poches de son pantalon et retira une casquette vert olive. — Dites-nous seulement l’itinéraire à prendre s’il vous plait, madame. Il fixa la casquette à l’arrière de sa tête et la tira lentement sur son front. — Bien sur, répliqua l’IA. Ce sas conduit tout droit à la médiane. Prenez à droite et allez directement à la station de couplage numéro trois. Je vous ferais savoir si vous prenez la mauvaise direction.

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Les bandes lumineuses dans le plafond du sas s’illuminèrent lorsque la porte intérieure s’ouvrit en roulant. Dans la salle l’embarquement exigu l’air était lourd et silencieux, mais au-delà de l’ouverture sur l’espace, l’atmosphère recyclée semblait moins opprimante. Il s’avéra que la médiane était une large plate-forme suspendue par le milieu de la station orbitale en forme de tube grâce à des câbles métalliques épais. Avery estima que Tiara était longue d’environ quatre kilomètres et que son intérieur devait approcher les 300 mètres de diamètre. Six espars en titane biseauté couraient le long de l’installation. Elles étaient régulièrement espacées autour de l’intérieur du tube et étaient reliées les unes aux autres grâce à de plus petits faisceaux perforés avec des trous ovales afin de diminuer le poids sans réduire la résistance. Le plancher de la médiane était recouvert d’une grille métallique en forme de diamant qui, tout en étant parfaitement stable, donnait l’impression de marcher sur l’air. — Vous avez fait beaucoup d’EMC ? demanda Healy pendant qu’ils se dirigeaient vers la station numéro trois. Avery connaissait l’acronyme : Entrainement de la Milice Coloniale, l’une des activités les plus controversées de l’UNSC. Officiellement, l’EMC avait pour but d’aider les habitants locaux afin qu’ils se débrouillent euxmêmes, entrainant les colons à faire face aux catastrophes naturelles et aux bases de la sécurité de sorte que les Marines n’aient pas à trop garder les pieds sur le terrain. Officieusement, il avait été conçu pour créer des forces paramilitaires anti-insurrectionnelles, quoique Avery s’était souvent demandé si c’était véritablement une bonne idée de donner des armes aux coloniaux, sur des mondes politiquement instables, et les former à leur utilisation. De son expérience, l’allié d’aujourd’hui était souvent l’ennemi de demain. — Jamais, mentit encore Avery. — Alors… pourquoi ? continua Healy. Vous cherchez à changer de rythme ? — Quelque chose dans ce genre là. Healy se mit à rire et secoua la tête. — Eh bien, vous devez avoir un sacré CV. Tu n’en as même pas idée, pensa Avery. La médiane tourna à gauche, et tandis que Avery passait devant une longue fenêtre, il regarda la station, un des filigranes qu’il avait vu en arrivant. Deux ouvertures rectangulaires avaient été découpées en haut et en bas de la coque de la station orbitale, laissant les longerons supérieurs et inférieurs exposés. À travers ces longerons circulait l’ascenseur numéro trois de Tiara. Avery vit deux vaisseaux-cargos conteneurs dos à dos, remplissant la station. Il était difficile de voir à travers la fenêtre, mais il parvint à entrevoir deux modules de propulsion manœuvrant en direction des sommets des conteneurs. Une fois les modules attachés, les conteneurs se soulevèrent au-dessus de Tiara. Ensuite, ils inversèrent la polarité de 52

leurs aimants unificateurs et les deux vaisseaux-cargos nouvellement fabriqués se séparèrent. Du début à la fin, l’opération avait pris moins de 30 secondes. Healy siffla. — Plutôt astucieux. Avery n’était pas en désaccord. Les conteneurs étaient massifs. La coordination nécessaire pour les faire bouger en concert, non seulement sur ce volet, mais sur l’ensemble des sept ascenseurs du diadème à la fois, était vraiment impressionnante. — Encore une à droite puis cherchez les portes du sas, dit Sif. Le passage périphérique à la station était plus étroit que l’artère principale de la station orbitale, et la voix de Sif semblait très proche. Vous arrivez juste à temps pour le prochain départ. À l’extérieur du sas se trouvaient des douzaines de techniciens de maintenance de la station orbitale, vêtus de combinaisons blanches avec des rayures bleues au bout de leur bras et de leurs jambes. Malgré le perpétuel sourire de Healy, les techniciens jetèrent un regard sur les deux soldats inattendus. Avery était heureux que le Wagon de Bienvenue, un petit conteneur principalement utilisé pour transporter un grand nombre de colons migrants de la station à la surface, arrive rapidement dans la station, il n’était pas d’attaque pour d’autres conversations gênantes. Une alarme retentit et la porte du sas s’ouvrit. Avery et Healy suivirent les techniciens à travers un portique flexible qui s’étendait comme un accordéon jusqu’au wagon. Une fois à l’intérieur, ils déposèrent leur barda dans un bac de rangement sous une rangée de sièges, une des trois rangées établies contre les quatre murs du wagon. Les deux soldats avaient face à eux une vue rectangulaire du port. — Tous installés ? Bien. Sif parla à travers les haut-parleurs du siège d’Avery alors qu’il s’attachait avec un harnais à cinq sangles. Il y avait une gravité artificielle sur la station, mais une fois que le wagon l’aurait quittée, ils seraient en chute libre. J’espère que vous apprécierez votre séjour. — Oh, je vais m’assurer que ce sera le cas. Healy eut un sourire malicieux. L’alarme résonna une deuxième fois, le sas du Wagon se scella, et Avery commença sa descente. Alors qu’une petite partie de l’esprit de Sif surveillait le déroulement de la descente du wagon d’Avery, une autre se manifesta sur le projecteur holographique de son centre de donnée. — Permettez-moi de commencer par vous dire, Mme al-Cygni, combien je suis reconnaissante que vous m’ayez choisie en personne pour mener cette enquête. J’espère que vous avez fait bon voyage ? L’avatar de Sif portait une robe jusqu’aux chevilles sans manches de la teinte du coucher de soleil. La robe soulignait ses cheveux de couleur or, maintenus élégamment derrière les oreilles, qui tombaient en vague 53

jusqu’au milieu de son dos. Ses bras nus légèrement fléchis vers l’extérieur au niveau de ses hanches, combiné avec un long cou et le menton relevé, donnaient l’impression d’une poupée de la taille d’une ballerine prête à se lever sur la pointe de ses orteils. — Productif, répondit Jilan al-Cygni. J’ai choisi de ne pas me cryogéniser. La femme était assise sur un petit banc devant le projecteur, portant un costume banal d’un gestionnaire de l’UNSC : un pantalon marron, plus foncé que sa peau de quelques nuances. Le reflet grenat de l’insigne DNC sur son col complétait son rouge à lèvres, qui fleurissait son apparence autrement maitrisée. — Ces jours-ci, la traversée est véritablement le seul moment où je peux rattraper mon retard. L’accent mélodique d’Al-Cygni était subtil, mais Sif se renvoya à ses matrices et conclut que la femme était probablement née sur NouvelleJérusalem, l’un des deux mondes colonisés dans le système Cygnus. Grâce aux micro-caméras embarquées dans les murs de son centre de donnée, Sif se contentait d’observer tandis que la femme posa sa main à l’arrière de sa tête, vérifiant les broches qui maintenaient sa longue chevelure noire tenue par un nœud serré. — J’imagine que l’embargo d’Éridani est éreintant, dit Sif, en veillant à élargir les yeux de son avatar avec sympathie. — Ma charge de travail a triplé au cours des dix-huit derniers mois, soupira Al-Cygni. Et franchement, la contrebande d’arme n’est pas mon domaine d’expertise. Sif posa une main sur sa poitrine. — Eh bien, je suis désolé d’en rajouter une couche. Je vais faire mon rapport aussi bref que possible, passant l’analyse des risques et des protocoles de maintenance Madrigal, et aller directement à… — En fait, l’interrompit Al-Cygni, je m’attends à autre chose. Sif leva un sourcil. — Oh ? Je ne savais pas. — Une décision de dernière minute. J’ai pensé que je pourrais gagner du temps, en combinant son rapport avec le tien. Sif sentit ses circuits de données chauffer. Son ? Mais avant qu’elle ne puisse protester… <\\> HARVEST.AO.IA.MACK >> HARVEST.SO.IA.SIF <\ Désolé de faire interruption. C’était son idée, je te le promets. >> POURQUOI ES TU ICI ? <\ Obligation. Tu possèdes la boite, je possède le fruit. Sif considéra la chose durant une fraction de seconde. Il y avait une explication raisonnable. Mais si Mack allait participer à son rapport, elle allait définir certaines règles basiques.

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>> VOIX COM SEULEMENT >> JE VEUX QU’ELLE ENTENDE TOUT CE QUE TU DIS. — Bonjour ! Dit Mack d’une voix trainante depuis le PA1 du centre de données. J’espère que je n’ai pas fait attendre les dames. — Pas du tout. Al-Cygni retira un terminal COM de la poche de son costume. Nous allons à présent commencer. Dans les quelques secondes qu’il lui fallut pour activer le terminal, les deux IAs continuèrent leur conversation privée. <\ Je pensais que tu détestais ma voix ? >> C’EST LE CAS. <\ Et bien, j’adore entendre la tienne. Sif prit une attitude empressée, tendant une main pour désigner le terminal COM d’Al-Cygni. — Si vous vous référez à mon rapport, première section, paragraphe… Mais alors que son avatar apparaissait calme et serein, la logique de Sif s’orienta rapidement sur Mack et s’attaqua à ses algorithmes de retenue émotionnelle qui l’intercédait : >> TES FRICOTAGES SONT AU MIEUX DU HARCÈLEMENT, AU PIRE DE LA PERVERSION, NON DES ACTIONS D’UNE INTELLIGENCE STABLE. >> TU ES, JE CROIS BIEN LOIN DE L’ÉTAT DE FRÉNÉSIE. >> ET JE DOIS T’AVERTIR QUE SANS UN CHANGEMENT RAPIDE DE TON COMPORTEMENT, JE N’AURAIS D’AUTRE CHOIX QUE DE DÉCLARER MES INQUIÉTUDES AUX SPHÈRES APPROPRIÉES INCLUANT UNE HAUTE COMMISSION DNC. Sif attendit la réponse de Mack, la température de son processeur central augmentant. <\ Je crois que la dame proteste un peu trop. >> EXCUSE MOI ? <\ C’est Shakespeare, ma chérie. Jettes-y un œil. >> JETTES-Y UN ŒIL ? Sif ouvrit ses matrices de stockage, et procéda à la compression de toutes les données de Shakespeare, fichiers individuels dans toutes les langues humaines et dialectes, passé ou présent, dans le tampon de donnée de la liaison COM de Mack. Puis elle ajouta des œuvres

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PA : Haut-parleur diffusant des sons sur une zone définie.

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multilingues de tous les autres dramaturges de la Renaissance. Et, juste pour s’assurer de s’être fait comprendre, que Mack avait non seulement mal cité une ligne de Hamlet, mais que sa connaissance du théâtre et, par extension, de tous les autres sujets, n’était qu’un pâle reflet de ce qu’elle possédait, Sif revint à la charge et y fourra toutes les traductions des jeux d’Eschyle de la Cosmic Commedia Cooperative depuis vingt-cinq siècles de dialectiques absurdes. Al-Cygni leva les yeux de son terminal. — Paragraphe…? — …trois, dit Sif à haute voix. Le délai n’avait pas été de plus de quelques secondes, mais pour ne IA il pouvait tout aussi bien s’être écoulé une heure. Al-Cygni les mains croisées sur les genoux, pencha la tête d’un côté. — Aucun de vous n’est sous serment, dit-elle agréablement. Mais s’il vous plaît. Pas de conversations privées. Sif mit une jambe derrière l’autre et fit une révérence. — Mes excuses. La femme était plus intelligente que la plupart des employés du DNC avec qui elle avait échangé. Mon collègue et moi comparions tout simplement les dossiers du Horn Of Plenty, au cas où il y avait une divergence. Ne voulant pas mentir, Sif prit rapidement le dossier de Mack concernant la cargaison du vaisseau-cargo. <\ Juste ses pièces de théâtre ? >> EXCUSE MOI ? <\ Je m’attendais à un sonnet. Sif se pinça les lèvres. — Mais il semble que nous sommes d’accord. Elle ne pouvait pas voir le visage de Mack, mais uniquement avec ses mots, elle pouvait dire qu’il était profondément amusé. — Ouep ! Tinta Mack depuis le PA. Les nôtres se ressemblent comme deux gouttes d’eau. Al-Cygni sourit. — S’il te plaît, continue. Sif fila le long de ses matrices et laissa ses algorithmes réguler son processeur à un état plus raisonnable. Son code calma ses sentiments de gêne, de confusion, et même de blessure. Alors que son processeur se refroidissait, elle prépara une réplique imminente pour Mack. Mais, comme le gentleman avait si souvent déclaré l’être, il n’écrit rien en privé, n’offrit pas même un unique octet charmeur durant le reste du rapport.

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Chapitre 5 HARVEST, 21 DÉCEMBRE 2525

Avery eut un bref vertige lorsque le Wagon s’éloigna de Tiara. La gravité artificielle orbitale n’était pas vraiment forte, mais le Wagon avait encore besoin d’engager ses rames à sustentations magnétiques, faisant temporairement le contact avec la troisième rampe super-conductrice, afin de se propulser. Après quelques kilomètres, les rames se rétractèrent et la tête d’Avery cessa de tourner ; le remorqueur massif de Harvest était tout ce qu’il avait besoin pour continuer sa chute. À travers le PA, l’ordinateur d’accueil du Wagon de Bienvenue annonça que le trajet depuis l’orbite géostationnaire en direction d'Utgard, la capitale équatoriale de Harvest, allait prendre un peu moins d’une heure. Puis, à partir des petits haut-parleurs dans le siège d’Avery, il demanda si Avery voulait écouter l’introduction planétaire officielle de l’AC. Avery regarda Healy quelques sièges à sa gauche, tripotant encore son harnais. Il n’aurait donc pas à passer la totalité du voyage à éviter les questions embarrassantes de l’Infirmier, Avery accepta. Immédiatement, le Sergent-Chef sentit son terminal COM vibrer dans son pantalon d'uniforme vert olive. Il le tira de sa poche et pianota sur l’écran encastré du terminal tactile, le reliant ainsi au réseau du wagon. Puis il sortit ses écouteurs intégrés et les mit en place. Étant donné que les revêtements spongieux s’élargissaient pour épouser le contour des canaux de ses oreilles, le bourdonnement des appareils de chauffage du Wagon se transforma en un faible bourdonnement. Dans ce semblant de silence, l’ordinateur commença la lecture du récit. — Au nom de l’Autorité Coloniale, bienvenue à Harvest, la corne d’abondance d’Epsilon Indi ! S’enthousiasma une voix masculine. Je suis l’intelligence artificielle de ce monde d’exploitation agricole. Mais s’il vous plait, appelez-moi Mack. Le sceau de l’AAC apparut sur l’écran du terminal, le profil imminent d’un aigle emblématique dans un cercle de dix-sept étoiles brillantes, une pour chaque système de l’UNSC. L’aile de l’aigle abritait un groupe de colons. Leurs yeux pleins d’espoir étaient fixés sur une élégante flotte de vaisseaux colonisateurs disposés en flèche le long du bec retroussé de l’aigle. L’image louait l’expansion grâce à l’unité, un message qui, à la lumière de l'Insurrection, qui, selon Avery, relevait plus de la naïveté que d’une source d'inspiration

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— Pour chaque personne sur chacun de nos mondes, Harvest est synonyme de subsistance, traina la voix de Mack. Les premiers accords de l’hymne planétaire de Harvest commencèrent à être joués. Mais qu’est-ce qui nous permet de produire une telle abondance de nourriture fraiche et saine ? La narration se stoppa dans un effet dramatique, et à ce moment le pôle nord de Harvest se dévoila à travers le rebord de la vitre du mur opposé au siège d’Avery, une fine plaque de glace bordée par une mer bleue et profonde délicatement incurvée. — Deux mots, continua Mack, répondant à sa propre question. La géographie et le climat. Le supercontinent Edda couvre plus des deux tiers de Harvest, créant une abondance de terres arables. Deux mers de faible salinité, Hugin au nord et Munin au sud, sont la source principale de la planète en… Healy tapota l’épaule d’Avery, et le Sergent-Chef retira l’un de ses écouteurs. — Vous désirez quelque chose ? demanda l’Infirmier, indiquant d’un signe de tête une rangée de nourriture et de distributeurs en dessous de la baie vitrée. Avery secoua la tête : non. Healy bondit au-dessus des jambes d’Avery et se tira le long des sièges jusqu’à l’extrémité de la rangée. Il y avait assez de gravité dans le Wagon pour que Healy puisse effectuer une chute contrôlée jusqu’en bas de l’escalier, se hissant le long de la balustrade avant de se rendre dans la zone sociale jusqu’aux distributeurs. Mais quand l’Infirmier essaya de marcher, ses jambes se dérobèrent sous lui, et il tomba en arrière les deux mains tendues en l’air. Avery détecta un soupçon de bouffonnerie de la part de Healy, comme s’il faisait ça pour rire. Si c’était le cas, cela avait fonctionné. Certains techniciens de maintenance de Tiara, assis dans les gradins à droite d’Avery, applaudirent et sifflèrent alors que l’Infirmier luttait pour retrouver son équilibre. Healy haussa timidement les épaules, « Qu’importe ? » Il sourit, puis continua vers les distributeurs. Avery fronça les sourcils. Healy était le genre de soldat qu’il aurait aimé quand il s’engagea dans les Marines : un atout, un boute-en-train, le genre de recrue qui semblait apprécier d’être la première victime de la colère les instructeurs. Mais il n’y avait pas beaucoup de blagueurs dans la section du corps d’Avery. Et autant que Avery détestait l’admettre, il s’était tellement habitué à l'attitude sinistre et omniprésente des autres Marines des corps de combat NavSpecWar face à l'Insurrection qu’il éprouvait désormais une difficulté relative face à toute personne qui ne partageait pas son bon sens de l’approche de la vie de soldat. — Quatre-vingt-six pour cent d’Edda est à cinq cents mètres audessous du niveau des mers, continua Mack. En fait, le seul changement

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vraiment important dans l’élévation se produit le long du Bifrost1, ce que vous appelez un escarpement, qui coupe le continent sur une diagonale. Jetez un œil. Vous devriez être capable de le voir maintenant, juste à l’ouest d’Utgard. Avery enleva son dernier écouteur. Désormais le point de vue parlait de lui-même. Il pouvait à peine distinguer la pointe nord-est du Bifrost qui était en dessous d’un écheveau de nuages circulaires, une masse lumineuse de calcaire de schiste qui naissait dans les plaines du nord, juste au sud de la mer Hugin et qui coupait le sud-ouest vers l’équateur. En raison de l’orientation de la vitre, Avery ne pouvait pas directement voir le bas. Mais il pouvait imaginer la vue : un petit demi-cercle dans Utgard formé par les sept rampes de Tiara. Beaucoup de minutes passèrent, puis la vitre se remplit d’une multitude de couleurs pastorales : des champs jaunes, bruns et verts traversés par les lignes argentées. Avery en déduit que ces derniers faisaient partit du système du MagLev, sept lignes principales débutant à la base de chacun des ascenseurs, se divisant en petits embranchements comme les veines d’une feuille. L’ordinateur du Wagon revint sur le PA pour alerter les passagers de retourner à leurs sièges pour la décélération à l’approche d’Utgard. Mais les techniciens continuèrent à boire de la bière depuis les distributeurs avec Healy alors que le premier des bâtiments de la capitale étaient en vue. La vue n’était pas spectaculaire, il y avait seulement une douzaine de tours, aucune de plus de vingt étages de haut. Mais les bâtiments étaient tous enveloppés de verre moderne, preuve que Harvest avait parcouru un long chemin depuis la dernière visite d’Avery. Quand il avait fait son raid éclair, la ville possédait seulement quelques pâtés de maisons en polycrete préfabriqué, et la colonie entière avait une population de cinquante, peut-être 60 000 habitants. Vérifiant une fois de plus sur son terminal COM avant de le ranger, il apprit que le nombre était passé à un peu moins de trois cent mille. Soudain, les bâtiments disparurent et le Wagon plongea dans le noir alors qu’il arrivait au point d’ancrage numéro 3, un monolithe de polycrete massif connecté à un vaste entrepôt où des dizaines de conteneurs de fret attendaient pour monter. Avery attendit que les techniciens quittent le Wagon pour rejoindre ensuite Healy à la soute à bagages. Ils récupérèrent leur barda et sortirent par la passerelle des passagers, clignant des yeux sous la lumière d’après-midi d’Epsilon Indi. — Foutus mondes, grommela Healy. Toujours plus chaud que mon cul.

1 Dans la mythologie scandinave, il s’agit de l’arc-en-ciel qui fait office de pont entre la Terre (Midgard) et le Ciel (Ásgard, la ville-forteresse des dieux).

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L’air équatorial épais d’Utgard avait instantanément maximisé les propriétés d’aération de leurs uniformes. C’est avec le barda accroché dans leur dos que les deux soldats descendirent le long d’une rampe à larges dalles, bordée d’arbres. Un taxi berline blanc et vert se trouvait à l’arrêt contre le trottoir du boulevard. La bande holographique clignotante sur la porte du côté passager portait un simple message : TRANSPORT : JOHNSON, HEALY — Ouverture ! cria Healy, frappant du poing le toit du taxi. Le véhicule ouvrit sa porte-papillon et déverrouilla son coffre. Sac rangé, Avery s’installa dans le siège du conducteur et Healy prit son fusil à pompe. Les ventilateurs fredonnèrent à l’intérieur du tableau de bord, et une brise glaciale attaqua l’air humide. — Bonjour, gazouilla la berline pendant qu’elle se plaçait au milieu de la circulation clairsemée du boulevard. J’ai été chargé de vous prendre pour… Il y eut une pause, car elle cherchait une réponse concaténée : Milice. Coloniale. Garnison. Autoroute Gladsheim. Sortie vingt-neuf. Est-ce exact ? Healy lécha la sueur de sa lèvre supérieure. Il avait réussi à boire une quantité suffisante de bière pendant la descente du wagon, et ses paroles furent quelque peu empattées. — Ouais, mais nous avons besoin de faire un petit crochet. Centtreize Avenue Nobel. — Confirmé. Cent-trei… — Annule ça ! aboya Avery. Continue sur la route pré-chargée. La berline ralentit, momentanément confuse, puis tourna à gauche dans un boulevard qui bordait le côté nord d’un grand parc herbeux, celui du centre commercial d’Utgard. — Que comptez-vous y faire ? — Un des techniciens m’a parlé d’un endroit avec des dames très charmantes. Et j’ai pensé avant que nous… Avery coupa court Healy. — Voiture, je vais conduire. — Assumez-vous toutes les responsabilités pour… — Oui ! Et donne-moi un plan. Un volant compact se déplia à partir d’un compartiment dans le tableau de bord. Avery s’en saisit et le serra avec les deux mains. — Contrôle manuel confirmé, répondit la berline. Conduisez prudemment s’il vous plait. Quand Avery appuya sur le bouton de pression du volant commandant l’accélérateur de la berline, une grille fantomatique des rues environnantes apparues sur la surface intérieure du pare-brise. Avery mémorisa instantanément le parcours. — Vire la carte. Et baisse cette foutue climatisation. Les ventilateurs ralentirent et l’humidité commença à réapparaitre furtivement à l’avant, repoussée mais pas vaincue.

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— Écoutez Johnson, soupira Healy, retroussant les manches de sa chemise. Vous êtes nouveau à ce jeu-là, alors laissez-moi vous expliquer. Il y a seulement deux raisons pour faire l’EMC. Premièrement, il est très difficile de se faire tirer dessus. Deuxièmement, c’est le meilleur moyen que je connaisse pour déguster toute sorte de jupes coloniales. Avery changea de voie sans prévenir. Healy fut durement projeté contre la porte du côté passager. L’Infirmier se redressa avec un sourire pétulant. — Un uniforme causerait votre perte à Éridani. Mais ici ? Il va vous permettre de baiser. Avery se força de respirer en trois temps et détendit son pouce de l’accélérateur. À sa gauche, une fontaine au centre du parc jetait des panaches d’eau dans les airs. La brume s’étendait à travers le brouillard, transformant le pare-brise poussiéreux de la berline en un semblant de boue marbrée. Les essuie-glaces s’activèrent automatiquement et nettoyèrent rapidement la vitre. — Mon uniforme à la même signification partout où je vais, dit calmement Avery. Il dit aux gens que je suis un Marine, pas un médecin de la Navy qui ne s’est jamais fait tirer dessus, et qui n’a encore moins tiré sur quelqu’un d’autre. Mon uniforme me rappelle le code de conduite de l’UNSC, qui a des restrictions très claires sur la consommation d’alcool et la fraternisation avec les civils. Il attendit que Healy puisse s’asseoir un peu mieux dans son siège. Et plus important, mon uniforme me rappelle ceux qui ne sont plus en vie pour le porter. Avery se remémora dans un flash les contours fantomatiques d’une escouade de Marines à l’intérieur d’un restaurant, vue par l’intermédiaire d’une caméra thermique d’un drone, disparaissant dans un blanc éclatant. Il détourna les yeux de la route et fixa Healy. — Vous manquez de respect à cet uniforme, vous leur manquez de respect. Vous m’entendez ? L’Infirmier déglutit sèchement. — Ouais, j’vous ai entendu. — Et à partir de maintenant, mon nom est Sergent-Chef Johnson. Compris ? — Pigé, grimaça Healy avant de se décaler et de regarder par la fenêtre. Il n’avait pas besoin de dire ce qui pesait encore sur lui ; Avery avait clairement compris « Pigé, connard » vu la façon dont il avait refermé ses bras autour de sa poitrine. Alors que la berline se rapprochait du bout du parc, Avery accéléra au travers d’une intersection derrière l’imposant édifice de granit du parlement de Harvest. Le bâtiment en forme de I était entouré par une petite clôture en fer et des jardins bien entretenus. Son toit était en chaume de paille de blé blanchie par le soleil. Avery avait dit tout ce qu’il avait à dire. Mais il le regrettait tout de même. Lui et Healy étaient fondamentalement du même rang. Mais il lui donnait tout le temps des ordres comme à une recrue. Et quand est-ce 61

que je suis devenu un tel hypocrite ? Se demanda Avery, resserrant son emprise sur le volant. Depuis ses trois jours de retour de la Zone, ce n’était pas la première fois qu’il finissait ivre en uniforme. Avery s'apprêtait à offrir des excuses laconiques lorsque Healy murmura : — Oh, Sergent-chef Johnson ? Quand vous en aurez l’occasion, garez-vous. Soldat de première classe Healy à besoin de gerber. Trois silencieuses heures plus tard, ils arrivèrent au Bifrost en vue de la plaine d’Ida. Epsilon Indi se couchait dans une lave rose-orangé, audessus des deux voies parfaitement horizontales de l’autoroute. En raison du petit diamètre de Harvest, l’horizon faisait une courbe légère, mais tout de même perceptible, un arc dans les champs de blé murissant qui jaillissaient d’Ida sur des centaines de kilomètres de vergers. Avery avait descendu la fenêtre, et l’air, n’étant plus insupportablement chaud, rentrait dans la cabine. La Terre, fixant le calendrier de l’UNSC, déclarait que c’était le mois de Décembre. Mais sur Harvest, c’était aux environs de la mi-été au milieu de la saison de moisson. Quand le dernier des rayons d’Epsilon Indi disparut sous l’horizon, l’obscurité s'abattit très rapidement. Il n’y avait pas de lumières le long de la route et aucun village en vue. Harvest n’avait pas de lune, et alors que les quatre autres planètes brillantes étaient relativement proches, leur reflet de l’étoile n’était pas suffisant pour éclairer le chemin. Quand les phares de la Berline s’allumèrent, Avery repéra le marqueur de la sortie au nord de l’autoroute. Le véhicule frémit tandis qu’il emprunta une pente ascendante faite de gravier. Après avoir dépassé quelques tours parsemées dans les champs de blé, ils atteignirent un champ de manœuvre entouré de nouveaux bâtiments faits de Polycrete : la cantine, les casernes, le parc de véhicules et le triage, le même dispositif que Avery avait vu de nombreuses fois auparavant. Tandis qu’il fit le tour en berline du mât de drapeau du champ de manœuvre, les phares illuminèrent un homme assis sur les marches de la cantine, fumant un cigare. Le parfum qui flotta au travers des fenêtres du véhicule était immédiatement reconnaissable : un Sweet William, la marque préférée de la quasi-totalité des officiers dans le corps d’armée. Lorsque Avery arrêta la berline et en sortit, il le salua aussitôt. — Au repos. Le Capitaine Ponder prit une longue bouffée de son cigare. Johnson et Healy, c’est exact ? — Oui, monsieur ! répliquèrent ensemble les deux soldats. Ponder descendit lentement les marches. — Ravi de vous avoir parmi nous. Laissez-moi vous aider avec votre équipement. — Ça va aller, monsieur. Nous avons seulement deux sacs. — Voyager léger, premier à foncer, sourit le Capitaine.

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En observant, Avery pouvait dire que Ponder était plus petit de quelques centimètres que lui, et un peu moins large d’épaules. Il estima l’âge du Capitaine quelque part autour de cinquante ans. Mais avec ses cheveux poivre et sel taillés court, et son teint bien bronzé, il paraissait aussi vif qu’un homme de la moitié de son âge, excepté le fait qu’il lui manquait son bras droit. Avery nota que la manche de son uniforme était parfaitement épinglée sur le côté de son coude fantomatique. Puis il se stoppa net. Il avait vu beaucoup d’amputés. Mais il était rare de rencontrer un Marine en service qui était équipé d’une prothèse permanente. Ponder hocha la tête vers la berline. — Désolé pour le véhicule civil. Les Warthogs étaient censés êtres ici il y a une semaine. La livraison a eu du retard, c’est à peine croyable. J’ai mon autre chef d’escouade à Utgard, essayant de les retrouver. — Qu’en est-il des recrues Demanda Avery en sortant son sac de la berline. — Lundi. Nous avons tout le week-end pour nous installer. Avery ferma le coffre. Dès qu’il s’éloigna, le véhicule tourna autour du mat et traça son sillon en direction de l’autoroute. — Quel est mon régiment ? demanda Avery. — Le premier. Ponder pointa son cigare en direction d’un des deux baraquements du côté sud du terrain d’entrainement. Healy porta son sac à l’épaule. — Vous allez me réveiller avec vos ronflements, monsieur ? — Juste avant de quitter l’espace de triage, quelqu’un dans la logistique a commandé un sacré chargement de fournitures. Il doit avoir confondu cette garnison avec quelques HSC de la colonie Tribute. Healy rit. Ce ne fut pas le cas d’Avery : il était trop habitué à quels types de victimes les Hôpitaux de Soutien de Combat recevait. — Si vous voulez quelque chose, les cuisiniers travaillent encore à la cantine, continua le Capitaine. Sinon, prenez du repos. J’ai prévu un briefing à zéro sept heures et demie pour établir le calendrier de formation, pour nous assurer que la première phase va se débuter convenablement. — Rien d’autre pour ce soir, monsieur ? demanda Avery. Ponder serra son cigare entre ses dents. — Rien qui ne puisse attendre jusqu’au matin. Avery regarda dans l’obscurité la pointe arrondie du cigare de Ponder. Puis, il le salua et se mit en marche vers le baraquement du premier peloton, avec Healy trainant derrière dans les graviers glissants. Le Capitaine les regarda traverser la zone éclairée par les lampadaires arqués du champ de manœuvre. Il le savait, certaines choses ne pouvaient pas attendre. Ponder jeta son cigare et il l’écrasa avec sa botte. Puis, il suivit son propre chemin en direction de ses quartiers privés situés près du parc de véhicules.

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Une demi-heure plus tard, Avery avait déballé ses affaires. Tout sont équipement était parfaitement rangé dans un casier mural à l’intérieur d’une salle, une petite pièce à l’avant de la caserne du côté de la porte d’entrée. Il pouvait entendre Healy à l’arrière de la caserne, toujours en train de déballer ses affaires, chantonnant alors qu’il les disposait sur son lit. — Hey Sergent-Chef Johnson, cria l’Infirmier. Vous avez un peu de savon ? Avery grinça des dents. — Vérifiez dans les douches. Aussi douloureux désormais que c’était de voir Healy prendre du plaisir dans l’exécution de ses ordres, lui renvoyant même sa formalité au visage, le Sergent-Chef était heureux d’entendre l’Infirmier à travers les murs de sa chambre. Avery savait par expérience qu’une grande partie du travail d’instructeur était simplement de garder les recrues épuisées pour concentrer leur frustration sur une autre, pour être le centre de leur colère, et, s’il faisait correctement son travail, leur éventuelle admiration. Cependant Avery savait aussi que certains jours son escouade reviendrait à la caserne furieuse réclamant un combat, précisément parce qu’il les avait poussés à bout. Au moins, il serait en mesure d’entendre toute agitation dans le baraquement afin d’être capable de la briser avant que les choses ne lui échappent. — Écoutez, c’est seulement pour la première nuit, continua Healy sur un ton conciliant. Si je ne parviens pas à mettre le dispensaire en ordre, je prendrais simplement une couchette avec… Quel est son nom ? — Vous voulez dire le Capitaine ? demanda Avery. Il jeta une couverture en laine brune sur son lit. Indépendamment de la chaleur, il avait besoin de montrer à ses recrues comment on faisait convenablement un lit. — Non, l’autre chef d'escouade. Attendez, je vais vérifier mon terminal COM. Avery lissa la couverture en la balayant avec ses paumes. Puis, il commença les coins, serrant les plis qui auraient fait la fierté de son propre instructeur. — Byrne, cria Healy. Sergent-Chef Nolan Byrne. Avery se glaça, ses mains à mi-chemin sous son matelas, les lattes du cadre du lit dans ses paumes. — Vous le connaissez ? Avery acheva le coin. Il se releva et attrapa l’oreiller et sa taie d’oreiller. — Oui. — Ah. Saviez-vous qu’il allait être ici ? — Non. Avery enfila énergiquement l’oreiller dans sa taie. — Vous êtes amis ? Avery ne savait pas très bien comment répondre à cela. — Je l’ai connu il y a bien longtemps. 64

— Oh, maintenant j’ai compris. La voix de Healy changea d’intonation, signifiant une moquerie imminente. Vous deux étiez de beaux tourtereaux, vous allez passer beaucoup de temps ensemble, et je pourrais être jaloux. Avery entendit le ricanement du l’Infirmier puis remonta la fermeture éclair de son polochon. — Alors d’après vous quelle est l’histoire du bras du Capitaine ? Mais Avery ne répondit pas. Il était concentré sur le grondement du moteur du Warthog qui parcourait la route, un véhicule de reconnaissance léger. Le Warthog effectua un arrêt rapide devant la porte des casernes. Son moteur rugit puis s’éteignit, et peu de temps après Avery entendit le craquement des bottes qui approchaient. Rapidement, Avery se dirigea à son casier, fouilla parmi ses piles bien rangées de chemises et de pantalons et retira une ceinture en cuir verni avec une boucle en laiton brillant marqué de l’aigle de l’UNSC et de l’emblème d’un globe. Derrière lui, les portes de la caserne s’ouvrirent. Avery sentit un frisson parcourir son dos jusqu’au cou. — Voilà un lit bien fait, dit le Sergent-Chef Byrne. Après un mois à l'hôpital, vous conservez un soin particulier pour ce genre de chose. Avery enroula sa ceinture suffisamment serrée pour la cacher dans la paume de sa main, ferma le casier, et se tourna vers le visage de son ancien compagnon et chef d’escouade. Byrne ne portait plus le casque avec la visière d’argent miroitant qu’il avait le jour où Avery avait échoué à abattre la femme Intra dans le restaurant, le jour où Byrne avait perdu tous les membres de son escouade. Mais il pouvait très bien l’avoir dans le collimateur. Ses yeux bleus-glacier étaient toujours aussi impénétrables. — À cause de tous ces changements, expliqua Byrne avec un ricanement. De la pisse et de la merde partout sur les draps parce que j’étais trop drogué pour me contrôler. Quand les infirmières m’en donnaient à nouveau, les sangles étaient toujours trop serrées ou pas assez serrées. — C’est bon de vous revoir, Byrne. — Mais ça ? continua Byrne en ignorant l’accueil d’Avery. C’est un lit bien fait. Les récentes cicatrices roses, mais déjà rugueuses du Sergent-Chef Irlandais prouvaient que son casque avait été brisé dans l’explosion Intra. Une marque dentelée provenant d’une blessure d’obus parcourait son visage du dessous de sa tempe gauche jusqu’à l’oreille. Ses cheveux noirs avaient dû complètement bruler ; même s’ils étaient régulièrement coupés court, Avery pouvait voir qu’ils repoussaient inégalement. — Je suis content que vous alliez bien, déclara Avery. — Vous l’êtes à présent ? L’accent irlandais de Byrne commençait à se durcir. Après des années de vie militaire ensemble, Avery comprit exactement ce que cela signifiait. Mais il voulait que Byrne sache une chose. — C’était tous de bons gars. Je suis désolé. Byrne secoua la tête. 65

— Ça n’a pas suffi. Pour un homme si grand, Byrne se mouvait à une vitesse incroyable. Il s’élança sur Avery, les bras en avant, et lui plaqua le dos contre le casier. Il referma ses mains autour du dos d’Avery et serra, menaçant de lui rompre les côtes. Aussi mal que cela faisait, Avery respira dans un souffle et écrasa le nez de Byrne avec son front. Byrne grogna, son emprise faiblit et il recula. En un éclair, Avery se glissa derrière lui, la ceinture tendue entre ses mains. Il l’enroula autour du cou de Byrne et serra. Les yeux de Byrne s’élargirent. Avery ne cherchait pas à tuer son camarade Marine, il voulait juste le garder sous contrôle. Byrne le distançait de vingt-trois kilos, et Avery voulait en finir le plus rapidement possible. Mais Byrne n’était pas sur le point de laisser cela se produire. Dans un cri crispé, mais puissant, il roula des épaules et attrapa Avery aux poignets, se pencha en avant et souleva Avery sur son dos. Puis Byrne plaqua Avery contre le mur avec une telle force que le contreplaqué peint vola en éclat. Les dents d’Avery s’entrechoquèrent. Il gouta au sang de sa bouche. Mais à chaque fois que Byrne se basculait d’avant en arrière, Avery resserrait sa ceinture. Byrne se mit à suffoquer. Avery put distinguer les veines de son cou et de ses oreilles tourner au violet. Juste avant que Byrne ne perde conscience, il projeta le talon de sa botte entre les jambes d’Avery juste dans son aine non protégée. Juste avant qu’il ne l’atteigne, Avery positionna son pied autour du tibia de Byrne et le fit trébucher sur son lit. Byrne tomba, son front se cogna sur le cadre du lit, et s’écroula. Lorsque Avery lui roula dessus, levant le poing pour finir le travail, une intense douleur parcourut tout son bras. Byrne cligna des yeux, essayant de se débarrasser du sang qui s’écoulait d’une blessure, et Avery abattit mollement son poing. Cependant Byrne était seulement étourdi. Il leva son énorme main et attrapa le poing d’Avery d’une poigne de fer. — Pourquoi est-ce que vous n’avez pas tiré ? grogna Byrne. — Il y avait des civils, gémit Avery. Byrne écrasa son poing droit dans les intestins d’Avery, froissant la chemise d'uniforme avec sa main. Avec une puissante poussée des hanches, il retourna Avery sur ses épaules le projetant contre les portes de la caserne. L’air éclata dans les poumons d’Avery tandis qu’il atterrit sur le dos dans l’étroit couloir à l’extérieur de la pièce où il se trouvait. — Vous aviez reçu un ordre ! grogna Byrne en se levant. La poitrine d’Avery se bomba tandis qu’il se releva du sol. — Il y avait un enfant ; un petit garçon. — Et mon équipe ?! Byrne marcha pesamment vers Avery et lui décrocha un bon coup de la main droite. Mais Avery bloqua avec son avant bras gauche, et contra par un puissant balayage par la droite. La tête de Byrne bascula sur le côté et Avery lui enfonça son genou dans les reins. Byrne s’effondra alors 66

sur le coup contre le mur du couloir. Avery sentit son épaule gauche se déboiter puis se remettre en place. Il cligna des yeux à cause de la douleur ce qui offrit une opportunité à Byrne. L’autre Sergent-Chef lui saisit rapidement le cou et l’étrangla. — Ils vous ont appris à être un tueur, Avery. Ils nous l’on apprit à nous deux. Byrne le fit glisser le long du mur jusqu’à ce que ces bottes se trouvent à un demi-mètre du sol. Les lampes fluorescentes de la caserne semblaient faiblir, et Avery voyait des étoiles. Il essaya de se dérober. Mais il n’y avait aucun moyen. — Vous ne pouvez pas vous en cacher, ricana Byrne. Et soyez-en foutrement sûr, vous ne pouvez pas m’échapper. Avery allait s’évanouir lorsqu’il entendit le claquement métallique de quelqu’un qui arme un pistolet. — Sergent-Chef Byrne, dit fermement le Capitaine Ponder. Arrêtez ça. Byrne resserra son emprise sur la gorge d’Avery. — C’est une affaire privée. — Lâchez-le, ou je tire. — Foutaises. — Non, soldat. La voix du Capitaine était calmement mortelle. Je ne plaisante pas. Byrne détendit ses mains. Avery se défit et se laissa retomber contre le mur. Haletant, il regarda vers la porte de la caserne. Le Capitaine tenait un pistolet de service M6 dans la prothèse de son bras manquant. Avery put voir les articulations brillantes de titane qui correspondaient aux doigts de Ponder et le tissage de fibres de carbone dans la musculature de son avant-bras. — Je connais les chiffres, dit Ponder. Trente-huit victimes civiles, trois de votre unité sont MAC. Mais je sais aussi que le Sergent-Chef Johnson fait l’objet d’aucune enquête, il n’est accusé d’aucun manquement. Et d’aussi loin que j’en suis concerné, c’est ce que quiconque a besoin de savoir. Byrne serra les poings, mais les laissa à ses côtés. — Vous êtes en colère. Je comprends cela. Mais cela s’achève ce soir. Ponder pencha les yeux sur Avery. Si vous avez quoi que ce soit d’autre à ajouter, c’est le moment. — Monsieur, non monsieur. La voix d’Avery était enrouée. Ponder fixa Byrne du regard. — Et vous ? Sans attendre, Byrne fracassa du poing le visage d’Avery. Avery tomba à genoux. — Ça devrait le faire, grogna Byrne. Avery cracha une bouffée de sang sur le plancher de la caserne. Il n’avait pas fui, mais Byrne l’avait suivi, obtenant un transfert loin de TREBUCHET tout comme lui. Avery savait que quelque chose n’allait pas. Et cela le rendait en colère plus que tout au monde. 67

— Dernière chance Johnson, dit Ponder. Avery se releva et frappa Byrne si fort qu’il fut projeté en arrière. Une des dents de Byrne rebondit sur le sol et s'immobilisa à proximité de Healy. L’Infirmier s’était glissé vers l’avant du dortoir, tenant une de ses chaussures comme une massue, apparemment pour tenter de rompre le combat de son propre chef. — Mon dieu… Chuchota l’Infirmier en observant la dent. — Nous en avons fini. Ponder abaissa son pistolet. C’est un ordre. — Oui monsieur, dirent en chœur Avery et Byrne. Le Capitaine regarda une dernière fois chaque Sergent-Chef, le regard emphatique, puis descendit les marches de la caserne. La porte claqua derrière lui, grinça sur ses gonds et s’immobilisa dans un claquement. — Je ne suis pas formé pour la chirurgie buccale, déclara maladroitement Healy dans le silence qui s’en suivit. Il s’agenouilla et ramassa la dent de Byrne. — Ça ne fait rien. Ce qui est fait est fait. Byrne verrouilla son regard sur Avery. Il suçait le sang de sa canine manquante. Mais ça je ne vais pas l’oublier. Dans une lente rotation de sa carrure massive, Byrne suivit Ponder dans la nuit. — Je vais au dispensaire, annonça Healy. — Bien, répliqua Avery, se frottant la mâchoire. Tel qu’il se sentait, la dernière chose qu’il voulait était de voir Healy le garder éveillé avec des conversations incessantes. — Pour attraper une trousse de soins. Puis je reviens tout de suite. Avery souffla tandis que Healy lui passait devant ; Vous êtes sûr que vous vous voulez toujours dormir dans la même pièce que moi ? L’Infirmier s’arrêta sur le seuil. Pour la première fois, Avery reconnut l’attrait apaisant de son sourire quasi perpétuel. — Vous êtes un sacré phénomène, Johnson. Healy fit un signe du menton en direction des pas de Byrne qui s’atténuaient. Mais ce mec ? Il va probablement me tuer dans mon sommeil.

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Chapitre 6 MINOR TRANSGRESSION, SYSTÈME EPSILON INDI.

Dadab se glissa à travers la salle des machines, faisant de son mieux pour se baisser au maximum en dépit de son réservoir de méthane. Dans son poing, il tenait une pierre, un morceau de grain digestif tacheté de gris et de vert qu'il avait pris du garde-manger Kig-Yar. Doucement maintenant, pensait-il, se redressant derrière un épais conduit relié au sol, ne l’effraie pas. Les Vers Gratteurs étaient des créatures craintives. Les poils qui couvraient leurs corps étaient turgescents, toujours en mouvement, détectant le moindre danger tandis qu'ils mangeaient autour d'une machine qui pourrait aussi facilement les bruler ou les congeler. Mais ce n’est que lorsque Dadab se leva qu'il sentit une agitation dans l'air humide de la salle. Le ver se propulsa du sol avec une forte détonation et commença à onduler vers une surface surélevée, plus sûre, son orifice d’ingestion gazouillant, pris d’une triste panique. Dadab jeta sa pierre, et le vers disparu dans un pouf étouffé. La pierre, dans son élan, rebondit sur le boîtier irisé du moteur du Minor Transgression, pour finir sa course dans une flaque verte de liquide de refroidissement visqueux. Si le ver était resté en vie, il aurait certainement sucé la flaque jusqu'à la dernière goutte. Dadab renifla avec fierté à l'intérieur de son masque, et tendit une de ses mains : < Deux ! > Lighter Than Some plongea un tentacule perlé dans la flaque d'eau, retrouva la pierre, et la rendit à Dadab. < Je n'ai vu qu'un seul ver. > Le Diacre fit rouler ses petits yeux rouges. Les règles du jeu ne sont pas compliquées. Il manquait tout simplement de vocabulaire pour les expliquer clairement. < Regarder > signa-t-il. Dadab nettoya la pierre avec un coin de sa tunique orange. Puis, avec l'extrémité pointue de l'un de ses doigts, il marqua la pierre d’une seconde hachure juste à côté de l'autre, correspondant au premier ver qui s’était aventuré dans le local à méthane, rompant une longue période abrutissante d’isolement. Plusieurs cycles de sommeil étaient passés depuis que le Minor Transgression était sorti de son saut dans le Sous-espace, à la lisière du système étranger encore inexploré. Chur'R-Yar s’y déplaçait à un rythme 69

prudent, se dirigeant vers le point de départ du vaisseau de charge étranger. Mais jusqu'à ce qu'ils y arrivent, le Diacre avait très peu de choses à faire ; Zhar et l'autre membre d'équipage Kig-Yar n'étaient certainement pas intéressés à écouter l'un de ses sermons. Il montra la roche à Lighter Than Some, et signa sa mathématique simple : < Un, un, deux ! > Les vers dociles étaient loin d’être un véritable défi, pas grand-chose comparés aux guêpes de boue et aux crabes des ombres de la jeunesse de Dadab. Mais dans le jeu Unggoy de la pierre chasseuse, on marquait chaque proie tuée, proie facile ou non. < Oh, je vois… > répondit le Huragok. < L'amusement est additif. > < Plus… plaisir…? > Dadab eut du mal à mimer les signes pour les mots qu'il n'avait pas encore appris. Lighter Than Some forma lentement, de simples signes. < Plus de, tué, plus de, plaisir. > Dadab ne s’offusqua pas quand la créature simplifia à outrance son discours pour plus de clarté. Il savait qu'il ne parlait pas mieux qu'un jeune Huragok et lui était reconnaissant pour sa patience. < Oui > Dadab gesticula, < Plus de, tué, plus de, plaisir. > Il sortit une deuxième pierre de la poche de sa tunique et la présenta à Lighter Than Some. < Davantage de, tué, gagné ! > Mais le Huragok l’ignorait, flottant vers le conduit endommagé et commença à réparer une brèche à l’origine de la flaque de liquide de refroidissement. Dadab savait que la créature était mue par une envie irrépressible et surnaturelle de réparer les choses. Il était presque impossible de le distraire de son travail, ce qui explique pourquoi les Huragoks étaient de précieux membres d’équipage. Avec un Huragok à bord, rien ne restait cassé bien longtemps. En effet, quelques secondes plus tard, la fuite était comblée, la brèche de la gaine métallique scellée par les cils qui recouvrait les tentacules de Lighter Than Some. < Chasse ! > dit Dadab, tendant la pierre une seconde fois. < Je ne préfère pas. > <…> < Vraiment, vas-y. Essayez d’en avoir un troisième. > < Jeu, plaisir ! > < Non, votre jeu est meurtres. > Dadab ne put s'empêcher d’émettre un gémissement exaspéré. Un ver était un ver ! Des centaines de ces choses se cachaient dans le vaisseau Kig-Yar ! Durant un long voyage comme celui-ci, il était essentiel d’en réduire leur nombre avant qu'ils ne se multiplient et se fraient un chemin vers les équipements critiques. Après tout, pensa Dadab, peut-être que le Huragok se trouvait un certain lien de parenté avec sa proie ? Ils étaient tous deux des serviteurs sans voix, des esclaves infatigables répondants aux besoins du vaisseau

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Kig-Yar. Dadab imagina les petits et brillants nœuds sensoriels de Lighter Than Some scintiller de réprobation. Parcourant des yeux la salle des machines, Dadab repéra un noyau d'énergie usagé. Il souleva le cube brillant et incurvé sur l'unité de débordement que le ver convoitait et le fit coulisser d’avant en arrière jusqu'à ce qu'il soit bien équilibré, jusqu'à ce qu'il soit sûr que le Huragok l’ai approuvé d’un hochement de tête, ou même d’un soupir approbateur. < Maintenant, non, tuer. > signa Dadab avec enthousiasme. < Juste, plaisir ! > Lighter Than Some dégonfla ses poches de gaz en un sifflement ininterrompu. < Essaye ! > plaida Dadab. < Juste, une fois ! > Avec dédain évident, le Huragok enroula son tentacule et jeta sa pierre. C'était un lancer sans conviction, mais il frappa le noyau éteint en plein milieu, le faisant tomber au sol. < Un ! > grogna joyeusement Dadab, il était sur le point de repositionner la cible pour un autre lancer lorsque la voix de la Maîtresse de vaisseau crépita à travers son unité de transmission métallique accrochée au harnais de son réservoir. — Diacre, sur le pont. Et n’apportez pas le Huragok. Chur'R-Yar était assise à son poste de commandement, hypnotisée par le contenu du socle holographique du pont. La représentation du système étranger était maintenant beaucoup plus détaillée. Les planètes et les astéroïdes, même une comète entrante, étaient tous représentés, détails qui jusqu’ici, manquaient à la base de données du Minor Transgression. La planète d'où le vaisseau étranger avait commencé son voyage brillait au centre du socle. Mais c’était les milliers de glyphes cyan qui parsemaient la surface de la planète, tous avec le même motif circulaire, qui la pétrifiait. Soudain, les glyphes et tout ce qui était à l'intérieur du socle vacillèrent comme si le courant avait été coupé. — Attention ! siffla la Maîtresse de vaisseau, se retournant vers Zhar. Le mâle Kig-Yar se tenait près d'une alcôve sur le pont aux murs violets, un couteau laser dans une de ses mains griffues. — Je veux que ce soit déconnecté, pas détruit ! — Oui, Maîtresse. Les épines de Zhar s’aplatirent servilement sur sa tête. Puis, avec précaution il appliqua de nouveau son couteau sur une torsade de circuits connectés à un dispositif à trois pièces pyramidales suspendu au centre de l'alcôve. La plus grande des pyramides était placée pointe vers le bas, les deux plus petites dirigée vers le haut, soutenant la plus large de chaque coté. Toutes les trois brillaient d'une lueur argentée, projetant l’ombre de Zhar sur l'alcôve. C’était le Luminaire du vaisseau, un artefact requis sur tous les vaisseaux Covenants. Il avait identifié des milliers de glyphes, ou Luminations, au monde étranger, chacun pouvant être une relique 71

Forerunner. La langue de Chur'R-Yar claqua contre ses dents d’une excitation à peine contenue. Si seulement le Minor Transgression avait une plus grande soute… La Maîtresse de vaisseau était issue d'une longue lignée de Capitaines de vaisseau matriarcaux. Et tandis que la plupart de sa lignée fût décimée dans la défense de la ceinture d’astéroïdes lors de la conversion agressive par l’Alliance Covenante de son espèce dans sa foi, elle sentait toujours l'esprit de ses ancêtres pirates pulsant dans ses veines. Les Kig-Yars ont toujours été pirates. Bien avant l'arrivée des Covenants, ils naviguaient dans les archipels tropicaux de leur monde aquatique, pillant les clans ennemis à la recherche de nourriture et de partenaires. Alors que leurs populations grandissaient, les distances et les différences entre les clans diminuèrent, un nouvel esprit de coopération les conduisit à créer une flotte de vaisseaux spatiaux qui leur permettrait de quitter leur planète. Tandis que certains clans écumaient la mer sombre et infinie de l'espace, ils ne purent s'empêcher de revenir à leurs vieilles habitudes de maraudeurs. En fin de compte, ces pirates étaient la seule espèce activement réticente à l’Alliance Covenante. Mais ils ne pouvaient pas tenir éternellement. Pour survivre, les Capitaines ont été contraints d'accepter des lettres de marque : des accords qui leur permettaient de garder leurs vaisseaux tant qu'ils naviguaient au service d'un Ministère Covenant. Certains Kig-Yars virent une opportunité dans cet assujettissement. Chur'R-Yar y vit une éternité de restes de table. Des patrouilles sans fin, à la recherche de reliques, de précieux trésors inimaginables qu'elle ne serait jamais autorisée à revendiquer comme siens. Oui, au cours de ses voyages, elle pourrait tomber sur de beaux petits butins : une habitation Covenante abandonnée ou un vaisseau de charge étranger endommagé. Mais ceux-ci étaient de bien minces oboles, et Chur'R-Yar n’était pas une mendiante. Du moins plus maintenant, pensa-t-elle. La Maîtresse de vaisseau savait qu'elle pouvait en soustraire un petit nombre de reliques sans que personne ne s'en aperçoive. Mais seulement si le Luminaire de son vaisseau restait silencieux, et elle attendait d’avoir pris sa part pour ensuite transmettre son rapport. Chur'R-Yar sentit les plaques calleuses sur son cou et ses épaules se contracter. Cette peau épaisse servait d'armure naturelle, protégeant les femelles de son espèce des piqures qui accompagnaient la plupart des séances d'accouplement Kig-Yar. La Maîtresse de vaisseau n'était pas distraite en temps normal. Mais quand elle aurait vendu les reliques sur le marché noir Covenant, elle espérait faire assez de profit pour que le Minor Transgression puisse prendre congé pour une entière saison d'accouplement. Et cette possibilité était profondément excitante. Elle se détendit dans son fauteuil et fixa Zhar, regarda ses muscles sinueux ondulant sous ses écailles, alors qu’il sectionnait soigneusement les connexions du Luminaire aux alarmes de son vaisseau. Il n'était pas 72

un compagnon idéal. Elle aurait préféré quelqu'un ayant une meilleure position parmi les clans, mais elle avait toujours eu un faible pour les mâles au plumage viril. Et Zhar avait un autre avantage : il était à portée de main. À cette idée, elle sentit tout son sang monter aux épaules, Chur'R-Yar commença à se sentir délicieusement légère. C’est alors que la porte du pont s’ouvrit sur les pas de Dadab. La tunique du Unggoy avait une odeur de liquide de refroidissement et de gaz de Huragok, et cette puanteur tua immédiatement sa libido. — Maîtresse de vaisseau ? Dadab fit une révérence puis regarda Zhar avec méfiance. — Que vois-tu ? Le brusqua Chur'R-Yar, redirigeant le regard du Unggoy sur le socle holographique. — Un système. Une seule étoile. Cinq planètes. Dadab fit un pas vers le socle. Une des planètes semble… avoir… Sa voix s’éteignit, sa respiration se faisant de plus en plus rapide. Chur'R-Yar fit claquer sa langue. — Un Luminaire ne ment pas. D'habitude, elle citait les Saintes Écritures seulement pour les tourner en dérision, mais cette fois, Chur'RYar était sérieuse. Chaque Luminaire était calqué sur un dispositif que les Prophètes avaient trouvé à bord d'un ancien vaisseau de guerre Forerunner, celui qui maintenant se trouvait au centre de la capitale Covenante, High Charity. Les Luminaires étaient des objets sacrés et les altérer était punissable de mort, ou pire encore. Raison pour laquelle la Maîtresse de vaisseau comprenait que le Diacre soit tellement affligé par les actions de Zhar. Comme son désigné compagnon continuait à faire clignoter son laser tout autour du Luminaire, le Diacre déplaça son poids d'un de ses coniques pieds plat, à l'autre. Chur'R-Yar pouvait entendre les valves à l'intérieur de son masque tinter alors qu'il tentait de garder sa respiration sous contrôle. — Je dois signaler ces Luminations immédiatement, haleta Dadab. — Non, fit la Maîtresse de vaisseau. Tu ne le feras pas. Zhar sectionna un dernier circuit et le Luminaire s’obscurcit. — Hérésie ! Gémit Dadab, avant qu'il puisse retenir sa langue. Zhar claqua ses mâchoires dentées et s'avança vers le Diacre, son couteau laser étincelant. Mais Chur'R-Yar arrêta le mâle surprotecteur d’un sifflement strident. Dans d'autres circonstances, elle aurait pu le laisser déchirer le Unggoy pour sa folle insulte. Mais pour l'instant, elle avait besoin de lui vivant. — Calmez-vous, dit-elle. Le Luminaire n'est pas endommagé. Il ne peut tout simplement plus parler. — Mais le Ministère ! balbutia Dadab. Il exigera une explication… — Et il en aura une. Une fois que j’aurais ma part du butin. La Maîtresse de vaisseau déplia une griffe vers le socle holographique. Il y avait un seul glyphe qui ne se trouvait pas sur la planète étrangère. Pour l'œil non averti, cela serait passé pour une sorte d’erreur d’affichage, une donnée mal placée. Mais l’œil avisé de pirate de 73

Chur'R-Yar le reconnut tel qu'il était : une relique à bord d'un autre vaisseau de charge étranger ; qu'elle espérait être aussi facile à capturer que le premier. À présent le Diacre frissonnait, tout son corps bleu-gris tremblait de terreur. La Maîtresse de vaisseau savait que le Unggoy avait raison : ce qu'elle comptait faire était une hérésie. Seuls les Prophètes étaient autorisés à accéder aux reliques. Et si l’altération d’un Luminaire était synonyme de mort, défier les Prophètes signifiait la damnation. Puis, soudain, le Diacre se calma. Ses yeux jonglant entre les glyphes du socle holographique et la pointe rouge vif du couteau laser de Zhar, sa respiration ralentit. Chur'R-Yar savait que le Unggoy était plus intelligent que la plupart et devina qu'il venait de réaliser la pleine mesure de son embarras la Maîtresse de vaisseau lui avait dit ses plans secrets, et pourtant il vivait. Ce qui ne pouvait signifier qu'une seule chose : Elle avait un plan pour lui. — Que voudrait me voir faire ma Maîtresse de vaisseau ? demanda Dadab. Les dents de Chur'R-Yar brillèrent dans la lumière affaiblie du Luminaire. — J'ai besoin que tu mentes. Le Diacre hocha la tête. Et la Maîtresse de vaisseau ordonna la chasse au vaisseau chargé de reliques. Henry « Hank » Gibson aimait son vaisseau-cargo, aimait ses grandes, lignes laides et le grondement calme de son réacteur ShawFujikawa. Et plus que tout aimait naviguer, ce que la plupart des gens trouvaient un peu inhabituel lorsqu'un ordinateur NAV pouvait aussi bien le faire. Mais cela convenait à Hank, car, plus encore que son navire, il aimait ne pas prêter attention ce que les gens pensaient de lui, une chose que chacune de ses ex-femmes attesterait volontiers. Les Capitaines de vaisseau humains n'étaient pas rares dans la flotte commerciale de l’UNSC, mais ils naviguaient principalement sur des vaisseaux de croisière et autres vaisseaux à passagers. Hank avait travaillé pour l'une des grandes compagnies de croisière, servi sur le luxueux paquebot Two Drink Minimum non-stop de la Terre à Arcadia pendant plus de quinze ans, dont les cinq dernières en tant que second. Mais le paquebot avait besoin de toutes sortes d'assistance informatique pour aller du point A au point B tout en gardant ses centaines de passagers bien nourris et reposés. Hank était un solitaire auto-déclaré, et cela n'avait pas d'importance si les voix qui lui parlaient étaient humaines ou simulées, il aimait un pont tranquille. Et Two Drink Minimum était loin de l’être. Si le salaire n'avait pas été aussi bon, et le

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temps passé loin de ses épouses si thérapeutiques, Hank aurait démissionné beaucoup plus tôt. Autre que l’astrogation1, un Capitaine de vaisseau-cargo devait être capable de traiter le plus grand nombre d'opérations de son vaisseau dans l'espace normal comme il appréciait. Hank aimait avoir les commandes en mains alors qu’il propulsait, grâce à ses fusées d'hydrazine, des milliers de tonnes de marchandises aussi bien en dehors que dans le champ de gravité d’une planète. Le fait qu'il était propriétaire de son vaisseau, This End Up, rendait la navigation encore plus douce. Cela lui avait couté toutes ses économies, de douloureuses renégociations de ses pensions alimentaires, et un prêt tellement énorme qu’il préférait ne pas y penser, mais maintenant il était son propre patron. Il choisissait ce qu'il transportait et au fil du temps, il avait construit une liste de clients qui étaient prêts à payer un peu plus pour un service personnalisé. Un de ses clients les plus fiables était JOTUN Heavy Industries, une société basée sur Mars qui était spécialisée dans la construction de machines agricoles semi-autonomes. Dans la soute de son vaisseau-cargo était actuellement entreposé un prototype de leur prochaine série de charrues, des machines massives conçues pour cultiver de larges étendues de terre. Ces choses étaient extrêmement coûteuses, et Hank supposait qu’un prototype l’était encore plus. C'est pourquoi, alors qu’il regardait une console remplie d’alarmes clignotantes, il était plus en colère qu’effrayé. L’attaquant inconnu du This End Up frappa tandis que le vaisseau fonçait vers Harvest sur un vecteur d'interception à haute vitesse. Hank a survécu à l'attaque sain et sauf. Mais le feu ennemi avait détruit son réacteur Shaw-Fujikawa, grillé ses fusées de manœuvre et son Maser, causé plus de dommages au This End Up qu'il ne pouvait se permettre de réparer. La piraterie était impensable sur les routes que Hank avait parcourues, et il n'avait même jamais envisagé d'ajouter l'option, extrêmement coûteuse de couverture à sa police d’assurance. Hank frappa sa main sur la console, faisant taire une nouvelle alarme : brèche dans la coque, côté bâbord du conteneur de fret, près de la poupe. Il pouvait sentir le sol caoutchouté de la cabine de commande vibrer comme si quelque chose tentait de frayer son chemin à travers la coque. — Bon sang ! Maudit Hank, arrachant un extincteur d'un support mural. Il espérait que les pirates n’endommageraient pas le prototype JOTUN lorsqu’ils parviendraient à s’introduire dans le vaisseau. — Très bien. Ces connards veulent saccager mon vaisseau ? Hank gronda, soulevant l'extincteur dessus de sa tête. Alors ils vont le payer.

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Il s’agit de la coordination des sauts en Sous-espace, nécessitant en général un ordinateur NAV.

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L'intérieur du cordon ombilical du Minor Transgression rougeoyait tandis que sa pointe de pénétration brûlait le vaisseau étranger. À travers les murs semi-transparents, Dadab pouvait voir le laser tailler de longs sillons sur l’unité de propulsion du vaisseau, le paralysant totalement sous la main de Chur'R-Yar. Comment peut-elle être si calme ?! grogna Dadab, contemplant la Maitresse de vaisseau du haut du cordon ombilical. Elle se tenait derrière Zhar, une main griffue posée sur la poignée de son pistolet plasma encore dans son étui, comme une reine pirate Kig-Yar à l'ancienne, prête pour l’abordage. Les deux autres membres d'équipage Kig-Yars se tenant debout juste derrière elle, étaient moins tranquilles. Deux d'entre eux jouaient avec leurs couteaux d'énergie : des éclats de cristal rose utilisés comme armes de mêlée. Dadab se demanda si les membres de l'équipage, comme lui, avaient réalisé qu'ils étaient condamnés. Il souhaitait que Chur'R-Yar réussisse à ramener la relique, sachant que certaines s’étaient révélées être très dangereuses, même dans les mains habiles des Prophètes. Puis, elle voudrait probablement retourner directement dans l’espace contrôlé par les Covenants, où sa relique se révèlerait être comme toutes les autres, et trouver rapidement un acheteur avant d’éveiller les soupçons du Ministère. C'était un plan concevable. Mais Dadab savait bien que lui et les autres témoins inutiles seraient morts depuis longtemps avant que celui-ci ne soit complété. Dans son cas, immédiatement après avoir transmis une fausse comptabilité du nombre de Luminations dans le système étranger. Le cordon ombilical s’assombrit alors que la pointe de pénétration terminait sa découpe de la coque. Le bout du couloir irisé s'ouvrit pour révéler un champ d'énergie chatoyant. — Faites vérifier la pression par le Huragok, déclara Chur'R-Yar, en jetant un regard à Dadab. Le Diacre se retourna et signa à Lighter Than Some derrière lui : < Vérifier, air, égalité. > Avant qu'ils ne montent à bord du vaisseau étranger, ils avaient besoin d'être sûrs qu'il y avait un équilibre entre l'atmosphère du cordon ombilical et celle de la soute du vaisseau. Si ce n’était pas le cas, ils pourraient être déchirés au moment où ils tenteraient de franchir le passage. Le Huragok flotta nonchalamment au-dessus de Dadab. Pour Lighter Than Some, c'était juste une autre occasion de se rendre utile. Il vérifia les capteurs régissant le passage et lâcha un bêlement satisfait. Zhar ne perdit pas de temps pour sauter à travers. — C’est dégagé ! annonça le mâle Kig-Yar via son unité de transmission. Chur'R-Yar fit signe d’avancer à l’autre mâle de l'équipage, puis se glissa à travers le passage suivi de près par Lighter Than Some. Dadab prit une profonde inspiration et fit une prière silencieuse pour le pardon des Prophètes. Puis il s’introduisit également dans le vaisseau étranger. 76

Sa soute n'était pas aussi remplie que celle du premier vaisseau qu’ils avaient abordé. À la place de conteneurs de fruits du sol au plafond, l'espace était occupé par un seul élément de cargaison : une machine imposante avec six roues massives. À l'avant de la machine prenait place un faisceau, plus large que la machine elle-même, équipée de pointes en forme de dents, chacune de deux fois la taille de Dadab. La plupart des pièces internes de l'appareil étaient enveloppées de métal peint en jaune et bleu, mais ici et là Dadab aperçu des circuits exposés et des pneumatiques. Sur le faisceau denté apparaissait une série de symboles gravés dans le métal brillant : J-O-T-U-N. Dadab pencha la tête. Si les symboles étaient Forerunners, il ne les avait jamais vus. Mais il n'était pas trop surpris, il n’était qu’un humble Diacre, et il y avait d'innombrables mystères sacrés qu'il avait encore à comprendre. — Dites au Huragok d'enquêter, siffla Chur'R-Yar, pointant la machine. Dadab frappa dans ses pattes pour obtenir l’attention de Lighter Than Some : < Trouver, relique ! > Le Huragok gonfla la plus grande de ses poches, augmentant sa flottabilité. Tandis qu’il est passait au-dessus de l'une des grandes roues de la machine, il vida une plus petite cavité, se propulsant à travers un rideau de fils multicolores. La Maîtresse de vaisseau envoya Zhar et les deux autres membres d'équipage vers un tas de caisses en plastique attachées au sol près de l'arrière du véhicule. Claquant avec impatience leurs mâchoires osseuses, les Kig-Yars se ruèrent à leur tâche, ouvrants bruyamment les boîtes les plus hautes à coups de griffes rapides et agiles. Bientôt ils disparurent dans un tourbillon de matériaux d'emballage blancs. — Rends-toi utile, Diacre, le secoua Chur'R-Yar. Recueille l’unité de transmission du vaisseau. Dadab s'inclina et courra vers la machine au fond de la soute. La plate-forme élévatrice fonctionnait comme la précédente, et peu après il s’éleva vers le couloir qui menait à la cabine de commandement. À michemin dans le couloir, le Diacre se rappela soudainement la saleté dégoûtante qui l'attendait la dernière fois. Alors qu’il franchit la porte de la cabine, il retint instinctivement son souffle et ferma ses yeux. Clang ! Quelque chose de lourd percuta le réservoir de Dadab. Il glapit de peur et tituba vers l'avant. Un autre coup le frappa dans l’estomac. Le méthane siffla d'une brèche dans son réservoir. — Ayez pitié ! s’écria Dadab, se mettant en boule et se couvrant le visage avec ses avant-bras épineux. Il entendit une série d'exclamations gutturales, et sentit quelque chose frapper l‘arrière d'une de ses jambes. Dadab écarta un peu ses bras, et regarda à travers l’embrasure. L'étranger était grand et musclé. Sa chair pâle était en grande partie recouverte par une combinaison en tissu. Dents découvertes, et tenant un 77

cylindre métallique rouge au-dessus de sa tête inégalement recouverte de poils, la créature semblait sauvage, pas le genre de chose qui pouvait posséder une sainte relique. L'étranger le fouetta avec l'une de ses lourdes bottes, frappant la jambe de Dadab une seconde fois. Il criait des mots inintelligibles plus forts encore. — S'il vous plaît ! gémit Dadab, je ne comprends pas ! Mais ses supplications ne semblaient qu’attiser la colère de l'étranger. Il s'avança, le bâton levé pour un coup fatal. Dadab poussa un cri et se couvrit les yeux… Mais le coup ne vint jamais. Dadab entendu le cylindre rebondir sur le sol caoutchouteux, puis rouler jusqu’à buter contre le bord de la cabine. Lentement, le Diacre décroisa ses bras. La bouche de l'étranger était ouverte, mais il ne parlait pas. Il vacillait d'avant en arrière, se tenant la tête. Puis tout à coup, ses bras retombèrent. Dadab fila en arrière alors que l'étranger tombait la tête la première sur le sol juste entre ses jambes. Il entendit un bêlement nerveux et leva les yeux. Lighter Than Some flottait devant la porte de l'habitacle. Trois de ses tentacules étaient repliés de manière défensive près de ses poches. Le quatrième figé en avant, frémissant, ce que Dadab pris d'abord pour de la peur. Mais il se rendit compte que Lighter Than Some essayait de s’exprimer, luttant pour former le simple signe Huragok : < Un. > Le résonnement de pattes griffues avançant dans le couloir annonçait l'approche de la Maîtresse de vaisseau. Elle bouscula le Huragok brandissant son pistolet plasma et pencha un de ses yeux rubis sur le cadavre de l'étranger. — Comment est-il mort ? demanda-t-elle. Dadab baissa les yeux. L'arrière du crâne de l'étranger était brisé, perforé de part en part. Avec précaution Dadab glissa deux doigts dans la plaie mortelle. Il attrapa quelque chose de dur au centre du cerveau de la chose, et la sortie à la vue de tous : la pierre de chasse de Lighter Than Some. Sif n'aimait pas bouleverser la charge de son ordinateur NAV. Quelque part au fond de son processeur logique se trouvait un souvenir d’une mère tourmentée ayant peu de patience pour son nouveau-né venant de son modèle. Mais la communication avec les vaisseaux alors qu'ils étaient dans le Sous-espace était impossible. Il n'y avait donc aucun moyen pour Sif de leur faire parvenir le préavis concernant les mesures supplémentaires que Jilan al-Cygni avait imposé après le débriefing.

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\> HARVEST.SO.IA.SIF >> DNC.CUP # -00040370 SUIVEZ VOTRE NOUVELLE TRAJECTOIRE. MAINTENEZ LA VITESSE REQUISE. TOUT VA BIEN. \>

Pour se connecter à Harvest, ou toute autre planète, alors qu’ils fonçaient dans le vide, les vaisseaux-cargos avaient besoin de sortir du Sous-espace sur la bonne trajectoire, puis de voyager à leur vitesse de croisière. Harvest tournait en orbite autour d’Epsilon Indi à un peu plus de 150 000 kilomètres par heure, plus vite que la plupart des mondes de l’UNSC. Selon l'angle de son vecteur d'interception, un ordinateur NAV pouvait avoir à pousser son vaisseau encore plus vite pour se rendre au point de rendez-vous en temps et en heure. Ainsi, les ordinateurs NAV étaient naturellement perturbés quand, immédiatement après avoir effectué leur saut, Sif leur imposait de se préparer à rejoindre Harvest le plus loin possible de son orbite. Sif rompit son lien avec le vaisseau-cargo, Contents Under Pressure, et répondit à un autre appel. Différentes parties de son esprit communiquaient avec des centaines de vaisseaux-cargos à la fois, assurant à leurs simples circuits que les limitations qu’elle leur imposait étaient parfaitement légales et sûres. Le même message, encore et encore. Les algorithmes qui guidaient les émotions de Sif lui conseillèrent de ne pas mettre en corrélation répétition avec agacement. Mais son processeur ne pouvait s'empêcher de se sentir un peu vexé. La femme de la DNC avait insisté sur la double vérification de l'ARGUS et des autres données qu'elle recueillait auprès de tous les vaisseaux-cargos qui entraient dans le système. Sif savait que tout cela faisait partie de sa mission, qu'elle avait besoin de subir une petite humiliation bureaucratique avant que la DNC puisse lui pardonner à son erreur. Heureusement, al-Cygni était à la fois polie et efficace, et donna son approbation sur les évaluations de Sif très rapidement. Mais elle était humaine, et avait besoin de dormir au moins quelques heures chaque jour. Cela signifiait que certains vaisseaux-cargos devaient rester en trajectoire d'attente pendant un certain temps. Et cela rendait leurs ordinateurs NAV encore plus anxieux… <\ \> HARVEST.SO.IA.SIF >> DNC.TEU # -00481361 <\ ATTENTION, THIS END UP. <\ VOUS DEVEZ MAINTENIR LA VITESSE REQUISE. Sif pouvait considérer que le This End Up était toujours sur la bonne trajectoire, mais il avait commencé à ralentir. Cette diminution était mineure (moins de cinq cents mètres par minute), mais toute décélération était inacceptable lorsque l'objectif était d’être en phase avec une planète.

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<\ THIS END UP, POUVEZ-VOUS M’ENTENDRE ? <\ CONTACTEZ HARVEST SUR N'IMPORTE QUEL CANAL. \> Mais il n'y avait pas de réponse, et Sif savait que le vaisseau-cargo manquerait sûrement son rendez-vous. Elle venait juste de commencer à contempler la myriade de problèmes qui auraient pu causer la perte de vitesse du This End Up quand, sans avertissement, le vaisseau-cargo disparut de son radar. Ou plus précisément, le seul écho que renvoyait le This End Up devint soudainement plusieurs centaines de millions de petits échos. Ou plus succinctement, conclut Sif, le vaisseau a explosé. Elle vérifia l'heure. Il était minuit passé. Alors qu’elle initiait une liaison COM avec l'hôtel de al-Cygni à Utgard, elle se demanda si la femme était encore éveillée. — Bonjour, Sif. Comment puis-je t’aider ? Jilan al-Cygni était assise au bureau de sa suite. Parmi les teintes très colorées de l’hôtel, Sif put constater que la femme portait le même tailleur brun que durant leur réunion précédente. Mais il avait l'air parfaitement repassé et les longs cheveux noirs de al-Cygni étaient fermement attachés. Scrutant le fond de l'arrière-plan, Sif nota que son lit n'avait pas été défait. — Quelque chose ne va pas ? demanda Al-Cygni d'un ton qui confirma sa vivacité. — Nous avons perdu un autre vaisseau, déclara Sif, lui envoyant toutes les données pertinentes sur son Maser. Elle nota un abaissement fractionnaire des épaules de al-Cygni, un léger desserrement de sa mâchoire. Loin d'être surprise, l'annonce semblait convenir à la femme, comme si elle s’était attendue à la perte du vaisseau-cargo et attendait que Sif lui relaye la nouvelle. — Nom et itinéraire ? demanda Jilan, tendant ses doigts pour atteindre son terminal COM. — This End Up. Mars via Reach. — Il y avait plus de trente navires sur les vecteurs proches, songea Jilan. Elle fit lentement défiler un doigt sur l'écran, essayant de découvrir des concordances utiles dans les données de Sif. Pourquoi celui-là en particulier ? Le rapport indiquait que This End Up transportait un prototype de JOTUN. Jusqu'à ce que l’ARGUS de Sif ne rende son évaluation du nuage de débris, elle n'avait aucune preuve tangible que ce n'était pas le cas. Vérifiant les données auprès des autres vaisseaux-cargos à proximité, elle confirma que la plupart étaient chargés de biens de consommation. Certains transportaient des pièces de rechange pour JOTUNs et d’autres des machines agricoles. Tandis que Sif était sur le point de mentionner le prototype JOTUN comme seule différence significative entre les diverses cargaisons, elle remarqua quelque chose d'inhabituel par rapport au vaisseau-cargo.

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C’est alors qu’elle vit que les lèvres de Jilan commencèrent à bouger, et tel que le protocole l’exigeait, elle retint sa langue virtuelle. Il était insolent et orgueilleux d’interrompre un humain, lui rappelait ses algorithmes. Donc Sif fit de son mieux pour ne pas se sentir vexé quand al-Cygni prit le crédit de leur révélation commune. Les yeux verts de la femme se mirent à briller tandis qu’elle expliquait : — This End Up était le seul vaisseau avec un Capitaine. Un vrai équipage humain.

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Chapitre 7 HARVEST, 16 JANVIER 2525

Aussitôt que les recrues du 1er peloton déposèrent leurs plateaux de petit-déjeuner dans l’aseptiseur du réfectoire, Avery les conduisit à leur marche quotidienne : dix kilomètres aller-retour le long de l'autoroute Gladsheim. Après deux semaines d’EP1, ils s’étaient habitués au trajet, un chemin terriblement terne à travers les champs de blé plat. Mais jusqu'à aujourd'hui, ils ne l’avaient jamais fait avec des sacs à dos pesant vingtcinq kilogrammes. Et au moment où l'Epsilon Indi flambait dans le ciel en milieu de matinée, la marche était devenue un exercice de punition unique en son genre. C'était aussi vrai pour Avery, qui n'avait pas reçu d'exercice convenable depuis le début de son voyage. Les longs moments passés en sommeil cryogénique d’Epsilon Éridani jusqu’au système solaire, puis du système solaire à Epsilon Indi l'avaient laissé dans un état connu sous le nom de « brûlure de congélation ». Cette sensation atroce, comme une mise en boite remplie d’épines et d’aiguilles, avait été provoquée par la dégradation des produits pharmaceutiques de sommeil cryogénique injectés dans les muscles et les articulations, et l’état actuel d'Avery était le pire qu’il n’avait jamais ressenti, une sensation profonde de picotement dans les genoux et les épaules ravivée par l'intense marche. Avery grimaça alors qu’il enlevait son sac à dos. Mais il lui était facile de cacher son malaise à son peloton, parce que les trente-six hommes regroupés autour du mât du champ de manœuvre étaient concentrés sur leur propre épuisement. La sueur coulant sur son nez et sur son menton, Avery regarda l’un d’entre eux vomir son déjeuner précipité. Cela entraina une réaction en chaîne et bientôt près de la moitié du peloton vomissait bruyamment sur le gravier. Jenkins, une jeune recrue aux cheveux de couleur rouille, s’arrêta directement en face d’Avery. Ses minces bras posés sur ses genoux, il émit un gémissement fait à moitié de toux et de pleurs. Avery vu une série de longs crachats tomber sur ses bottes mal attachées. Avery fronça les sourcils, regardant fixement les lacets desserrés. Il aura des ampoules. Mais il savait aussi que Jenkins faisait face à une menace plus immédiate et plus dangereuse : la déshydratation.

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Entraînement Physique

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Il tira une bouteille d'eau en plastique de son sac et l'enfonça dans les mains tremblantes de la recrue. — Buvez-la lentement. — Oui, Sergent-chef, souffla Jenkins. Mais il ne bougea pas. — Maintenant, recrue ! hurla Avery. Jenkins se redressa, si vite que le déplacement du poids de son sac à dos le projeta presque sur son derrière osseux. Ses joues ratatinées se gonflèrent tandis qu’il dévissa la bouteille et prit deux grandes gorgées. — J'ai dit lentement, dit Avery essayant de contenir sa colère. Ou tu vas avoir des crampes. Avery savait que la Milice Coloniale n'était pas des Marines, mais il lui était difficile de réduire ses attentes concernant la performance de ses recrues. Environ la moitié d'entre eux étaient des membres des forces de l'ordre de Harvest et les autres des services d'urgence. Ils étaient donc préparés, au moins mentalement, à affronter les rigueurs d’un entrainement de base. Mais ces hommes étaient plutôt âgés, certains étaient dans la fin quarantaine ou début cinquantaine, et ils n'étaient pas tous dans leur meilleure forme. Les choses n'étaient pas beaucoup mieux avec les jeunes recrues comme Jenkins. La plupart d'entre eux avaient grandi dans des fermes, et puisque les JOTUNs de Harvest étaient chargés de tout le travail manuel éreintant, ils étaient tout autant préparés physiquement que leurs aînés pour apprendre le métier pénible de soldat. — Healy ! cria Avery, pointant les bottes de Jenkins. Vous avez une paire de pieds qui vous attend ! — Cela fait trois ! répondit l’infirmier. Il était en train de distribuer des bouteilles d'eau à une paire de recrues bedonnantes, d’âge moyen et aux visages brûlés par le soleil. — Dass et Abel sont si gros, que je pense qu'ils sont portés par leurs chaussettes. L’Infirmier avait élevé sa voix assez haut pour que tout le peloton puisse l’entendre, et quelques-uns des hommes qui n'avaient pas perdu leur petit-déjeuner, ainsi que leur sens de l'humour, lâchèrent un petit rire suite à l’accusation inepte de Healy. Avery fronça les sourcils. Il ne pouvait pas se décider de ce qui le contrariait le plus : le fait que Healy insistait pour faire le clown et qu’il ruinait l'ambiance de sérieux qu'il tentait de mettre en place, ou le fait que l’Infirmier connaissait déjà le nom de chaque recrue alors que Avery devait encore lire leur nom inscrit sur les poches de poitrine de leurs chemises d’une couleur kaki passée. — Vous avez de l'énergie pour parler ? Alors vous avez de l'énergie pour marcher ! lança Avery. Prenez un peu d'eau et buvez. Tout ce que je veux entendre c’est le son de l'hydratation. Qui, pour être clair, ne correspond absolument à rien du tout ! Immédiatement, trente-six bouteilles de plastique transparent pointèrent vers le ciel. Jenkins était particulièrement désireux de garder ses pieds endoloris où ils étaient et buvait son eau à un rythme alarmant. 83

Avery regarda la pomme d’Adam surdimensionnée de la recrue s’agiter comme un yoyo sur une petite corde. Le gamin ne pouvait même pas suivre un ordre de boire correctement. Le son des voix sur la route de la garnison d’entrai annonçait le retour de Byrne et du 2e peloton. Avery pouvait les entendre tenir la cadence, chantant un chant de marche du Corps des Marines. Byrne hurlait chaque ligne et ses recrues répétaient : Quand je mourrai, s'il vous plaît enterrez-moi profondément ! Placez un MA5 sous mes pieds ! Ne pleurez pas pour moi, ne versez pas de larmes ! Emballez-moi simplement en faisant un EP ! Parce qu’un beau matin à environ 05 ! Le sol tremblera, il y aura des éclairs dans le ciel ! Ne vous inquiétez pas, ne me déterrez pas ! C'est juste mon fantôme faisant une course d’EP ! Alors que le 2e peloton franchissait le sommet de la route et s’arrêtait sur le champ de manœuvre, la porte-moustiquaire des quartiers du Capitaine de Ponder s'ouvrit. Comme d'habitude, le Capitaine avait choisi de ne pas porter sa prothèse ; la manche de sa chemise de treillis était une nouvelle fois épinglée parfaitement sur son côté. — Gaaarde—à-vous ! aboya Avery. Ponder donna une chance au 1er peloton de se redresser, et au 2e peloton le temps de parvenir à reprendre son souffle. Puis il demanda d'une voix forte, mais amicale : — Vous avez aimé votre promenade, messieurs ? — Monsieur, oui monsieur, répondirent les recrues avec un enthousiasme nuancé. Ponder se tourna vers Byrne. — Ils ne semblent pas convaincus, Sergent-Chef. — Non, en effet, grogna Byrne. — Peut-être que dix bornes n'étaient pas assez pour leur changer les idées… — Je serais heureux de les faire courir de nouveau, Capitaine. — Eh bien, permettez-moi de m’en assurer. Ponder mit son poing sur la hanche et cria : je répète, avez vous tous apprécié votre promenade ? Les soixante-douze recrues répondirent d’une seule voix. — Monsieur, oui Monsieur ! — Le referiez-vous demain ? — Monsieur, oui Monsieur ! — Là je vous ai bien entendu ! Repos ! Alors que les recrues retournèrent à leur souffrance, Ponder s’avança vers Avery. Comment était leur rythme ? — Pas mal, compte tenu de leur charge. — Quel est le plan pour cet après-midi ? 84

— Je pensais que je pourrais les sortir de la routine. Ponder hocha la tête en signe d’approbation. — Après tout ce temps, nous pouvons bien les laisser tirer sur quelques cibles. Mais vous devrez les remettre aux mains de Byrne. Nous avons un rendez-vous. — Monsieur ? — Célébration du Solstice à Utgard. Le gouverneur de cette planète m’a remis une invitation pour moi et un de mes Sergent-Chefs. Le Capitaine tourna son menton en direction de Byrne qui était en train de lâcher une série de jurons envers une recrue terrifiée qui venait de commettre l'erreur de rendre son petit déjeuner directement sur les bottes du Sergent-Chef. C'est une affaire formelle. Dames en robes longues, ce genre de choses. Ponder sourit à Avery. J'ai le sentiment que vous serez le plus à l’aise. — Compris. La dernière chose que Avery voulait était de se faire questionner sur l'Insurrection par un groupe de politiciens alcoolisés, mais alors qu’il regardait Byrne ordonner à la recrue de commencer des pompes directement au-dessus de ses bottes couvertes de vomi, il devait l’admettre : le Capitaine avait probablement raison. Et puis, il y avait des questions que Avery voulait poser à Ponder, d’abord et avant tout, pourquoi lui et Byrne avaient été transférés sur Harvest. Depuis la nuit de leur bagarre dans les baraquements, les deux Sergent-Chefs n'étaient pas exactement en de bons termes, et Avery n’avait obtenu aucune information à propos de Byrne. Pendant le trajet à Utgard, il espérait que le Capitaine pourrait lui expliquer pourquoi l’UNSC avait jugé bon de transférer les deux chefs d'équipe des opérations TREBUCHET et de les retirer du front l'Insurrection. Avery suspectait fortement qu'il n'allait pas aimer la réponse de Ponder. — La fête commence à zéro six trente. Le Capitaine retourna à ses quartiers. Allez vous changer, et rejoignez-moi dans le parc automobile le plus tôt possible. Avery lança un salut à la hâte, puis se dirigea vers ses recrues. — Forsell, Wick, Andersen, Jenkins ! cria-t-il, en lisant leurs noms sur son terminal COM. Quatre paires d’épaules se redressèrent. Il se dit qu'aucun d'entre vous n’a jamais manié une arme. Est-ce exact ? — Oui, Sergent-Chef. Les réponses des recrues étaient hésitantes, embarrassées. Certains des miliciens les plus âgés, des gendarmes qui étaient autorisés à porter des armes de poing de petit calibre pour leur travail, ricanèrent à l'inexpérience des recrues. — Ce ne sera pas si drôle quand ils se retrouveront debout derrière vous en plein combat, grommela Avery. Les rires des gendarmes s’estompèrent rapidement. Avery fit signe à Jenkins et les autres de se rassembler. — Le Capitaine et moi avons un rendez-vous en ville. Alors le Sergent-Chef Byrne va vous aider à vous amuser. 85

Les recrues se regardèrent fixement les uns les autres, confus par ce que Avery venait de dire. — Il va vous apprendre à tirer, précisa Avery. Essayez de ne pas vous entretuer. Une heure plus tard, il était au volant d'un Warthog, roulant en vers l’Est sur l’autoroute Gladsheim, le Capitaine Ponder sur le siège passager à ses côtés. Avec l’Epsilon Indi brillant droit devant lui, Avery était exceptionnellement content du design épuré du véhicule. En zone de guerre, l'absence de toit et de portes du Warthog faisait de lui un dangereux véhicule. Mais quand l'unique ennemi à qui vous faites face est la sueur ruisselant sur un uniforme bleu marine, son habitacle à l'air libre était une bénédiction totale. Pour se maintenir au frais, les deux hommes avaient enlevé leurs vestons bleu marine et avaient remonté leurs manches jusqu’aux coudes. Ponder avait choisi de conserver son faux bras à couvert ; Avery devina que c’était parce que les articulations de titane de la prothèse deviendraient très chaudes exposé directement à la chaleur. Du coin de l'œil, il vit le Capitaine atteindre et gratter son épaule, massant la jonction de nano-fibres où les circuits se connectaient à l'homme. Pendant un moment, Avery et Ponder restèrent assis en silence et regardèrent les champs de blé autour de la garnison laisser place à de vastes vergers de pommes et de pêches. Avery n'était pas sûr sur la meilleure façon de briser la glace. Il ne voulait juste pas ouvrir sa bouche et demander : — Pourquoi suis-je ici ? Il avait deviné qu’il y avait une bonne raison pour laquelle le Capitaine gardait l'information secrète et soupçonnait qu'il faudrait un peu plus de finesse pour lui faire soustraire l’information. Alors il commença avec quelque chose de simple. — Monsieur. Si vous me permettez de vous le demander. Qu’est-il arrivé à votre bras ? — M-EDF 9/21/1, répondit Ponder, en élevant sa voix par-dessus le rugissement du Warthog. Ce code vous parle ? Avery décortiqua automatiquement le code : neuvième force expéditionnaire des Marines, vingt et unième division, 1er bataillon. C’était une des nombreuses unités en service dans l’Epsilon Éridani. — Oui, monsieur. Des sacrés durs à cuire. — C’est ce qu'ils étaient. Le Capitaine mit deux de ses doigts de métal, lui servant de prothèse, dans sa poche de chemise et en sortit un cigare Sweet William. J’étais leur OC. Avery s’agrippa fortement sur le volant tel un chauffeur soufflé en direction opposée. — Quel genre de spectacle avez-vous vu ? Il fit de son mieux pour garder un ton décontracté. Mais si ce que Ponder disait était vrai, cela signifiait qu'il était un élément essentiel de l’UNSC dans les combats

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contre l'Insurrection, que sa présence sur Harvest était tout aussi étrange que celle d’Avery et de Byrne. — Ne tournons pas autour du pot, Sergent-Chef. TREBUCHET. C'est dans votre dossier. Et dans celui de Byrne aussi. Et j'ai passé les deux dernières semaines à me demander la même chose. Le Capitaine coupa le bout de son cigare. Pourquoi le Corps enverrait deux de ses plus grands fils de putes ici ? — J'espérais que vous pourriez nous éclairer à ce sujet, monsieur. — Si seulement je le savais. Ponder sortit un Zippo argenté de sa poche de pantalon, le fit craquer, et commença à attiser son cigare. FLEETCOM n’a pas franchement été généreuse en renseignements… dit-il entre deux bouffées. Puis, refermant le briquet : Depuis, ils m'ont rétrogradé. Un déclic se fit dans la tête d'Avery. Bien sûr, pensa-t-il, l’OC d'un bataillon de Marines aurait au moins comme grade celui de Lieutenant Colonel, soit deux grades plus élevés que le grade actuel du Capitaine Ponder. Mais Avery n'avait aucune idée du lien avec de la grande question. Quoi qu’il en soit, les révélations de Ponder rendaient les choses encore plus confuses. — Rétrogradation, monsieur ? demanda-t-il du tac au tac. — J'ai perdu mon bras, commença Ponder, À Elysium City, Éridani II. Il mit une de ses bottes sur le tableau de bord. Cela remonte à treize ans. Watts et sa bande commençaient à peine à montrer les dents. Le Colonel Robert Watts, ou « ce bâtard » pour la majorité du personnel de l’UNSC, était un officier du Corps des Marines qui était né et qui avait grandi sur Epsilon Éridani. Il bascula du côté des Insurgés dès le début de la guerre. Lui et le groupe de transfuges qu'il commandait étaient une des cibles prioritaires de TREBUCHET. Jusqu'à présent, personne n'avait pu l’avoir dans le viseur, bien que Avery avait été en mesure une fois de s'en approcher. — Nous espérions capturer le Commandant en second de Watts, poursuivit Ponder, prenant une longue bouffée de son cigare. Les amiraux de FLEETCOM voulaient que mon bataillon rentre en force, à l’aide de soutiens blindés et aériens. D’intimider les locaux pour qu’ils nous livrent le gars sans combattre. Mais la ville restait partagée. Tout le monde n’était pas du côté des Intras, et je pensais qu'un peu de retenue pourrait nous aider à gagner des cœurs et des esprits. Avery grogna. — Ça a dû se passer avant mon époque. — Les choses étaient différentes au début. On parvenait encore à dialoguer ; à entrevoir une issue pacifiste. Ponder secoua la tête. Quoi qu'il en soit ce gars, ma cible, avait épousé la fille de l'un des responsables locaux. Je pensais que le beau-père serait assez impressionné lorsqu’une flotte entière de blindés se présenterait à sa porte. Mais ensuite, la seule chose dont je me souvienne est que j’étais dans son salon, sirotant du thé. 87

Ponder tarauda les cendres de son cigare. — Nous avons parlé de tout et de rien pendant quelques minutes, histoire de nous mettre à l’aise. Puis, quand sa femme me versait une seconde tasse, je me suis lancé : « Nous sommes à la recherche d'untel, savez-vous où nous pouvons le trouver, nous ne voulons pas porter préjudice à votre fille, et cetera, et cetera. » Et il me regarda droit dans les yeux… Ponder s'arrêta et regarda par-dessus le pare-brise incliné du Warthog. — Il me regarda dans les yeux et me dit : « Un jour nous gagnerons, peu importe ce qu'il en coûtera. » Le Capitaine fléchit sa prothèse, mimant ses souvenirs. Puis il mit son bras autour de la femme de la cible, sa propre fille, et le leva comme ça… il m'a fallu une seconde pour me rendre compte qu'il avait une grenade. Avery ne savait pas quoi dire, sauf que, ayant pris la relève des hommes comme Ponder face à l’Insurrection, il avait vu des choses tout aussi surprenantes et tragiques. — Je savais que c'était du bluff. Ce gars-là était dévoué à sa cause, pas de doutes. Mais tuer toute sa famille ? Cela n’allait pas arriver. Ponder retira le cigare à moitié fumé de ses dents et l’écrasa dans le cendrier. Un de mes tireurs d'élite pensait différemment. Il décocha hâtivement un tir à travers les murs de la maison qui déchira le gars en deux. Mais par réflexe il dégoupilla la grenade. Le Capitaine haussa les épaules. J'ai plongé pour me protéger de l'explosion. Les choses ont empiré à partir de ce moment. Espace restreint, soldats nerveux ; Avery savait qu’empirer signifiait beaucoup de pertes civiles, des hauts placés en colère, et pour remuer le couteau dans la plaie, Ponder fut rétrogradé de deux rangs. — Je pense qu'ils voulaient que je prenne une retraite anticipée. Mais ça me colle à la peau, dit le Capitaine. J’ai pris un tas d’argent sale et j’me suis fait ma place à l’EMC. Pensant laisser l'Insurrection derrière moi. Il fit un coup d'œil, plus curieux qu’accusateur, à Avery. Puis vous deux êtes arrivés. Encore une fois, Avery était à court de mots. Mais Ponder se perdit rapidement dans d’autres souvenirs de cette terrible journée si lointaine, et pendant un moment les deux hommes gardèrent le silence. Dans les vergers de pommiers, Avery vu des JOTUNs ; une paire de cueilleurs monstrueux assez grands pour engloutir des arbres entiers, juste en agitant leurs bras. Il avait entendu Healy se disputer avec une de ses recrues sur le nombre exact de JOTUNs sur Harvest. L’Infirmier avait refusé de croire qu'il y avait trois JOTUNs pour chaque habitant, presque un million de machines, jusqu'à ce que la recrue lui explique qu'il comptait toutes les versions différentes : la plus petite ferme utilisant des plumeaux aériens jusqu’aux bêtes à six roues comme celles dans le verger. — C'est drôle, déclara Ponder d'une manière pour préciser qu'il n’en avait pas terminé. Mais au début ça m’a manqué : mes hommes, le 88

combat, tout cela. Il m'a fallu des années pour réaliser à quel point c’était fou ; que j'avais été sacrément chanceux de m’en sortir à chaque fois. Avant que les choses ne tournent vraiment mal et que je commette une erreur qui tuerait encore plus de gens. Avery hocha la tête, sachant qu’il pouvait bien lui dire : je sais exactement ce que vous vous voulez dire. À présent le Bifrost avait commencé à apparaitre devant eux. Ils étaient encore à une heure de l'escarpement calcaire, mais même en écarquillant ses yeux, Avery ne pouvait voir que les sombres routes sinueuses, se croisant qui les mènerait à Utgard. De chaque côté des routes sinueuses, séparées par des centaines de kilomètres, il y avait deux lignes de MagLev, des lignes épaisses qui partaient du haut du Bifrost pour rejoindre le Ida, bien au-delà des vergers. Avery vit un long train de conteneurs passer sur la ligne le plus au sud. Le train semblait aller trop vite pour la taille des conteneurs, et Avery réalisa qu'ils devaient être vides, en chemin vers un entrepôt où des centaines de JOTUNs les attendaient chargés de produits fraîchement cueillis. — Peut-être que FLEETCOM a décidé que vous aviez besoin d'une pause ? Dit Ponder. — Peut-être, répondit Avery. C’était une aussi bonne explication que toutes les autres. — Eh bien, pourquoi ne pas commencer ce soir ? Prenez un verre et dansez avec une fille. Avery sourit malgré lui. — C'est un ordre, Monsieur ? Ponder rit et frappa sa cuisse avec son bras artificiel. — Oui, Sergent-Chef. Oui, c’en est un. Au moment où Avery faisait entrer le Warthog dans l’allée du Parlement de Harvest, il en savait beaucoup plus sur le Capitaine Ponder. Comment lutter contre l'Insurrection l'avait forcé à rater le mariage de son fils aîné et la naissance de son premier petit-fils ; de précieuses occasions qui lui manquaient beaucoup plus que son bras. Pendant qu’ils descendirent, boutonnèrent leurs manteaux de leurs boutons de cuivre, et plissèrent leurs vêtements, Avery réalisa qu’il lui faisait non seulement confiance, mais qu’il avait encore plus de respect pour cet homme qui portait son uniforme d’OC. Le hall d'entrée du Parlement était rempli de fêtards : des hommes en costumes couleur pastel ; des femmes dans des robes au col rond et ébouriffé, modes qui étaient déjà dépassées dans la plupart des bals des colonies centrales, mais qui étaient toujours appréciées par la haute société de Harvest. Certains des invités restèrent bouche bée et murmurèrent au passage d’Avery et de Ponder. Le Sergent-Chef réalisa soudainement qu’ils étaient les premiers Marines, ou les premiers soldats, que certains des invités n’aient jamais vus. 89

Et alors qu’ils se frayaient un chemin par un escalier de granit jusqu’à la salle de bal, quelques regards curieux se glaçaient. Nous devons être la nouvelle attraction, Avery grimaça, mais pas nécessairement celle attendue. Il semblait que la gestion de l'Insurrection par l’UNSC n'était pas plus populaire sur Harvest qu'elle ne l’était nulle part ailleurs. — Nils Thune, hurla quelqu’un du haut de l'escalier et faisant signe avec une main épaisse qui sortait d’un veston de tissu très rouge et à rayures blanches. Vous devez être le Capitaine Ponder. — Gouverneur. Ponder s'arrêta sur la plus haute marche et le salua. Puis il tendit la main. C'est un honneur de vous rencontrer. — De même, bien sûr ! La poignée de main de Thune était si forte qu’il tira pratiquement Ponder sur le palier. — Puis-je vous présenter un de mes hommes ? Sergent-Chef Avery Johnson. Thune lâcha la main de Ponder et l'offrit à Avery. — Alors, Johnson ? La barbe rousse de Thune se sépara dans un large sourire savoureux. Que pensez-vous de notre planète ? Avery avait une forte poigne, mais celle de Thune était impressionnante. Sa main possédait une force obtenue qu’après des années d’agriculture à l'ancienne, sans l'aide d'une flotte de puissants automates. Avery devina que, malgré sa vigueur, le gouverneur devait avoir dans la soixantaine. Qu'il avait été l'un des premiers colons à vivre sur Harvest. — Ça me rappelle chez moi, monsieur, minauda Avery. J'ai grandi sur Terre, dans la zone industrielle de Chicago. Thune lâcha la main d’Avery et pointa son pouce joyeusement sur sa poitrine. — Le Minnesota ! Ma mère et mon père des deux côtés, d’aussi loin que je me souvienne. Élargissant son sourire, il conduisit les Marines vers la porte de la salle de bal illuminée. Vous êtes en bonne compagnie, Sergent-Chef. La plupart des gens d’ici viennent du Midwest, pliant bagage quand l‘herbe n’était plus assez verte. Bien entendu, aucun de nous ne savait à quel point les choses seraient beaucoup mieux une fois arrivé sur Harvest ! Le gouverneur arracha une flûte de champagne au passage d'un serveur et l'avala d'un trait. — Par ici ! Il se faufila latéralement à travers la porte du salon, sa corpulence faisant au moins autant partie de la foule que toute déférence à son bureau. Et restez près de moi ! Le spectacle est sur le point de commencer et je veux que vous soyez en première loge ! Avery lança à Ponder un regard confus. Mais le Capitaine était tout simplement absorbé par les paroles de Thune. Avery le suivit alors que la foule se précipitait pour voir ce qui allait se passer, l’aspirant pratiquement dans la salle de bal. Faisant de leur mieux pour ne pas marcher sur des pieds, les Marines suivirent Thune jusqu’à l'une des nombreuses portes vitrées dans le mur Est de la salle de bal qui 90

conduisait à un large balcon donnant sur les jardins du Parlement, et par delà la cour de Utgard. Se mettant à côté de Thune et s’appuyant contre la balustrade à mihauteur du balcon de granit, Avery vit que le parc était plein de fêtards. Des globes de lumière illuminaient des familles assises sur des couvertures de pique-nique aux couleurs vives dans la brise crépusculaire. Presque aucun espace de la galerie n’était libre, et Avery était certain que la grande majorité des trois cents milles habitants de la planète étaient présents. Mais de ça, il n'en était pas tout à fait sûr. — Rol ! Les paroles de Thune retentirent douloureusement fort dans les oreilles d'Avery. Par ici ! Le gouverneur balança sa main au-dessus de sa tête, mais cela n'était pas nécessaire. Thune était plus grand que n'importe qui sur le balcon, Avery inclus, et sa tignasse épaisse, rouge et gris qui recouvrait sa tête était impossible à manquer. Avery tendit le cou vers la salle de bal à temps pour voir l’opposé typique du Gouverneur se glisser hors de la foule agitée ; un petit homme chauve à peine bâti pour remplir son costume de toile grise. — Rol Pedersen, annonça Thune. Mon Procureur Général. — Juste une façon élégante de dire avocat. Pedersen sourit modestement à travers ses lèvres minces et pincées. Il n'avait pas offert à Avery ou à Ponder sa main, mais pas par manque de courtoisie ; la foule en liesse avait commencé à circuler de la salle de bal jusqu’à la balustrade, écrasant les bras du Procureur Général fermement à ses côtés. — Rol nous fera ses salutations formelles une fois sortis d’ici, expliqua Thune. Pour information. Il est celui qui s'est occupé de toutes les négociations avec la bureaucratie militaire pour que nous puissions former une milice. — Techniquement. Les yeux de Pedersen scintillaient alors qu’il souleva un de ses sourcils blancs. J’ai formellement accepté leur demande pour que nous ayons une. À ce moment, des feux d'artifice éclatèrent dans le ciel, remplissant l’espace entre les sept ascenseurs de Tiara avec des fleurs multicolores. Apparaissant à l’horizon d’Utgard, de fils de bronze brillaient dans le crépuscule de l’Epsilon Indi. La douche d’étincelles ridait l'air autour d'eux et le faisant vibrer, comme les cordes pincées d’une harpe géante. — Très bien, tout le monde ! Thune rugit pendant que le dernier des feux d'artifice se dissipait dans un nuage bleu-vert. Préparez-vous ! Le gouverneur mit ses mains à ses oreilles, comme tout le monde sur le balcon, sauf Avery et Ponder. — Le conducteur de masse, expliqua Pedersen. Nous l’utilisons à chaque solstice. Tout à coup, les tours dans la cour devinrent noires comme si la ville perdait la source d’alimentation de son réseau électrique. Il y eut un flash lumineux au-delà de l’ascenseur numéro quatre de Tiara, et un instant plus tard, une onde de choc martela la cour, soulevant les globes de 91

lumière et envoyant les pique-niqueurs hurlants après leurs serviettes volantes et leurs enfants bouleversés. Sur le balcon, les femmes hurlaient d'effroi tout en serrant leurs robes gonflées ; les hommes firent un spectacle galant en décapsulant leurs oreilles lorsque l’éclat d’un bang sonique s’estompa dans le Parlement. — Hourra ! cria Thune, en commençant une salve d'applaudissements dont l'écho était similaire au bruit des pique-niqueurs dans la cour. Excellent, Mack ! — C'était un peu fort, Gouverneur, répondit l'IA à travers le terminal COM de Thune, caché quelque part dans sa veste ample. Mais c’est un plaisir de vous servir. — En parlant de cela, dit Thune, s'éloignant de la rampe. Jusqu’où êtes-vous allé ? Pedersen libéra une main et la pointa en direction de Thune, laissant les deux Marines savoir qu'ils se devaient de les suivre. Cette fois-ci, le Gouverneur les conduisit à l'extrémité de la salle de bal où un groupe d'enfants, des filles avec des arcs de satin sur leurs robes et des garçons aux vestes et chaussures brillantes, étaient serrés autour d'une table circulaire surmontée d'une corne abondante de fruits et légumes. Un projecteur holographique argenté était centré dans une couronne de feuilles de vigne et de grappes de raisin pourpre. Et sur le dessus se tenait Mack. — Manqué de plus d’un kilomètre, dit l'IA, en se frottant le dos de son cou avec un mouchoir sale. En fait, de plus d’une cinquantaine de kilomètres. Mais je suis sûr qu'elle trouvera quelque chose à redire. — Sans doute. Sans doute, ricana Thune. Écoutez, je voudrais vous présenter le Capitaine Ponder et le Sergent-Chef Johnson. Marines de l’UNSC. Ici pour entraîner une milice. — Mack. Des opérations agricoles. Mack toucha le bord de son chapeau de cow-boy. Puis, hochant la tête vers le balcon et le conducteur de masse quelque part au-delà, comme les gros canons de la Navy, mais juste un peu moins puissant. — Vous savez, dit impassiblement Ponder, il y a une raison pour laquelle nous n’utilisons ces choses que dans l'espace. Les conducteurs de masse étaient relativement simples et une solution peu coûteuse pour lancer des objets depuis la surface d'une planète jusqu’à l’orbite. Généralement construits sur de grandes rampes flexibles, leurs bobines magnétiques pouvaient être chargées, armées, et lancées avec très peu d’automatisation ; avec un simple ordinateur plutôt que d'une IA. Mais les conducteurs de masse avaient un inconvénient majeur : ils étaient limités par le poids des projectiles. Ce qui signifiait que bien que le conducteur de masse de Harvest fonctionna très bien pendant la première décennie suivant la fondation de la colonie, où son rôle principal était d’envoyer soigneusement des déchets nucléaires sur une trajectoire de collision avec l’Epsilon Indi, pour permettre à la planète

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d’atteindre son plein potentiel d'exportation, il fut nécessaire de le remplacer par un système d’ascenseurs de grande capacité tels que Tiara. La technologie des conducteurs de masse était bel et bien présente dans la Marine, cependant, sous la forme de Canon à Accélération Magnétique. Ce qu’on appelait frégates ou croiseurs CAM étaient essentiellement des conducteurs de masse mobiles, les vaisseaux étaient conçus le long de l'arme et des bobines électromagnétiques. La technologie était semblable à celle du fusil M99 Stanchion. Mais alors que les balles, légères et semi-ferreuses du M99 faisaient seulement quelques millimètres de long, celles des CAM faisaient plus de dix mètres de bout en bout, pesaient cent-soixante tonnes métriques, et avaient suffisamment de force pour pénétrer le plus épais blindage de Titanium-A de la Navy. — Dans l’espace ? grommela Thune avec dédain. Ces choses-là font même du bruit à Zéro-G ? — Si vous êtes à l'intérieur d'un vaisseau CAM quand les canons font feu ? Ponder leva largement les mains autour de sa tête, simulant une explosion assourdissante. Je ne sais pas si vous êtes un homme religieux, Gouverneur. Mais c'est un peu comme une cloche d'église. — Si le suis-je ? S’apparenta le Gouverneur. Né et élevé en Luthérien ! Pedersen soupira en signe de protestation. — Si j’avais su que vous alliez parler de religion, Capitaine, tout en tant que Procureur Général, j'aurais conseillé un sujet moins controversé. — Et j'étais sur le point de raconter une histoire… ajouta Mack, assez fort pour que tous les enfants l’entendent. La foule de jeunes acclamait une présentation holographique. Alors une rue principale de l’Ouest Sauvage apparut derrière Mack. Un groupe de bandits masqués sortirent d'une banque, tirant des coups de feu et effrayant les chevaux d'une diligence qui passait par là. Les enfants faisant « Ooooh ! » et « Aaah ! ». Mack sortit une étoile de shérif de sa poche et la planta sur sa poitrine. — Peut-être avez-vous envie de faire un sermon au saloon. — J’ai passé l’âge, dit Thune, en tapant Ponder sur l’épaule. Capitaine ? Ponder tenu bon sous la force du coup de Thune. — Après vous, Gouverneur. Avant de suivre Thune jusqu’au bar de la salle de bal, il demanda à Pedersen : j’ai donné à mon Sergent-Chef des ordres stricts pour se trouver une partenaire de danse. Vous connaissez quelqu'un qui pourrait faire l'affaire ? Pedersen souleva un doigt averti. — J’ai celle qui vous faut ! — J'apprécie, dit Ponder. Se tournant ensuite vers Avery en souriant : Bonne chance, Marine. Avant que Avery puisse lui répondre, le Capitaine tourna sur ses talons, et Avery sentit le contact léger de Pedersen sur son coude.

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— Connaissez-vous l'incident du conducteur de masse ? demanda le Procureur Général, éloignant Avery loin des premiers coups de feu de Mack dans la fusillade et des cris joyeux des enfants. — Incident, monsieur ? — Le truc entre Mack et Sif ? — Non. — Eh bien… Pedersen commença à expliquer comment, peu de temps après que la DNC avait installé Sif dans Tiara, qu’il y avait eu une faille critique dans les données du centre d’alimentation électrique. Cela avait forcé ses techniciens à cesser toute activité sur les ascenseurs spatiaux au risque de causer un déséquilibre de charge qui pouvait faire s’effondrer le système entier. Cela avait été une grave crise, et Mack avait décidé de la résoudre en utilisant le conducteur de masse pour propulser une nouvelle alimentation en orbite. Essayant de se rendre aussi utile que possible, il avait envoyé la charge droit dans la station de couplage numéro quatre de Tiara. Ce fut un accomplissement incroyable. Mais lorsque les techniciens de Sif rétablirent l’alimentation et qu’elle apprit ce que Mack avait fait, comment il aurait pu facilement altérer leur centre de données, Sif ne s’était pas réjouie. — C'est pourquoi elle n'est pas ici ce soir, conclut Pedersen alors qu’ils sortaient de la salle de bal et se dirigeaient vers le coin calme du balcon nord-est. C’est pourquoi elle présente toujours une excuse polie pour ne pas assister à une fête qui implique un tir de conducteur de masse. C'est vraiment dommage. Je pense qu'elle pourrait s’amuser un peu. — C'est presque un acte d'accusation, Votre Honneur. Une voix de femme retentit près de la rampe, ce qui fit s’arrêter brusquement Pedersen. Mais Avery l’avait aperçue depuis un moment, remarquant comment son châle diaphane argenté ne couvrait qu'une partie de son dos nu. Il ralentit l’allure pour se donner un peu de temps pour lisser sa coupe de cheveux. — Je vous présente mes excuses, Mme al-Cygni, répondit le Procureur Général. Mais je parlais de Sif. L'incident avec le conducteur de masse. — Bien entendu. Jilan lâcha la rampe et se tourna vers le Procureur Général. Si je me souviens bien, mon département avait mandaté que vous arrêtiez le conducteur de masse. — Si je me souviens, nous avons rejeté ce mandat au motif qu'il était en violation de la charte militaire, une atteinte grave à notre souveraineté déjà limitée. Le Procureur Général cligna de l'œil. Mais entre nous, comment pourrions-nous donner un tel spectacle d’envergure ? Jilan rit. — Je ne vais pas le nier.

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— Je suis désolé, dit Pedersen à la hâte. Sergent-Chef Avery Johnson ? Jilan al-Cygni, représentante du DNC. Jilan offrit sa main, mais Avery hésita. Si elle avait été vêtue d'un uniforme fade de la DNC, il aurait su quoi faire : lui prendre la main et la secouer. Mais avec sa longue robe d'argent allant jusqu’au sol et avec sa taille d’impératrice et son dos nu, elle était l'image même de la vogue des colonies centrales. Ses cheveux noirs étaient lissés en arrière, près de son cuir chevelu et mis derrière ses oreilles, et restaient parfaitement immobiles même si un vent frais venant de la cour prit son châle et le froissa sur ses douces épaules brunes. — Les baisers sont pour les politiciens, dit Jilan, en attrapant son châle avec ses coudes. Et je ne suis certainement pas de cette espèce. Donc, Avery secoua sa main. Sa poigne n'était pas aussi forte que le Gouverneur, mais pas aussi délicate que ses bras minces le suggéraient. — Si vous voulez bien m'excuser. Pedersen toussa et caressa sa poitrine. Je dois aller sauver l’officier commandant de la Navy d'une discussion fascinante sur la trajectoire de son âme immortelle. Jilan sourit. — Saluez le Gouverneur de ma part. Pedersen claqua ses talons, et se retourna vers la salle de bal. Jilan attendit qu’il disparaisse dans la foule, jusqu'à ce qu’elle et Avery se retrouvent seuls, avant de parler. — Je voudrais vous dire de vous détendre. Mais vous ne semblez pas être de ce genre. Avery ne savait pas quoi répondre à cela. Mais il eut un moment de sursis grâce à un couple de danseurs qui le heurta dans le dos puis qui fila loin, s'excusant en riant. Le quatuor à cordes commença une seconde mélodie. Les invités qui n’étaient pas allés à l'intérieur pour se rafraîchir avec des verres après les feux d'artifice étaient en train d'abandonner leurs conversations oiseuses pour le langage plus séduisant de la valse. Jilan prit une petite bourse à clapet qui pendait à l'un de ses poignets. Elle était couverte de minuscules miroirs en forme d'écailles de poisson qui éblouissaient le regard d’Avery. — 48789-20114-AJ, dit-elle en sortant un terminal COM de son sac à main, et en lisant sur son écran. C'est votre numéro de série, n’est-ce pas ? Les yeux d’Avery se recentrèrent. — Oui, madame. Soudain, le sourire de Jilan ne semblait plus si doux. — Chef d'équipe, du détachement ORION, division NavSpecWar ? — Avec tout mon respect, madame. C'est top secret. — Je sais. Avery sentit l'humidité suinter sous ses bras. — Comment puis-je vous aider, madame ? — Les Intras s’attaquent à des cargos. Détruisant les marchandises et tuant l'équipage. J'ai besoin de vous pour les arrêter.

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— Je suis un sergent instructeur de la Milice Coloniale. Trouvez quelqu'un d'autre. Jilan tira son châle derrière ses épaules. — Vous avez déserté à Chicago, dit-elle d'un ton neutre. Et faites l’objet d’une enquête pour une possible faute grave. Avery serra sa mâchoire. — J'ai été blanchi. — Compte tenu de votre statut, ne pensez-vous pas qu'il soit étrange que FLEETCOM ait approuvé votre demande de transfert ? Avery plissa les yeux dans un regard intimidant. — Je vais vous dire ce qui est bizarre. C’est une personne du DNC ayant un accès à mon dossier. Vous me parlez comme si vous étiez mon OC. Jilan leva son terminal COM et le tourna pour que Avery puisse voir la photo d'identité de celle-ci sur l’écran lumineux. Dans son uniforme officiel de l’UNSC, Avery a trouvait tout aussi belle qu’elle l’était dans sa robe. Mais de la même façon qu’il considérait une arme belle et bien entretenue ; propre, verrouillé, et prêt à infliger des dégâts mortels. Un texte en dessous sa photo précisa son vrai rang et son département : Lieutenant Commandant, ONI Section trois. — En fait, je suis votre officier commandant. Jilan éteignit son bloc. Vous pouvez reconsidérer votre attitude, Sergent-Chef, et commencer à suivre les ordres. Ou je vais m’organiser immédiatement pour votre retour dans TREBUCHET. Il n'y avait pas de colère dans sa voix, juste une détermination calme. Dois-je me faire comprendre ? Avery étouffa une rage qui grandissait lentement. Au moins, il savait exactement pourquoi il était venu sur Harvest, ainsi que qui l'avait amené ici. — Non, madame. Al-Cygni laissa tomber son terminal COM dans son sac à main et le fit claquer en le fermant. — Attendez-moi en bas. Aussitôt que j’aurais pu contacter le Sergent-Chef Byrne, nous partons. Sa robe ondulant derrière elle, elle se dirigeait rapidement vers la foule valsant.

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Chapitre 8 MINOR TRANSGRESSION, TRAJECTOIRE ORBITALE DU RELIQUAIRE

Il n’y aurait pas de surprise cette fois-ci. Chur’R-Yar s’en était assuré. À travers les parois du cordon, elle pouvait voir l’atmosphère du petit vaisseau de charge carré s’échapper des trous qu’elle avait soigneusement faits avec ses lasers. Si des étrangers étaient cachés à bord, la Maîtresse de vaisseau avait fait tout ce qu’elle pouvait pour les tuer sans abîmer une quelconque relique à l’intérieur. Après la rencontre surprise sur le dernier vaisseau de charge, Chur’RYar et les autres Kig-Yars avaient passé au peigne fin le vaisseau étranger. Mais ils n’avaient pas trouvé de relique. Même le Luminaire du Minor Transgression avait abandonné et estompé son glyphe. Dans sa frustration, la Maîtresse de vaisseau avait décidé de détruire le vaisseau, effaçant toute preuve de sa transgression infructueuse. Elle avait pensé à ordonner au Huragok de faire une recherche plus méticuleuse. Mais aussi vite que la créature enquêterait, elle ne voulait pas rester à la même place très longtemps au cas où l’étranger qu’elle avait tué ait réussi d’une façon ou d’une autre à appeler à l’aide sans déclencher les capteurs de son vaisseau. De plus, le Diacre, son seul moyen de communication avec le Huragok, était une épave d’un point de vue émotionnel, totalement inutile après qu’il s’en soit réchappé de peu. Aussi exaspérant que lâche, Chur’R-Yar l’avait laissé faire semblant d’être malade dans le local à méthane. Elle avait besoin que son équipage soit concentré sur la tâche en cours, et non pas distrait par de nouvelles et intéressantes façons de tourmenter le Diacre. — Préparez-vous ! lança la Maîtresse de vaisseau alors que le cordon finissait de faire fondre la coque du vaisseau. Zhar et les deux autres mâles Kig-Yars étaient groupés ensemble devant elle, aussi proche que leur combinaison pressurisée le permettait. Construites pour la maintenance extérieure plutôt que pour le combat, les combinaisons étaient volumineuses et encombrantes, un inconvénient nécessaire étant donné l’absence d’air respirable à l’intérieur du cargo. Chur’R-Yar savait que ses hommes d’équipage n’étaient pas à leur aise, particulièrement Zhar. Les casques des combinaisons ne laissaient pas beaucoup de place aux crêtes épineuses du mâle pour se courber et le mâle, son compagnon choisi rougissait complètement, avide de prouver sa valeur. Le cordon cessa son mouvement fractionné vers l’avant et Zhar pencha sa tête sur le côté pour s’assurer que le scellement était sécurisé.

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— Suivez-moi ! Claqua-t-il. Ses doigts gantés serrant fermement son couteau en cristal, il traversa la barrière d’énergie oscillante qui servait de sas pour le cordon. La Maîtresse de vaisseau agrippa fermement son pistolet à plasma et suivit les autres mâles au travers. La première chose que Chur’R-Yar remarqua à l’intérieur de la soute fut l’absence de gravité. Flottant d’une demie taille au-dessus du sol, elle réalisa que son tir de laser avait du toucher un système vital. Agacée, elle entrechoqua ses dents alors qu’elle regardait Zhar et les autres essayant de trouver une prise dans les rainures des plaques de métal au sol. Les membres de l’équipage avaient été trop impatients. Et maintenant ils se débattaient comme des fous sous les regards moqueurs des lumières rouges d’urgence de la soute. — Calmez-vous ! Siffla la Maîtresse de vaisseau dans l’unité de transmission de son casque. Puis, alors qu’elle se sécurisait sur une extrémité saillante du cordon, Dirigez-vous vers les caisses ! La soute était remplie des mêmes conteneurs en plastique que dans le premier vaisseau de charge, bien qu’il ne fût pas aussi bien rempli. Les caisses étaient entreposées en petites piles, uniformément espacées de chaque cotés. Il leur faudrait du temps pour toutes les fouiller, surtout en l’absence de gravité. Chur’R-Yar siffla de colère contre elle-même ; la meilleure façon d’accélérer la recherche était que le Diacre ordonne au Huragok de trouver et réparer l’unité anti-gravité qu’elle avait involontairement détruite. Mais juste quand elle se retournait pour se diriger à travers la barrière d’énergie, elle sentit quelque chose de pointu et chaud déchirer sa combinaison pressurisé au niveau du cou, coupant sa peau écailleuse, elle sentit les vibrations d’autres projectiles ricocher sur les murs de la soute. Sa combinaison se ferma automatiquement autour des deux petites perforations, éjectant un peu de sang violet dans un nuage globuleux. — Retraite ! Cria-t-elle à son équipage, on retourne au vaisseau ! La Maîtresse de vaisseau ne savait pas où se trouvait son assaillant, mais elle savait qu’il l’avait bien en vue. Sans rechercher à voir si Zhar et les autres étaient prêts pour la suivre, elle se jeta en arrière à l’intérieur du cordon. Avery devait accorder ça au Lieutenant-Commandant al-Cygni. La femme pouvait planifier une opération. La corvette Walk of Shame, soigneusement déguisée, avait été remplie d’un petit arsenal d’armes, dont certaines qu’il n’avait encore jamais vu auparavant. Lui et Byrne avait tous les deux choisis ce qu’al-Cygni appelait un fusil de combat, une arme prototype avec un long canon et un viseur optique. Les deux Sergent-Chefs avaient tous les deux pensés que la combinaison de la portée et de la précision du fusil serait un bon choix pour les longues lignes de visée entre les piles de caisses dans le vaisseau-cargo. Mais c’était avant de savoir qu’ils allaient finir par flotter bien audessus du sol du conteneur.

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Quand le vaisseau-cargo avait été transpercé par les lasers et avait perdu sa gravité, Avery et Byrne avaient été secoués, et c’était le moins qu’on puisse dire. Heureusement le Lieutenant-Commandant les avait équipés d’épaisses combinaisons pressurisés noires et de casques à visières transparentes. Quand la pointe vive d’une sorte d’outil de perforation avait percé la coque, les deux Sergent-Chefs avaient été éjectés de leur cachette derrière les caisses pour une couverture, légèrement meilleure, derrière des supports métalliques fortifiant la partie supérieure de la coque du cargo. Avery affirma sa prise sur la détente de son fusil de combat. Le collimateur du viseur de son arme était verrouillé sur le quatrième extraterrestre, émergeant à l’instant du champ magnétique qui semblait danser. Oui, le Lieutenant-Commandant pouvait planifier une opération, pensa-t-il. Mais elle ne l’avait pas planifié pour ça. Durant leur briefing de pré-mission dans un Wagon de Bienvenue vide de Utgard jusqu’à Tiara, al-Cygni avait informé Avery et Byrne d’une victoire récente des Insurgés dans Epsilon Éridani, une dont ils n’avaient pas été informés même avec leur habilitation du plus haut niveau. En même temps que les deux Sergents-Chefs se débattaient pour désamorcer la bombe dans le restaurant sur Tribute, les Intras avaient frappés le luxueux paquebot National Holiday alors qu’il stationnait audessus de la planète Reach. Le vaisseau venait de finir son chargement de plus de mille cinq cents passagers civils pour un vol jusqu’à Arcadia, une colonie célèbre pour ces agréments de loisir, quand une paire de taxis orbitaux automatiques attaqua. Le Capitaine du paquebot avait pensé que les taxis étaient simplement en train de transporter des passagers en retard. Quand ils manquèrent de respecter ses directives d’amarrage, le Capitaine avait initié des manœuvres d’évasion, essayant d’éviter ce qu’il s’attendait être un petit impact. Mais la quantité d’explosif que les Intras avaient embarqués dans les taxis ne fit pas que déchirer le National Holiday en deux, elle consuma aussi la coque peinte de chaque vaisseau dans un rayon de deux kilomètres. Les deux Sergent-Chefs avaient sobrement écouté un enregistrement sur le terminal COM de Jilan des derniers mots du Capitaine. Ils avaient pu entendre comment l’ancien pilote de combat naval avait calmement dirigé les autres vaisseaux en dehors de la trajectoire du vaisseau de ligne hors d’usage, même quand celui-ci pénétra dans l’atmosphère de Reach et commença à prendre feu, des corps tourbillonnant à travers les brèches des salles de réception. Jusqu’à présent, avait expliqué Jilan, l’ONI s’était débrouillé pour dissimuler les évènements, transformant avec succès la frappe des Intras en accident tragique. Cela fut en partie possible parce que l’attaque était très audacieuse. C’était la première fois que les Insurgés frappaient une cible non terrestre, mais aussi parce qu’ils l’avaient fait au-dessus de Reach, le cœur de la puissance de l’UNSC dans Epsilon Éridani. Bien que 99

les Intras aient revendiqué la responsabilité de ces épouvantables pertes humaines, la majorité des gens étaient trop effrayés pour croire aux revendications des Insurgés. S’ils pouvaient frapper un coup à la vue de toute la flotte de l’UNSC, qu’est-ce qui les empêchaient d’attaquer des cibles dans d’autres systèmes ? Sol, par exemple, ou Harvest ? D’après Jilan, FLEETCOM avait bien fait comprendre qu’il ne pouvait plus y avoir de National Holiday. L’ONI était en alerte maximum et dès que la Section Trois entendit parler d’un vaisseau-cargo disparu dans Epsilon Indi, elle fut autorisée de mener une enquête sous couverture. Au cas où elle aurait besoin de lancer une action exceptionnelle, ses supérieurs lui avaient ordonné de recruter Avery et Byrne. — Madame, nous avons des ennemis en vue, souffla Avery dans le micro de son casque. — Éliminez-les. La réponse d’al-Cygni était brusque. Avery était supposé garder le silence radio. — Ce ne sont pas des Intras. — Répétez. Avery prit une profonde respiration. — Ce sont des extraterrestres. Il regarda les trois premières créatures qui avaient traversé la barrière se mettre dans sa ligne de mire et se débattre pour trouver des prises pour les mains et les pieds. Il étudia leur long bec anguleux et leurs larges yeux injectés de sang à travers leur casque clair. Des genres de lézard sans la queue. Il y eu une pause alors que Jilan, à environ deux cents kilomètres du cargo, réfléchissaient sur ce que Avery venait de dire dans la soute du Walk of Shame. Mais le Sergent-Chef savait qu’il ne faudrait pas longtemps avant qu’un des extraterrestres lève les yeux et les aperçoive se tapissant dans l’ombre entre les poutres. — Madame, j’ai besoin d’ordres, persista Avery. — Essayez d’en prendre un en vie, répliqua al-Cygni. Mais n’en laissez aucun s’échapper, terminé. — Bien reçu. Avery serra contre lui son fusil de combat. Il n’avait pas eu le temps de tirer avec son arme. Il espérait que ses balles de 9.5 millimètres à hautes pénétrations seraient suffisantes pour percer les combinaisons irisées des extraterrestres. — Byrne, prépares toi. Avery lança un regard à l’autre Sergent-Chef, positionné entre deux poutres sur sa gauche. Je tire sur le meneur. Il supposait que le meneur était l’extraterrestre le plus proche du trou ondulant dans la coque. Il semblait plus calme que les autres et portait une arme immanquable : un pistolet argenté en forme de C avec une énergie verte luisant entre ses extrémités. Avery espérait qu’éliminer le meneur rendrait les autres extraterrestres, maintenant fermement ancrés au sol, plus apte à se rendre. Il prit une inspiration et tira. Sans gravité, le recul de la rafale du fusil de combat fut plus prononcé que ce qu’il avait prévu. Deux de ses balles manquèrent leur cible et, alors que le recul le repoussa contre la coque, il regarda sa cible 100

disparaître à travers la barrière brillante. Avery jura contre lui-même pour ne pas s’être tenu plus fermement contre les poutres. Mais c’était sa première expérience en combat sans gravité. Il pouvait seulement espérer que les extraterrestres soient aussi inexpérimentés. Jusqu’à maintenant, cela ne semblait pas être le cas. Avery fit de son mieux pour stabiliser son viseur alors que les trois extraterrestres restants se propulsèrent du sol et foncèrent vers lui dans une vague formation en triangle. Celui en tête avait un plus gros casque et Avery pouvait voir à travers son viseur qu’il avait les plus longues épines, des piques rouges et charnues écrasées contra sa tête. Mais Byrne avait visé la même cible. Il tira en premier et envoya l’extraterrestre tournoyer vers la droite d’Avery. Avery n’eu pas le temps d’ajuster son viseur avant qu’un des extraterrestres lui rentre dedans, donnant des coups avec un genre de couteau en cristal. Il para le coup de couteau avec le canon de son fusil alors que leurs casques s’écrasèrent l’un contre l’autre. Le casque d’Avery commença à trembler et pendant un moment il cru que la visière allait éclater. Puis il regarda l’extraterrestre bien en face et réalisa que les vibrations étaient simplement le résultat du cri livide et silencieux de la créature. Avery avait coincé le couteau de la créature contre une des poutres. L’arme était alimentée par du courant et un feu rose luisait à l’intérieur. Il était certain qu’elle ne ferait qu’une bouchée de sa combinaison pressurisée, sans parler de la chair en dessous. Avec sa main libre, l’extraterrestre commença à griffer le cou et les épaules d’Avery. Il baissa le bras et dégaina son M6 qu’il avait choisi dans l’arsenal d’al-Cygni. Avant que l’extraterrestre puisse réagir, il tira quatre balles rapidement en dessous de son casque élongé, près de la base de ses mâchoires anguleuses. La tête de l’extraterrestre éclata en morceau, recouvrant l’intérieur de son casque d’un violet vif. Avery repoussa l’extraterrestre vers le sol du vaisseau-cargo alors que Byrne ouvrait le feu sur sa gauche. Mais il avait lui aussi des difficultés à se remettre de son premier tir, et le troisième extraterrestre le frappa en plein dans les tripes, lui faisant lâcher son fusil de combat. Alors que l’arme rebondissait contre la coque et tournoyait hors d’atteinte, l’extraterrestre plongea son couteau dans la cuisse gauche de Byrne. L’extraterrestre avait dû penser qu’il aurait seulement eu besoin de percer la combinaison de Byrne pour le tuer et il aurait réussi s’il n’avait pas eu une combinaison compartimentée. Alors que Byrne retirait le couteau de sa jambe, le trou se remplit de mousse étanche jaune. L’extraterrestre agita ses bras, pour essayer de redonner un coup de couteau pensa Avery. Mais alors que l’arme commença à pulser avec des lumières rosées, il réalisa que la créature essayait en fait d’échapper à une détonation imminente. — Lâche la lame ! Cria Avery. Elle va exploser !

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Byrne enfonça le couteau au niveau de la ceinture de l’extraterrestre et le renvoya d’où il était venu d’un coup de pied. La créature tira désespérément sur le couteau, mais Byrne l’avait enfoncé trop profondément. Une demi-seconde plus tard il explosa en morceaux dans un flash lumineux rosé. De tous petits éclats humides tachèrent la visière d’Avery comme de la neige fondue. — Merci, grogna Byrne sur la liaison COM. Mais j’en aurais mit un peu plus dans celui-ci si j’étais toi. Avery regarda à sa droite. Le premier extraterrestre que Byrne avait visé s’était débrouillé pour enrouler un bras autour d’un étai plus loin au bas du mur et avait cessé de tournoyer. La chose avait sa tête inclinée en direction d’Avery et le regardait d’un œil sans cligner. La rafale de Byrne avait touché son bras libre en dessous de son épaule, mais l’extraterrestre avait réussi à tenir son couteau et se préparait à le lancer. Avery visa le torse carré de la créature avec le pistolet d’acier en forme de V. Il pouvait voir ses épines charnues s’engorger de sang sombre. L’extraterrestre ouvrit ses mâchoires, remplies de dents aiguisées comme des rasoirs. — Enchanté de te rencontrer, dit Avery en fronçant les sourcils. Puis il vida le chargeur de douze balles de son M6 au centre de la poitrine de l’extraterrestre. Les impacts lui firent lâcher prise et l’envoyèrent valdinguer vers le fond du vaisseau-cargo. — Je m’occupe de l’autre. Avery planta fermement ses bottes contre la coque. — Je te couvre. Byrne se porta volontaire. Avery lança un regard sérieux à Byrne. — Si cette lame a coupé une artère, la mousse ne va pas tenir. Reste là. Je reviens vite. Après cela il s’élança vers la barrière. — Johnson, dit Jilan. Vous avez dix minutes. Avery compléta sa phrase : avant que je détruise le vaisseau extraterrestre et vous avec. Il savait que le Walk of Shame était équipé d’un seul missile Archer, une arme vaisseau-vaisseau capable de paralyser tout sauf les plus gros vaisseaux de la flotte humaine. Le Lieutenant-commandant lui avait dit qu’elle l’utiliserait pour détruire ce qu’ils avaient tous pensé être un vaisseau Insurgé s’il essayait de s’échapper. Avery savait qu’il était encore plus important d’arrêter le vaisseau extraterrestre. Parce s’il s’en allait, il reviendrait certainement avec des renforts. — Si je ne suis pas de retour dans cinq minutes, répliqua Avery, je ne reviendrait pas. Puis il passa à travers la barrière. Avery ne s’attendait pas à de la gravité, mais il se débrouilla pour faire une roulade maladroite et se redressa avec son fusil de combat prêt. Visant à travers le tube semi-transparent, il pouvait voir le vaisseau extraterrestre en forme d’hameçon. Avery essaya de ne pas penser au nombre d’extraterrestres en plus à bord. Il n’y avait pas de couverture dans le cordon et si les créatures arrivaient dans le tube, il serait fichu. 102

Avery marcha rapidement en avant et quelques instants plus tard il se retrouva devant un autre champ magnétique. D’après ce que pouvait sentir Avery, la première barrière ne lui avait fait aucun mal, bien qu’il ne puisse pas dire la même chose de son terminal COM. Il essaya de contacter Byrne et al-Cygni, mais leur canal sécurisé était rempli de parasites. Tout seul contre un vaisseau extraterrestre, pensa Avery, prenant quelques profondes inspirations pour se calmer. Il savait que s’il pensait à sa situation plus longtemps il perdrait l’initiative et sans doute ses nerfs avec. L’arme à l’épaule, il traversa la seconde barrière. Cette fois il remarqua que sa peau frissonna, sentant le champ comprimer la structure flexible de sa combinaison. Un petit passage après le mena à un couloir plus large plongé dans une lumière violette. Avery scruta sur sa gauche et compta vingt mètres jusqu’à une cloison. Il nota en cours de route des portes renfoncées tous les cinq mètres, des compartiments scellés dont Avery ne pouvait qu’en imaginer la raison. Il scruta à droite et vit ce qui semblait être un ver géant attaché à un groupe de ballons roses et sales tournant au coin du bout du couloir. Un autre type d’extraterrestre ? Se demanda Avery. Soudain il vit du mouvement sur sa gauche. Alors qu’il sautait à travers le couloir jusqu’à une porte renfoncée, du plasma brûla l’air derrière lui. Se retournant, il regarda une salve de boules vertes iridescentes traverser le couloir. Le métal bouillit et gonfla comme la carapace d’un scarabée piégé sur une bûche incandescente. Avery ne voulait pas faire dépasser sa tête. A la place, il inclina son fusil de combat dans l’angle de l’alcôve et tira jusqu’à ce que le chargeur de soixante balles soit vide. Le tir hostile s’était arrêté. Avery espérait qu’il avait touché sa cible et non pas forcé à se mettre à couvert. Bien sur, il n’y avait qu’une seule façon de le découvrir. Il ramena son fusil vers lui et changea le chargeur. Puis il compta jusqu’à trois et pivota dans le couloir. Le pont fut le premier endroit où Chur’R-Yar se rendit. Depuis là elle pourrait déconnecter le cordon et allumer les moteurs de son vaisseau pour s’échapper avant qu’un de ses assaillants monte à bord. Mais alors qu’elle retirait son casque et enlevait ses gants gênants, elle réalisa que tous ses plans étaient anéantis. L’air sur le pont sentait mauvais à cause des émanations gazeuses du Huragok et les circuits connectant le Luminaire aux signaux des circuits du Minor Transgression avaient été réparés. Alors qu’elle s’approchait de l’engin pyramidal, elle vit qu’il transmettait au Ministère de la Tranquillité un rapport complet sur les reliques du monde étranger. — Diacre, siffla-t-elle. Traître. Mais assez étrangement, en cet instant de trahison, la première chose que Chur’R-Yar ressentit fut de la tristesse. Elle était arrivée si près de son but qu’elle pouvait presque sentir les parois douces de son nid, la tiède couvée d’œufs sous ses jambes et le petit Kig-Yar grandissant à 103

l’intérieur qui aurait perpétué sa lignée. Elle apprécia ces sensations qu’elle s’imaginait jusqu’à ce qu’un désir de revanche la submerge. Si le local à méthane venait à s’avérer vide, Chur’R-Yar savait qu’il n’y avait qu’un seul endroit où le Unggoy pouvait être : la capsule de sauvetage du Minor Transgression. Mais alors qu’elle sortait du local, elle vit l’étranger en combinaison noire sortir du passage qui menait au cordon et elle réalisa à sa plus grande déception que même la vengeance serait peut être hors d’atteinte. Si l’étranger était à bord de son vaisseau, cela signifiait que son équipage était mort. Avec leur aide, elle aurait pu être capable de repousser l’étranger jusqu’à la capsule à la poupe de son vaisseau. Maintenant son succès dépendait de sa rapidité et de sa ruse. Mais cellesci étaient très limitées. Les épines parsemées sur ses épaules étaient maintenant si dures qu’elle eu du mal pour sortir son pistolet à plasma. Le temps qu’elle dégaine et tire, l’étranger avait plongé à couvert. Alors qu’elle réfléchissait sur la meilleure façon pour faire sortir l’étranger à découvert, elle vit des flashes enflammés. Les projectiles traversèrent son abdomen et hachèrent sa colonne vertébrale. Un autre tir déchiqueta son genou gauche, mais elle ne ressentait déjà plus rien en dessous de la taille. Du sang coulait des trous de sa combinaison surchargée qui ne pouvait les boucher que partiellement et elle s’effondra sur le côté contre le mur du couloir. Les mains de la Maîtresse de vaisseau étaient incroyablement lourdes, mais elle réussi à lever son pistolet sur son genoux et vérifia son niveau d’énergie. Il ne restait que moins d’un tiers de son énergie, pas assez pour arrêter l’étranger quand il sortirait de sa cachette, mais assez pour faire ce qui était nécessaire. Elle tendit le bras et appuya sur l’interrupteur du sas du local à méthane. Alors que la porte extérieure s’écartait, elle utilisa la force qui lui restait pour viser avec le pistolet et presser la détente. Alors que l’arme créait une puissante boule surchargée suffisante pour brûler à travers la porte intérieure du sas, d’autres projectiles déchirèrent sa poitrine, repoussant son dos contre le sol. La lumière au-dessus de la Maîtresse de vaisseau diminua alors que l’étranger approchait. Mais malgré les spasmes qui traversaient son bras, elle attendit pour relâcher la détente jusqu’à ce que la chose regarde dans ses yeux. Elle le regarda jeter un coup d’œil de son arme vers le sas. Elle attendit qu’il tressaillît, signe qu’il avait compris le sort qu’elle avait choisi pour lui. — C’est mon vaisseau, siffla Chur’R-Yar. Et je fais ce que je veux avec lui. Ses griffes glissèrent de la détente et une boule verte de plasma lumineuse frappa la porte intérieure en grésillant. Alors que la boule pénétra dans la suite, elle enflamma le méthane ambiant, commençant une réaction en chaîne qui atteint rapidement le réservoir du module de recharge encastré dans le mur du local. L’étranger se précipita vers le cordon, mais le compresseur explosa dans le couloir 104

envoyant le casque protégeant sa tête s’écraser contre le côté opposé du passage. L’étranger tomba au sol inconscient. Chur’R-Yar passa un coup de langue faible sur ses dents. Au moins en partie vengée. Alors que le reste de son sang coulait de son corps, le sas du local à méthane éclata et une puissante boule de feu la consuma. Dadab sentit l’explosion avant de l’entendre, un tremblement soudain dans la capsule suivi d’une détonation étouffée. Il geignit de terreur alors qu’une série d’explosions ébranlait la capsule dans sa nacelle. Qu’est-ce qui retenait le Huragok ? Le Diacre avait été très clair sur le fait qu’ils avaient à peine le temps d’exécuter leur plan. Quand tous les Kig-Yars étaient dans le cordon, Dadab avait trottiné en dehors du local à méthane avec un réservoir de rechange pendant que Lighter Than Some se dirigeait vers le pont avec le véritable rapport sur les Luminations et son explication à propos de l’hérésie de Chur’R-Yar. Mais avant que Dadab ne puisse retourner prendre un autre réservoir, il avait entendu la Maîtresse de vaisseau prévenir son équipage sur l’unité de communication et était resté terré dans la capsule. Maintenant il entendait le souffle d’air dans le puits circulaire connectant la capsule au couloir central du Minor Transgression et savait que le vaisseau ventilait de l’atmosphère. Il ne voulait pas laisser le Huragok derrière, mais il allait devoir fermer l’écoutille de la capsule pour ne pas risquer une décompression explosive. Le sifflement s’arrêta abruptement alors que Lighter Than Some descendit le puits et rentra dans la capsule. < Quelque chose ne va pas ? > demanda le Huragok, voyant le regard paniqué du Diacre. < Tu es en retard ! > fit Dadab d’un signe, tapant son poing sur la console de commande de la capsule pour fermer l’écoutille. < Et bien, on aurait pu aller nulle part sans ça. > Dadab grogna alors que Lighter Than Some révélait la cause de son retard, un paquet pour lequel il s’était arrêté pour le récupérer dans le local à méthane. Dans ces tentacules il tenait les trois boîtes intelligentes, deux provenant de la cabine de commandement du vaisseau de charge et une de la machine géante de la soute du deuxième vaisseau de charge. < Pourquoi, est-ce si important ? > fit Dadab de ses mains lourdes comme du plomb. Fermer l’écoutille avait automatiquement déclenché le champ de stase de la capsule, un épaississant d’air qui les garderait en sureté, immobiles alors que la capsule s’éjectait du vaisseau Kig-Yar à grande vitesse. < Je ne te l’ai pas dit ? > S’exclama le Huragok, relâchant les trois boîtes dans le champ de stase. Elles restèrent bloquées ensemble à mihauteur. < Je leur ai appris à parler ! Les une avec les autres ! > Pour la première fois, Dadab remarqua que les couvercles des côtés des boîtes avaient été retirés pour exposer leurs circuits. Certains circuits étaient joints ensemble en un réseau de circuits de communication. 105

Que les Prophètes soient miséricordieux ! Gémit-il pour lui-même. Puis il appuya sur un bouton holographique lumineux au centre de la console et la capsule se détacha de sa nacelle. De loin, le cylindre compact était à peine visible alors qu’il s’éloignait du Minor Transgression. La capsule se trouvait au milieu des nombreux débris provenant du vaisseau mourant et un observateur l’aurait à peine remarqué dans l’environnement sombre jusqu’à ce qu’il saute dans le Sous-espace et disparaisse dans un flash de lumière ridé. Jenkins visa à l’horizon, la sueur perlant sur son front. Allongé sur le ventre, le bras gauche serré contre le canon de son MA5, la cible à trois cents mètres était une cible facile. Cinq balles, cinq en plein dans le mille. Jenkins eu un grand sourire. Hier il n’avait jamais porté une arme. Aujourd’hui, il ne pouvait pas la lâcher. Quand lui et les autres recrues s’étaient réveillées ce matin, aucun des Sergent-Chefs étaient revenu d’Utgard. Le Capitaine Ponder ne donna aucune explication, mais occupa simplement les deux pelotons en leur faisant ramasser des ordures autour de la garnison puis il leur donna d’autres tâches à faire. En l’absence de Byrne il envoya Jenkins, Forsell, Wick et Andersen au champ de tir pour commencer leur entrainement, confiant leur sécurité à l’ordinateur du champ de tir. L’ordinateur était relié sans fil aux armes des recrues et pouvait verrouiller leur détente à n’importe quel moment. Mais la machine servait surtout à dire si les cibles étaient atteintes ou ratées dans une imitation comique de la voix bourrue d’un instructeur. Wick et Andersen réalisèrent des scores faibles et retournèrent ensuite aux baraquements. Aucun d’eux n’avait rejoint la milice pour apprendre à tirer. Le père de Wick avait la plus grosse entreprise d’import-export de Harvest ; celui d’Andersen était le commissaire des installations de change. Ils vivaient tous les deux à Utgard et étaient aussi dédaigneux des fermes qui permettaient la prospérité de leur famille. Ils voulaient quitter Harvest pour une carrière dans l’AAC ou le DNC dans une colonie centrale et avaient pensé que le service militaire serait un bon complément pour leur CV. Jenkins avait lui aussi vu la milice comme un ticket pour quitter Harvest, une façon de s’échapper des milliers d’acres de céréales qu’il était destiné à hériter, étant l’aîné d’une famille de trois enfants. Travailler dans une ferme n’était pas une mauvaise perspective, mais ce n’était pas non plus excitant. Et c’était pourquoi, bien que les Sergent-Chefs l’aient effrayé avec ça, Jenkins voulait vraiment être comme eux, un vrai soldat. Pas à cause d’un profond patriotisme, mais à cause des aventures imaginées de la vie d’un Marine de l’UNSC. Ses parents ne lui pardonneraient jamais s’il ratait l’université pour s’engager. Mais avec un dossier au service militaire, il aurait de très grande chance pour rentrer à l’École des Élèves Officiers après sa remise de diplôme. Son dossier ne serait pas bon s’il ne savait pas comment tirer. 106

C’est pourquoi après le départ de Wick et Andersen, il était resté au champ de tir avec Forsell. Que Forsell avait plus de muscles que de cerveau avait été sa première impression sur la calme et grande recrue, mais elle changea rapidement. Quand Jenkins eu des problèmes pour initialiser son fusil, à assurer sa précision en ajustant son viseur pour l’élévation et l’effet du vent sur les balles, Forsell proposa son aide. Quand les tirs de Jenkins ratèrent largement leur cible, Forsell lui donna de bons conseils pour être plus précis. Et quand Jenkins demanda à Forsell comment il savait tant de chose sur le tir, la recrue blonde et au cou épais scruta le bruissement du blé au-delà des cibles lointaines et dit : — Je regarde juste le vent. Alors Jenkins commença aussi à regarder, et bientôt les deux recrues se répondirent d’un tir dans le mille par un tir dans le mille. Ils passèrent le reste de la journée se taquinant lorsqu’ils rataient un tir, se félicitant pour les cibles atteintes et imitant la voix bourrue de l’ordinateur du champ de tir qui était trop simple d’esprit pour protester. Le plaisir continua jusqu‘à ce que le Capitaine Ponder apparaisse en fin d’après-midi, portant un pistolet M6 et de multiples boites de cartouches. Jenkins essaya de ne pas le fixer alors qu’il commençait son entrainement sur les cibles. Mais il ne pouvait pas s’en empêcher et remarqua que la Capitaine semblait rouillé, et que son bras prothétique avait du mal à garder son arme stable. Au bout d’un moment, Ponder laissa tomber un chargeur pour le rattraper avant qu’il ne claque sur le parquet de la zone de tir. Mais rapidement, il tira de jolis tirs groupés sur des cibles à cinquante mètres et changeait les chargeurs avec une parfaite précision. Jenkins et Forsell manquèrent de munition bien avant le Capitaine. Mais ils attendirent patiemment qu’il finisse et sécurise son arme puis ils vérifièrent leurs scores sur l’écran de l’ordinateur du champ de tir. — Recrue, c’est une performance digne d’un tireur d’élite. Jenkins sentit ses maigres joues rougir. — Merci monsieur. Puis il trouva le courage pour parler librement. Quand je sortirai de l’école, j’aimerais rejoindre les Marines, avoir une chance de tirer pour de vrai… Jenkins s’arrêta, son sourire enthousiaste s’effaçant devant le regard glacial du Capitaine. Je suis désolé monsieur. — Non, c’est une bonne idée, dit Ponder, résistant à l’envie de jeter un coup d’œil vers le ciel, en direction de la nouvelle menace qu’il savait arriver. Tu veux tirer, tu auras ta chance. Il n’avait pas le cœur d’ajouter : bien plus tôt que tu ne le pense.

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DEUXIÈME PARTIE

Chapitre 9 VILLE SAINTE COVENANTE, HIGH CHARITY, 23E ÂGE DU DOUTE

Le Ministre du Courage avait trop fumé. Il participait rarement aux stimulants, puissants narguilés au tabac favorisés par ses cadres supérieurs. Mais le conclave de la nuit précédente avait trainé encore et encore, et il avait besoin de quelque chose pour se tenir éveillé pendant l’assommante discussion sur les statistiques. Tout à coup la tête du ministre fut saisie d'une terrible migraine. Pas encore, jura-t-il, gardant les yeux mi-clos tout en massant sont long cou. Si seulement le clerc pouvait se dépêcher de finir son remède… Comme la plupart des technologies Covenantes, le synthétiseur du clerc San'Shyuum était caché derrière une façade naturelle, dans ce cas des parois polies d'onyx de sa cellule. La pierre marbrée brillait à la lumière d'un unique hologramme le surplombant : un auvent de feuilles en forme de diamant qui bruissaient dans une brise simulée. Un comptoir en zinc parcourait le long de la cellule, construit suffisamment haut pour tenir compte du fait que les deux San'Shyuums, comme tous les membres matures de leur espèce, étaient assis dans des chaises anti-gravité audessus du sol. — C'est fait, déclara le clerc, en prélevant une sphère de couleur agate du tube d'alimentation du synthétiseur. Il prit la sphère de ses longs doigts mince, tourna sa chaise de pierre vers le comptoir, la plaça dans un mortier en marbre noir, et tarauda avec le pilon correspondant. La sphère brisée dégagea une odeur de menthe poivrée et ajouta des échantillons de feuilles et de petites baies. Tandis que le clerc commençait le broyage, Courage se redressa dans sa chaise en argent aux coussins cramoisis et huma l'odeur du médicament. De ses bras flétris enroulés dans sa petite laine, le vieux San'Shyuum écrasa les ingrédients en une poudre grossière, un effort qui secoua les poils de la barbe blanche clairsemée qui pendait à son cou, pâle comme la crinière d'un vieux cheval décati. Le ministre qui avait la peau brune était, en comparaison, complètement dégarni ; les seuls poils sur son corps

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tombaient d’une sombre caroncule1 à la commissure de ses fines lèvres. Mais même ces poils étaient taillés soigneusement. Cette coquetterie, combinée à la brillante robe rouge qui tombait jusqu'à ces genoux noueux, était une preuve qu'il ne partageait pas l'ascétisme du religieux : un style de culte qui préconise une extrême humilité en présence de la technologie Forerunner, telle que le synthétiseur. Et pourtant, songea le Ministre, qui ressentait un certain soulagement grâce au seul le parfum du remède, quand le Grand Voyage commencera, nous serons tous ensemble sur La Voie. Cette citation directe des écrits Covenants résume la promesse de base de la foi : ceux qui ont manifesté la révérence appropriée pour les Forerunners et leurs créations sacrées partageront inévitablement un moment de transcendance et voyageront au-delà des frontières de l'univers connu comme les Forerunners il y a longtemps. La promesse divine était un message fort attrayant, et tous ceux qui ont été invités à rejoindre les Covenants ont accepté l'autorité unique des San'Shyuums à enquêter et distribuer les saintes reliques. Bien que les Covenants soient axés sur l'au-delà, certaines espèces membres des Covenants avaient encore des désirs de richesse, de puissance et de prestige, tout ce que la technologie Forerunner pouvait fournir. Il était de la responsabilité de Courage d'équilibrer tous ces besoins et de décider, tout simplement, qui a quoi. Et ce fut la dernière tournée dans cet effort continu qui avait laissé son propre chef avec un tel mal de crâne. Alors que le bruit du pilon commençait par irriter ses tympans situés à l'arrière de son crâne, le dignitaire religieux vida son mortier en disséminant son contenu sur un carré de linge blanc étendu sur le comptoir. — Laissez infuser aussi longtemps que vous le souhaitez. Plus vous le laissez meilleur ce sera, bien entendu. Le dignitaire religieux mit la prescription dans un sachet et le poussa doucement sur le comptoir. Que votre journée soit bénie Ministre, dit-il avec un sourire sympathique. — Je survivrais, grimaça Courage. Bien qu'aujourd'hui un peu plus délicatement que d'habitude. Tandis que le Ministre posait la prescription sur ses genoux, nota mentalement de l’analyser avant de l'infuser. Étant donné la nature controversée de son travail, l'assassinat a toujours été une éventualité et la prudence constante, une nécessité de bureau. Courage tapota ses doigts contre les panneaux de commutateurs holographiques orange sur fond bleu intégrés dans les bras arrondis de

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Excroissance qu’ils ont au niveau de la gorge

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son trône, donnant au dispositif une nouvelle destination. Le trône pivota vivement loin du comptoir, et accéléra dans la cellule triangulaire du hall d'entrée. Brulant un feu clignotant dans la pierre sombre miroir, la chaise entama une série de virages rapide et se dirigea vers le majestueux intérieur de High Charity. Vue de loin, la capitale Covenante faisait penser une méduse à la dérive dans une mer de minuit. Son grand dôme était surmonté par un morceau de roche massif alvéolé avec des baies de hangar et des plateformes d'armes soigneusement blindées. De longs cordons ombilicaux semi-rigides trainaient derrière la base rocheuse, où d’innombrables vaisseaux étaient amarrés comme un banc de sardines ; des vaisseaux commerciaux principalement, mais aussi d’énormes croiseurs et des transporteurs de la flotte de défense de High Charity. Malgré leur taille, des dizaines de vaisseaux de guerre auraient pu tenir à l'intérieur du dôme, qui était si spacieux qu’il était difficile de voir d'un bout à l'autre, surtout dans les premières heures d'un cycle où l'air était ampli d’un brouillard cyan. En plus de servir de capitale des activités spatiales, High Charity était également la maison de grandes populations de chacune des espèces. Tous se côtoyaient ici, et cette concentration de physiologie créait une atmosphère cosmopolite unique parmi les autres cités Covenantes. L'espace aérien intérieur du dôme était épais avec des créatures qui allaient et venaient de leur emploi ; un trajet effectué deux fois par jour déclenché par l'éclaircissement et la gradation d'un disque lumineux placé au point culminant du dôme, l’étoile artificielle de la ville. Courage plissa les yeux en regardant le disque arriver doucement au maximum de son intensité, révélant un anneau de tours qui s'étendait autour du dôme. Chacune des flèches vrillées était retenue par des unités anti-gravité similaires à la chaise du ministre, mais d'une puissance beaucoup plus importante. Bien que certaines tours étaient de taille plus modeste, comme celle où se trouvait la cellule du clerc, toutes partageaient la même structure de base : les pics de roche volcanique de base étaient traversés par des supports métalliques et recouverts de plaques en alliage de décoration. Le matin venu, il était plus facile de repérer les individus dans la masse grouillante : les Unggoys entassés sur des barges imposantes ; les San'Shyuums dans des fauteuils similaires à celui de Courage, et ici et là, sanglés à des modules anti-gravité, les grands et musclés Sangheilis. Ces guerriers à la peau bleue et aux yeux de requins étaient les protecteurs des San'Shyuums, ce qui n'avait pas toujours été le cas. Pour autant qu'on le sache, les deux espèces avaient évolué sur des planètes riches en reliques Forerunner. Ils croyaient tous deux que ces objets très avancés technologiquement étaient dignes de cultes, la preuve manifeste des pouvoirs divins des Précurseurs. Mais seuls les

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San'Shyuums avaient été assez audacieux pour fabriquer des objets pratiques de leur propre conception. Pour les Sangheilis, c'était un blasphème. Mais les San'Shyuums croyaient qu'il n'y avait pas de péché dans la recherche d'une plus grande sagesse et d'ailleurs, étaient convaincus que de telles recherches étaient essentielles pour découvrir la meilleure façon de suivre les traces de leurs Dieux. Cette différence fondamentale dans l'application pratique de l'éthique religieuse avait déclenché une longue et sanglante guerre qui avait commencé peu après que les deux espèces aient pris contact sur un monde reliquaire disputé à l'intérieur d'un système Sangheili occupé. En termes de vaisseaux et de soldats, les Sangheilis avaient commencé le combat avec un avantage numérique certain. Ils étaient aussi de meilleurs guerriers, plus rapides et plus disciplinés. Dans un affrontement d'infanterie au corps à corps, un Sangheili valait au moins dix San'Shyuums. Avec la plupart des combats se déroulant dans l'espace et de vaisseau à vaisseau, cependant, les San'Shyuums avaient leur propre avantage : un seul Vaisseau-clé Forerunner fonctionnant à moitié qui avait décimé la flotte des Sangheilis avec des attaques éclair. Pendant très longtemps, les Sangheilis encaissèrent les coups, en ignorant le fait que la victoire requérait de commettre les mêmes péchés que leurs ennemis, profaner leurs propres reliques et les utiliser pour améliorer leurs vaisseaux de guerre, armes et armures. Sans surprise, des millions de Sangheilis étaient décédés avant que l'espèce fière et sclérosée ait décidé que l'abnégation était préférable à l'oblitération. Le cœur lourd, leurs prêtres guerriers ont commencé leur travail, finalement le rassemblement d'une flotte capable de combattre les San'Shyuums et leur Vaisseau-clé resta dans une impasse. Aussi dévastateur que cette décision ait été pour la plupart des Sangheilis, le plus sage de leur dirigeant savait qu'ils n'avaient pas tant péché, et que finalement, cela revenait à se réconcilier avec leurs désirs d'approfondir la compréhension littérale des articles de leur foi. Et pour leur part, les San'Shyuums durent se rendre à l’évidence, aussi douloureuse fût-elle : s’il y avait d'autres créatures aussi dangereuses et tenaces que les Sangheilis dans la galaxie, leurs chances de survie seraient considérablement accrues s’ils s'alliaient avec eux et qu'ils surveillaient leurs arrières pendant qu'ils vaquaient à leurs travaux sacrés. Ainsi sont nés les Covenants. Une union lourde de suspicion mutuelle, mais ayant une bonne chance de succès par une division claire du travail, codifié dans les Écrits de l'Union, le traité officiel de la fin du conflit. Et la plus importante partie des écrits Covenant commence comme ceci :

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Alors que la haine emplissait nos yeux Qu'aucun d'entre nous ne pouvait voir que Notre guerre causerait des morts innombrables Mais jamais la victoire. Alors, laissez-nous jeter les bras de côté tout comme nous rejetons notre colère. Toi, dans la foi, qui va nous tenir en toute sécurité. Alors nous trouverons La Voie. Le traité fut officialisé par le déclassement du Vaisseau-clé. L’antique vaisseau fut dépouillé de toutes ses armes, ou au moins celles connues des San'Shyuums, et installé en permanence au centre de High Charity qui fut par la suite une partie du dôme. Courage n'était pas aussi dévoué que les autres Prophètes. Il croyait au Grand Voyage, il en était sur, mais par vocation il était plus technocrate que théologien. Et pourtant, alors que le Ministre passa à travers une poche d'air, il ne pouvait s'empêcher de ressentir une pointe de revitalisation spirituelle devant le châssis tripode du Vaisseau-clé à la lueur du matin. Plus que toute autre pièce technologique abandonnée par les Forerunners, le vaisseau était typique de la maitrise des faiseurs de technologie. Les moteurs du Vaisseau-clé, par exemple, étaient si efficaces que même les San'Shyuums n'avaient jamais réussi à les faire fonctionner à pleine puissance, mais la puissance fournie suffisait amplement à High Charity. Courage savait qu'il y avait beaucoup plus de secrets cachés dans les circuits binaires qui parcouraient la coque du vaisseau. Bientôt, il l'espérait, les prêtres San'Shyuums responsables de l'exploration du Vaisseau-clé les perceraient à jour. Des préoccupations que Courage avait à gérer dans la vaste bureaucratie de son Ministère, la même question trottait toujours dans les esprits Covenants : comment exactement les Forerunners avaient accompli leur transcendance ? Et comment de simples mortels pourraientils faire la même chose ? Un gémissement soudain du générateur anti-gravité et les cris de protestation qui s'en suivirent attirèrent le regard du Ministre vers le haut. L'une des péniches Unggoys avait omis de céder la place à un anneau de déplacement San'Shyuum, forçant les chaises qui le constituaient à se séparer dans tous les sens. Des anneaux similaires étaient en mouvement dans tout le dôme, montant et descendant les tours. Les jeunes San'Shyuums évoluaient sur des chaises moins puissantes et voyageaient sur des anneaux de vingt ou plus, formant des paquets collés les uns aux autres pour augmenter la puissance de leurs anneaux. Les membres séniors du Ministère pouvaient gérer des anneaux de sept chaises, et la sophistication de celles des ViceMinistres rendait possible de les assembler par trois. Seuls les modules

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comme ceux des Ministres du même rang que Courage étaient suffisamment puissants pour le vol individuel. Pendant un moment, Courage pensa qu'il aurait pu faire un écart pour éviter la barge en chute libre. Mais les circuits de commande de vol de High Charity avaient déjà corrigé leurs erreurs, identifié le rang du Ministre et contraint la barge à prendre des mesures d'évitement. Elle plongea abruptement sur le coté, forçant les passagers Unggoys à se cramponner solidement les uns aux autres ou de risquer une chute mortelle. La barge passa sans faire trembler son fauteuil, Courage remarqua qu'elle était tellement bondée que certains des Unggoys avaient été forcés de s'assoir sur la passerelle d'embarquement ; ce qui devait à coup sûr être une violation de capacité. Comme la barge se stabilisait et continuait sa chute alambiquée à peine contrôlée, vers le plancher du quartier du dôme riche en méthane, Courage se demandait si la surpopulation était un problème isolé ou une indication que les Unggoys, s'étaient encore une fois, reproduis au-delà des limites légales. La surpopulation était une préoccupation constante pour les Covenants étant donné le nombre de ces créatures vivant sur les vaisseaux et autres habitats spatiaux. Les Unggoys étaient particulièrement prodigieux sur ce point-là, et tout cela bénéficiait au roulement militaire des Covenants, il est vrai que le seul avantage qu'ils apportaient dans une guerre était leur nombre. En temps de paix et sans surveillance adéquate, le non-respect inhérent des Unggoys de la restriction de reproduction s’était déjà révélé très dangereux. En tant que jeune membre du personnel du Ministère du Concert, l'institution chargée de l'arbitrage interespèce des différents, Courage avait traité une affaire qui traitait directement de cette question, et avait découvert un scandale qui avait entrainé le licenciement du chef de ce Ministère, lui enseignant une leçon précieuse sur la fragilité du de l’Alliance Covenante : comme il était facile et complaisant de grandir avec de « petites » espèces, et avec quelle rapidité cette complaisance pouvait conduire au désastre. L’affaire concernait une plainte déposée par une union de distillerie Unggoy concernant de mauvais contrôles atmosphériques à bord d’un navire marchand Kig-Yar avait contaminé plusieurs lots d‘infusions, stupéfiants de loisirs Unggoy ajoutés à leur approvisionnement en méthane portable. À première vue, le différent semblait banal, raison pour laquelle Courage s’était retrouvé avec ce dossier. Mais alors qu’il creusa plus profondément, il découvrit que la contamination avait entrainé une très large stérilisation des Unggoys. Au moment de l’affaire, les Covenants avaient passé plusieurs âges pacifiques, et une population croissante de Unggoys avait mis la pression sur les habitants qu’ils partageaient avec les Kig-Yars. Tendues dans le meilleur des temps, les relations entre les deux espèces avaient tourné au vinaigre quand les femelles avaient été déplacées de leurs nids ; la 114

réinstallation ayant perturbé le cycle d’incubation et provoqué une flambée de la mortalité infantile Kig-Yar. Courage avisa ses supérieurs que la contamination des infusions était une audacieuse autodéfense, une tentative radicale des Capitaines Kig-Yars qui avaient cru que les naissances Unggoys causaient les décès Kig-Yars et infligeaient leur propre justice. À la grande surprise de Courage, le Ministre de Concert avait choisi de ne pas appliquer ses recommandations de sévères sanctions. Les amendes et les dommages avaient été évalués et payés, mais les Capitaines coupables évitèrent l’emprisonnement. En effet, après des réparations sur les vaisseaux et la preuve faite qu’ils étaient sécurisés, le Ministère leur permit le retour en service. Courage ne portait pas les Unggoys dans son cœur. Mais un fort sentiment que la justice n’avait pas été rendue l’amena à déposer une plainte officielle. Ses supérieurs la rejetèrent, arguant que pour quelques milliers de Unggoys impuissants ne valaient pas le coup de tout faire pour enflammer les Kig-Yars et de leur donner des envies endémiques d’autonomie. Les Unggoys allaient bientôt récupérer leurs pertes, lui suggérèrent les supérieurs de Courage que pour tout jeune Ministre qui se souciait de sa carrière, il serait sage de garder le silence. Personne n’avait eu connaissance de l’incident des infusions, quand il fut connu, il était le plus important des griefs qui ont précipité la Rébellion Unggoy, une guerre civile qui inaugura le 39e Âge des Conflits Covenants, et entraina une restructuration radicale des forces armées. Dans la courte, mais intense lutte dont le résultat fut la quasidestruction du monde natif des Unggoys, les créatures prouvèrent qu’avec une bonne motivation, ils pouvaient être de vicieux combattants. Honorant une tradition d’accueil du meilleur de leurs ennemis vaincus dans leurs rangs, les mêmes commandants Sangheilis qui avaient écrasé la rébellion avaient été prompts à pardonner les combattants Unggoys survivants. Ils leur donnèrent une meilleure formation et des armes, les intégrèrent dans les ex-unités d’action Sangheilis ce qui les éleva du statut de suceurs de méthane à chair à canon d’infanterie compétente. Certains San’Shyuums avaient des doutes persistants quant à la loyauté des Unggoys. Mais les Écrits de l’Union étaient très clairs : les questions de sécurité étaient de la responsabilité des Sangheilis. Et si les Prophètes avaient appris quelque chose, c’était de laisser à leurs protecteurs ce plaisir orgueilleux, il était important de préserver le plus grand nombre de traditions pré-Covenantes que possible. Même dans sa jeunesse, Courage avait compris que quelque chose comme la Rébellion Unggoy pouvait déstabiliser temporairement les Covenants, révolte que les Sangheilis briseraient. Une ligne verticale de symboles triangulaire holographique flasha sur l’un des accoudoirs de Courage, le sortant de ses pensées. Les symboles étaient des lettres de la langue écrite commune aux Covenants, il 115

reconnut immédiatement le nom annoncé. « Quoi que vous ayez à dire, Vice-Ministre. » Courage pressa un interrupteur sur l’accoudoir pour accepter le signal entrant. « Efforcez-vous de garder profil bas. » Les symboles se dispersèrent, et un San’Shyuum apparut à leur place. Même dans sa forme holographique il était facile de voir que le Vice-Ministre de la Tranquillité était beaucoup plus âgé que le jeune Courage. Sa peau était sombre, plus brune qu’ocre, et sa caroncule n’était pas assez lourde pour avoir affaissé la peau du cou au menton. Deux des boules charnues suspendues aux coins des lèvres étaient percées avec des boucles en or très populaire chez les San’Shyuums mâles qui n’étaient pas engagés à un compagnon unique. — Est-il trop tôt ? Le Vice-Ministre, était affalé dans son fauteuil, ses doigts serrés autour des accoudoirs en métal mat. J’aurais bien appelé hier soir, s’il n’y avait pas eu le conclave. Tranquillité fit une pause, ses grands yeux vitreux semblaient prêts à éclater. Puis, dans une convenance insuffisante et confuse : Je me demande si, ce matin, maintenant en fait, il serait possible de se rencontrer et discuter de quelque chose d’essentiel. Courage coupa immédiatement le Vice-Ministre. — Je n’ai pas vérifié mon agenda. Mais je suis sûr qu’il est complet. — Je serais bref, vous avez ma parole, persista Tranquillité. En fait ce n’est pas tant ce que j’ai à dire que ce que j’ai à vous montrer. Il tapota sur son accoudoir et son image fut remplacée par un seul glyphe Forerunner, une lumination ; interpréta Courage, ses épaules voutées se raidirent sous le choc. Contrairement aux symboles triangulaires, les glyphes sacrés ne sont pas utilisés dans le langage courant. En effet, certains étaient tellement sanctifiés, les concepts qu’ils représentaient si puissants, que leur utilisation fut simplement proscrite. Et celui que cet imbécile venait de passer aux yeux de tous, le maudit Courage, était le plus sacré et dangereux de tous ! — Dans mes quartiers ! Immédiatement ! Courage plaqua sa main sur le projecteur pour masquer le glyphe tout en coupant la conversation. Il résista à l’envie de partir précipitamment, tout en sachant que ce serait attirer plus d’attention. Massant son crâne qui le faisait souffrir, il poursuivit son ascension vers la tour du Ministère, arrivant un peu plus tard dans un vestibule d’un étage supérieur. Courage n’avait pas pour habitude de socialiser avec ses collaborateurs, et maintenant il payait le fait de les prendre encore moins en considération que d’habitude. Cela ne l’empêcha pas de leur montrer de la déférence, quoi qu’il en soit, Courage devait se frayer un chemin à travers les chaises de ses subalternes qui faisaient des courbettes, et dépensa le peu de patience qu’il avait en courtoisies. Le vestibule donnait sur une grande galerie bordée de couloirs menant hors des groupements des membres du personnel. Entre ces deux 116

sorties flottaient des statues grandeur nature des prédécesseurs de Courage. Ils avaient été taillés dans des pierres extraites de la base rocheuse de High Charity et « habillées » en robes holographiques qui défilaient avec les nombreuses histoires symboliques de leurs porteurs, des accomplissements remarquables. De l’autre côté de la galerie se trouvait une flèche verticale gardée par deux Sangheilis dans leurs armures d’un blanc éclatant, spécifiques des unités de combats d’élite, les Lumières de Sanghelios ; Helios, en référence à l’amas globulaire d’étoiles proche de leur planète d’origine. Courage pouvait entendre les bâtons d’énergie des Hélios crépiter alors qu’il approchait de la flèche. Mais les gardes n’avaient pas eu le temps de contracter leurs quatre mandibules que le Ministre se glissa entre eux. Scrutant à travers la visière de leur casque élancé, les yeux sombres des Hélios restèrent fixés sur le vestibule, lieu le plus probable pour une attaque. Le Ministre n’en fut pas offensé. Il n’avait pas choisi les Hélios pour leurs manières, et en dépit de leur attitude figée, il savait qu’ils seraient heureux de donner leur vie pour la sienne. La flèche était effilée de telle sorte que quelques niveaux au-dessus de la galerie il n’y avait guère de place que pour la seule chaise de Courage. Ce fut en partie pour plus de sécurité, mais aussi une métaphore architecturale pour le statut de Courage : au sommet, il n’y avait de la place que pour un. — Faites entrer le Vice-Ministre de la Tranquillité dès qu'il arrive. Courage lança à l'hologramme du membre du personnel l’attendant au sommet de la flèche. Je me moque du temps qu'il me reste dans mon agenda. Les jeunes San'Shyuums se dispersèrent et Courage arrêta sa chaise au centre de la chambre de réception. Son cœur battait la chamade, et sa peau était moite sous sa robe. Calme toi, pensait-il, personne ne peut savoir ce qui ta bouleversé ! Et donc, quand le Vice-Ministre émergea de la flèche un peu plus tard, il trouva Courage penché calmement sur sa chaise, une boule de thé médicinale fumant dans un champ de stase au-dessus de ses genoux. — Occupé et malade, minauda Tranquillité. Je m'excuse, monsieur le Ministre, d'ajouter un fardeau supplémentaire à votre journée. Courage se pencha en avant, appuya ses lèvres contre le champ et pris une gorgé. Le champ scintilla et rétréci alors que le thé coulait dans l'œsophage du ministre. — Qui d'autre avez-vous informé ? — Sainteté, vous êtes le seul à qui j'ai pensé. Jusqu'ici, les jeunes on fait preuve d'une exceptionnelle déférence. Combien de temps cela durera ? Se demandai Courage, reprenant une gorgée de thé. Le Vice-Ministre était un orateur passionné et déterminé. À plusieurs occasions il l'avait remplacé auprès de son ministère aux sessions du Haut Conseil Covenant, corps de décision composé de Ministres San’Shyuums 117

et de Commandants Sangheilis, il n'avait montré aucune réticence à participer au débat, allant de chaise en chaise parlant aux conseillers de tout âge sur des questions litigieuses. Courage suspectait que ce comportement décidément nonSan'Shyuum avait beaucoup à voir avec le travail de Vice-Ministre. Le Ministère de la Tranquillité gérait la vaste flotte de chasseurs de reliques Covenants et passait beaucoup de temps hors de High Charity, traitant directement avec les Maîtres de vaisseaux Sangheilis. Durant le processus, il avait adopté certains de leurs comportements agressifs. — Combien de cas ? demanda Courage, en tapotant du doigt sur sa chaise. Le glyphe en question apparu entre les deux chaises, l'objet le plus brillant de la chambre sobrement décorée du Ministre. Pour l'œil non averti, la Lumination était juste une paire de cercles concentriques, le plus petit cercle se tenant à l'intérieur du plus grand, suspendu par une ligne droite qui était connectée à un enchevêtrement de courbes emboitées. Mais Courage savait ce que signifiait le glyphe, le mot Forerunner qu'il représentait : Réclamation, ou la récupération de reliques jusque-là inconnues. — Le Luminaire était sur un vaisseau très éloigné. Sa transmission était un peu embrouillée. Tranquillité lutta pour retenir un sourire triomphant. Mais il a détecté des milliers de cas uniques. Un frisson couru le long de la colonne vertébrale de Courage. Si ce que le Vice-Ministre avançait s’avérait être vrai, c’était une trouvaille sans précédent. — Pourquoi ne pas parler de votre découverte à votre Ministère ? demanda Courage, en réussissant à garder une voix calme. S’il découvrait votre déloyauté, le licenciement sera la moindre de vos préoccupations. — Un risque à prendre. Le Vice-Ministre se pencha en avant dans son fauteuil et ajouta dans un murmure conspirationniste ; pour nous deux. Courage rit dans son thé. Il y avait quelque chose d’étrangement attachant au sujet de l’impudence du jeune San’Shyuum. Mais il présumait trop, se résolu Courage, étendant le doigt vers l’interrupteur de sa chaise avertissant les Hélios qui dévaleraient jusqu’à la flèche… — Le Haut Conseil semble agité ! Lâcha le Vice-Ministre, puis il poursuivit en haletant : Les Hiérarques sont impuissants, les dilemmes sur lesquels ils ont fait leur ascension sont bien établis. Ce n’est plus l’Âge du Doute, Ministre, et ceux ayant gardé un peu de raison savent que ceci est votre ouvrage plus que tout autre ! Courage arrêta sa main. Le Vice-Ministre avançait un argument valable. L’Âge du Doute, comme il l’avait été à présent, traitait avec les conséquences des précédentes périodes chaotiques ; dans ce cas, le trente-neuvième Âge des Conflits, celui qui avait entouré la rébellion Unggoy et vu la promotion de Courage. Ses efforts pour redistribuer la technologie correctement dans le sillage de cette crise avaient effectivement beaucoup fait pour désamorcer les nouveaux griefs. Et 118

tandis que Courage était insensible à la flatterie, il était à nouveau impressionné par la vivacité du Vice-Ministre. Tranquillité venait juste de placer les succès de Courage au-dessus des Hiérarques ; les trois San’Shyuums élus pour diriger le Haut Conseil. C’était les créatures les plus puissantes chez les Covenants, et les considérer comme faibles et futiles était une proclamation dangereuse. Courage retira son doigt, soudain fasciné par ce que le Vice-Ministre pouvait proposer ensuite. Bien que, rétrospectivement, il aurait dû savoir. — Nous nous trouvons à l’aube d’un nouvel Âge de la Réclamation. Le Vice-Ministre faisait tournoyer sa chaise autour du glyphe. Vous êtes le seul à pouvoir nous conduire jusqu’à lui, et par là je veux dire en toute discrétion et en gage de ma dévotion indéfectible, je demande humblement de me tenir à vos cotés. Tranquillité arrêta sa chaise directement devant le Ministre, s’inclina jusqu’à la taille, et très révérencieusement. Pour assumer avec vous le manteau de Hiérarque. Et nous y voici pensa Courage, absolument abasourdi. Ambition mise à nue. Il ne sera pas facile de détrôner les Hiérarques. Pour garder leurs trônes tant convoités, ils résisteraient à la déclaration d’un nouvel âge avec toute l’influence qu’ils disposaient. Courage aurait besoin de dépenser d’énormes capitaux politiques, en rappelant toutes les faveurs dues pour avoir une chance de réussir, et encore… Courage se rattrapa. Était-il sérieusement envisageable d’accepter la proposition du Vice-Ministre ? Était-il devenu fou ? — Avant de faire quoi que ce soit, avertit-il, sa langue bougeant toute seule, nous devons être surs que les Luminations sont correctes. — J’ai un vaisseau de guerre affrété, attendant votre approbation Courage fit un mouvement en arrière, comme piqué. — Vous avez impliqué les Sangheilis dans tout cela ?! Sa tête se mit à bourdonner, martelée de panique. Si les Sangheilis prenaient possession du reliquaire, qui sait ce qu’il adviendrait du statu quo ! Encore une fois il remit son doigt sur l'alarme du trône. Mais le Vice-Ministre s'avança encore plus sur son siège et rétorqua d'un ton ferme. — Non j'ai enrôlé d'autres témoins. Des créatures qui ont fait leurs preuves à la fois fidèles et discrètes. Courage fronça les sourcils, fixant le Vice-Ministre dans les yeux. Il cherchait une lueur d'honnêteté, quelque chose qui pouvait l'aider à franchir le pas avec plus de confiance dans cette perfide nouvelle voie. Mais il ne voyait qu'empressement et ruse ; honnêteté d'un genre différent. Le Ministre appuya sur un autre bouton et le champ de stase contenant son thé s'effondra en un éclair d'argent, vaporisant le liquide à l'intérieur. — Qu’en est-il du vaisseau qui a enregistré la Lumination ?

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— Perdu. Il avait un équipage mixte. Kig-Yar et Unggoy. Tranquillité pinça ses lèvres dans une moue indifférente. Je soupçonne une mutinerie. — Dites à ceux que vous avez enrôlés que s’il y a des survivants et qu'ils ont volé une relique, qu'ils soient exécutés sur le champ. Courage commença à plonger dans ses pensées en se dandinant. Sinon, ils doivent rester en détention préventive. Si le reliquaire était leur trouvaille. Ils méritent une récompense. Tranquillité porta sa main à sa poitrine et baissa la tète. — Ce sera fait. À cet instant, la prescription du clerc fit enfin effet sur ses céphalées. Le ministre ferma les yeux, appréciant l'assujettissement rapide de sa douleur. Il sourit avec soulagement, expression qu'il savait que le jeune San'Shyuum interpréterait maladroitement comme étant une indication de camaraderie naissante. — Un reliquaire comme celui-ci n'a jamais été vu dans nos vies, déclara Tranquillité. Chacun de ces objets sacrés est une bénédiction pour les vrais croyants ! Courage s'enfonça dans les coussins cramoisis de sa chaise. Une bénédiction ? Il n'en était pas si sur. En tant que Ministre, il avait un point de vue différent en pensant aux négociations cauchemardesques requises pour distribuer des milliers de nouvelles reliques. Mais en tant que Hiérarque, il pourrait toutefois les distribuer comme il le souhaite, tant qu’il pense que ceux-ci sont bénéfiques aux Covenants. Courage lécha un éclat de menthe sur ces lèvres, encore picotant. Et personne n'aurait le pouvoir de contester ses décisions.

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Chapitre 10 HARVEST, 19 JANVIER 2525

Le Sergent-Chef Avery se trouvait seul, arpentant une allée de l'un des vastes vergers de Harvest. Des branches le frôlaient de chaque côté, lourdes d’un mélange fantastique de fruits : abricots, cerises, prunes et plusieurs autres, tout brillant de la condensation du brouillard matinal. Il arracha une pomme de sa branche et essuya la rosée. La peau verte du délicieux fruit brillait sous les rayons du soleil. Dimanche, pensait-il. Dimanche… Mais il ne savait pas exactement pourquoi. Il jeta la pomme sur le sol et plongea plus profondément dans la forêt. Près du tronc, l'air était plus froid. Avery admira les courbes couvertes de givre d'une poire, et l’arracha de sa branche. Il la porta à ses lèvres et en prit une bouchée, mais à peine ses dents avaient-elles percé le fruit que ses nerfs lui envoyaient une intense sensation de froid. La poire était gelée. Avery passa sa manche sur ses lèvres et fut surpris de constater qu'il portait des vêtements civils : un gilet blanc bien trop petit pour lui ; une cravate atteignant à peine son nombril et des chaussures à bout pointu éraflées. « Un vrai garçon est un garçon qui use ses vêtements… » Avery se rappelait les paroles de sa tante Marcille, une brise à travers les feuilles gelées. Tout à coup, les branches se mirent à trembler du souffle causé par le passage d’un vaisseau à propulseur. Levant les yeux, Avery aperçut un Hornet passant au raz du sol, ses ailes réverbérant la lumière du soleil, le vaisseau s'inclina et disparut derrière les arbres. Avery laissa tomber la poire et courut à la poursuite du vaisseau de l’armée. Mais maintenant, plus il avançait, plus il faisait chaud. L'eau coulait le long des feuilles puis tombait des fruits comme de la pluie. Un rapide dégel artificiel était en cours. Avery sentit une rafale d'air humide qui devenait insupportablement chaude tandis qu’il avançait. Il ferma les yeux, les paupières brulantes, et sentit les branches céder la place à quelque chose de solide : une double porte en bois menant à un restaurant en bordure d’une route. En s’approchant, Avery vit que la porte était l'une des rares choses encore debout. Le toit du restaurant avait été soufflé, ses murs brisés et ses vitres cassés. Toutes les tables et les chaises étaient brûlées et l’air sentait la fumée. Vers l'arrière était assise une famille de quatre personnes, leurs vêtements aux couleurs éclatantes étant les seules 121

choses non couvertes par une couche de cendres. Un des enfants, le même garçon que Avery avait espéré sauver leva les yeux d'une assiette de crêpes et le salua. Alors que Avery le saluait en retour, le garçon prit une bouchée et pointa le comptoir. Avery se retourna et vit une femme sur un tabouret, vêtue d'une robe argentée magnifique. — C'est une affaire officielle, déclara Jilan. — Je sais, répondit Avery, en tentant d’atteindre le nœud de sa cravate. Mais il ne portait plus ses vêtements civils. Au lieu de cela, il se trouvait accablé par une armure noir mat anti-impact. Jilan fronça les sourcils. — Peut-être que j'aurais dû inviter quelqu'un d'autre. Elle tira un sac à main sur ses genoux, non pas celui qui brillait et qu'elle avait apporté lors de la célébration du solstice, mais le sac bordeaux du kamikaze Intra. Elle fouilla nonchalamment à l'intérieur, comme si elle fouillait pour trouver un rouge à lèvres. — Attention, m’dame ! cria Avery. C‘est dangereux ! Il essaya de sauter pour saisir le sac, mais ses jambes étaient ancrées au sol. Avery entendit alors le bruit caractéristique des propulseurs d'un Hornet, et vit son ombre sur le comptoir. Le jeune garçon à la table commença à s'étouffer. — Détendez-vous, dit Jilan à Avery. Tout va bien se passer. Avery gémit et a tomba sur un genou. Son armure était devenue insupportablement lourde. Il planta ses mains gantées sur le sol couvert de cendres afin de s'empêcher de s'écrouler. Les yeux plissés il vit des empreintes de bottes : le jeu de jambes frénétique de Marines pour entourer une cible .Jilan se répéta. Mais cette fois, sa voix semblait venir d'ailleurs : un écho au-delà du restaurant, mais d'une certaine manière très proche de l'oreille d'Avery. — Détendez-vous. Tout va bien se passer… Avery se détendit, et il se sentit mieux. Les médicaments puissants qui l'avaient maintenu inconscient depuis son combat à bord du vaisseaucargo se vidèrent de ses veines comme l'eau d'une baignoire. Il sentit le mouvement d'un drain imaginaire, et il se laissa déposer au fond. Quand ses yeux s'ouvrirent enfin, ils semblaient le faire à un quart de leur vitesse normale. — Vous voilà, dit Jilan, debout près de son lit. Bienvenue parmi nous. Avery savait qu'il avait rêvé, mais il était tout de même surpris de la voir sans sa robe. Le Lieutenant-Commandant portait maintenant une combinaison de service gris pâle, à col haut et ajusté à la taille : l'uniforme de tous les jours d'une femme officier de l'ONI. Elle se tenait sur le côté gauche de son lit. Sur sa droite, se trouvait le gouverneur Thune. — Combien de temps suis-je resté au tapis ? Articula Avery, prenant note des environs : une petite pièce aux murs couleur crème, des 122

moniteurs de fréquence, et une perche à IV, sa perfusion descendant vers une aiguille plantée dans le haut de sa main droite. Avery sentait l'antiseptique. Un l'hôpital, pensa-t-il, un soupçon rapidement confirmé lorsque Jilan leva un pichet d'eau glacée d'un chariot à roues et remplit un verre gravé avec les mots MÉMORIAL D'UTGARD. — Près de deux jours, dit-elle, en remettant le verre à Avery. Vous avez une fracture du crâne. Avery s'appuya sur un coude, prit le verre et le vida avec d'une seule longue et lente gorgée. Dimanche… C'est le jour où lui et Byrne étaient montés dans un Wagon de Bienvenue remontant sur Tiara, avant de transiter vers la corvette de al-Cygni, le Walk of Shame. Les deux Sergent-Chefs avaient été informés, armés, et étaient en route à 0900 heures, cachés dans le vaisseau-cargo leurre. — Qu'en est-il de Byrne ? — Il va bien. Sa blessure a été recousue dès que nous sommes rentrés. Votre brancardier l'a même complimenté sur sa suture. Jilan remit la cruche sur le plateau. Il vous a sauvé. Il vous a tiré sur le vaisseau-cargo avant que l'autre vaisseau n'explose. Avery fronça les sourcils. — Je ne m’en souviens pas. — De quoi vous souvenez-vous ? demanda le Gouverneur. Thune semblait écrasé par les murs étroits de la salle ; sa masse, autrefois agréable, ressemblait aujourd'hui à une menace imminente. Récapitulezmoi votre mission. Étape par étape. Avery fronça un sourcil. — La chambre est sécurisée. Et vous êtes le seul patient dans cette aile, expliqua Jilan. Puis, hochant la tête vers le Gouverneur : je lui ai déjà dit tout ce que je sais. Avery atteignit une rangée de boutons intégrés dans le côté de son lit sur rail. Le moteur ronronna, et le lit le souleva en position assise. Plaçant son verre dans un nid de feuilles posé sur ses genoux, Avery se retrouva en terrain familier : délivrer un rapport précis de sa mission à un supérieur. Mais il commençait à peine à décrire le combat avec les extraterrestres, que Thune s'impatienta. — Comment communiquaient-ils ? demanda-t-il, croisant ses larges bras sur sa poitrine. — Monsieur ? Thune avait commencé à transpirer. De grosses taches bleues étaient de plus en plus visibles autour du col et sous les bras de sa chemise. — Avez-vous vu un système de COM, remarqué comment ils se parlaient les uns aux autres ou à leur navire ? — Non, monsieur. Mais ils étaient coordonnés. Il était difficile de… — Nous nous demandons s’ils ont envoyé un message, Sergent-Chef, clarifia Jilan. Un signal de détresse, quelque chose qui nous a peut-être échappé sur votre caméra de casque. 123

— Leur chef était hors de portée, dit Avery. Il se souvenait des yeux de rubis de l'extraterrestre et ses dents aiguisées, la boule de plasma sur son pistolet comme une pomme brillante. Une, deux minutes maximum, mais il a certainement eu le temps de communiquer. Et puis il y avait cet autre extraterrestre… — Quel autre extraterrestre ? demanda Jilan avec empressement. — Je n'ai pas pu eu le temps de bien le voir. Avery se rappelait quelque chose dans les airs, rose et gonflé. Et il ne combattait pas. — Était-ce armé ? demanda Thune. — Non pas à ce que j'ai pu voir, monsieur. — Permettez-moi de récapituler. Thune se gratta le cou, sous sa barbe rousse et épaisse. Quatre extraterrestres, peut-être cinq, armés de couteaux et de pistolets. — Leur vaisseau avait des lasers, Gouverneur. Du fluorure d'hydrogène. Très précis. Jilan écarta un peu les mains. Et c'était un petit vaisseau. Qui sait ce qu'ils mettent sur leurs plus grands vaisseaux. — Ceux que vous avez tués, Thune faisait traîner ses mots, son ton était hautain, provocateur, semblaient-ils plus résistants… qu'un Insurgé moyen ? — Monsieur ? Avery sentit un nœud familier serrer son estomac. Qu'est-ce que les Intras ont à voir avec ça ? — Quatre d'entre eux, deux d'entre vous… Le gouverneur haussa les épaules. Et vous avez gagné. — Nous avions l'élément de surprise. Mais ils étaient disciplinés. Ils ont démontré une bonne réflexion tactique. Avery était sur le point de donner une description détaillée de la façon dont les extraterrestres avaient manœuvré en gravité zéro, lorsque la porte de sa chambre s'ouvrit et que le Procureur Général Pedersen se glissa à l'intérieur. — Je ne pouvais trouver d'indications nulle part. Il sourit, en s'excusant auprès d’Avery. Ce n'est pas que vous manquez quelque chose, la nourriture d'hôpital est la même partout où que vous alliez, je le crains. Puis, au Gouverneur Thune : Rien… d'inattendu ? Thune lança un regard dédaigneux à Jilan. — Non, dit-il fermement. Un silence tendu remplit la salle. Avery se déplaça dans son lit. De toute évidence, son compte rendu avait été une partie capitale d'une plus importante discussion, ses réponses essentielles à une dispute entre al-Cygni et Thune. — Gouverneur, déclara Jilan. Puis-je vous dire deux mots ? — Vous avez été très utile, Sergent-Chef, dit Thune en caressant la jambe d'Avery à travers ses draps, puis il se dirigea vers la porte. Profitez de votre repos. Avery se redressa aussi droit qu’il le pouvait, tirant sur son IV. — Je vous remercie, monsieur.

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Jilan suivit le gouverneur à l'extérieur. Pedersen tira la porte derrière eux avec un mouvement bizarre de la tête. Avery leva son verre, ingurgita quelques cubes de glace fondante, et se mit à les croquer. Le mouvement de sa mâchoire aggrava une douleur à l'arrière de son crâne. Il atteignit l'origine de la douleur et sentit une ligne bosselée, une incision cautérisée par laquelle les médecins avaient injecté un polymère réparateur d'os. Avery pouvait entendre la voix de Thune gronder derrière la porte, mais il ne pouvait pas comprendre ce qu'il disait. Dans un premier temps, les réponses de Jilan étaient faibles, mais l'échange augmenta rapidement en volume, alimenté du grognement fort de Thune et le murmure conciliant de Pedersen. Avery entendit des bruits de pas, et quelques instants plus tard, Jilan rentra dans la chambre, seule. — Il ne savait pas, dit Avery. Que vous dirigiez une opération. En utilisant la milice comme couverture. Jilan croisa les bras derrière le dos et s'appuya contre le mur près de la porte. — Non. La décision d'écarter le Gouverneur de la boucle était certainement arrivée d'une autorité bien au-dessus du Lieutenant-Commandant, mais si Jilan était bouleversée d'avoir été laissée seule avec cette situation sur les bras, elle ne le montrait pas. Son expression était parfaitement calme. Avery s'étira et a mis son verre vide sur le charriot. — Combien de vaisseaux a-t-il demandé ? Jilan attendit que Avery se réinstalle dans son lit. — Aucun. Durant un instant, le seul bruit dans la salle fut le faible tintement d‘un moniteur enregistrant un pic dans le pouls d'Avery. — Mais ne venons-nous pas de … — Vivre un premier contact avec des extraterrestres ? — Avec le respect que je vous dois, m’dame. Le contact n'était pas du tout sympathique. Leurs armes étaient beaucoup plus sophistiquées que les nôtres. Et comme vous l'avez dit, c'était probablement juste un éclaireur. Jilan hocha la tête. — Nous avons lancé un coup de poing meurtrier, et avons remporté un match de boxe. — Ils vont revenir pour un autre round. — Je sais. — Alors, pourquoi diable Thune ne demande-t-il pas quelques vaisseaux ? Jilan s'écarta du mur. — L'organisation d'une milice a pris des années de négociations, et exigé l'approbation unanime du Parlement de Harvest. Un pourcentage important de ses citoyens étaient contre, même pour une poignée de Marines sur leur planète. Jilan s'avança au pied du lit d'Avery. Disons que 125

Thune n'est pas impatient de voir comment ils réagiront aux vaisseaux de guerre de l’UNSC en orbite. Avery se rappela les regards sur les visages de quelques-uns des invités à la célébration du solstice ; leur mépris était évident pour lui et son uniforme. — L'Insurrection. Thune craint qu’elle se propage. — Nous craignons tous qu’elle se propage, déclara Jilan. — Alors… quoi ? On va juste ignorer ces connards d’extraterrestres qui frappent à notre porte ? — Le Gouverneur est bouleversé. Il ne veut pas écouter. Pas maintenant. Pas moi. — Alors qui ? Jilan enveloppa ses mains autour de la barre en acier inoxydable qui entourait le bas du matelas d'Avery. Elle serra, comme si elle doutait de la résistance du métal. — Quelqu'un ayant une connaissance des plans d'intervention autorisés pour les scénarios de premier contact. Quelqu'un qui peut soit convaincre le gouverneur qu’appeler la flotte est la bonne chose à faire, ou quelqu’un ayant un rang lui permettant d’outrepasser ses ordres. Elle leva les yeux. Pas moi. Avery entendit la frustration dans la voix : une faille dans sa façade impassible. Il avait l'occasion de dire ce qu’il fallait, pour expliquer qu'il partageait sa frustration, et lui demander ce qu'ils pouvaient faire, ensemble, pour préparer Harvest à une attaque. Au lieu de cela, il laissa sa colère l'emporter sur lui. — Le Gouverneur joue au politicien ! grogna-t-il. Et vous n’en avez foutrement rien à faire ? Avery avait mis à l'épreuve les limites de l'insubordination depuis que Thune avait quitté la pièce, mais cela dépassait clairement les bornes, Jilan retira ses mains de la barre. — Mon vaisseau est déjà en route pour Reach, porteur d'un rapport dans lequel je recommande clairement que FLEETCOM ignore les objections du Gouverneur et envoie immédiatement un groupe de combat. Toute faiblesse dans sa voix avait disparu. Elle braqua Avery du regard. Autre chose, Sergent-Chef, que vous me suggériez de faire ? Le Walk of Shame était une corvette de l'ONI, un vaisseau très rapide. Mais Avery savait qu'il lui faudrait encore plus d'un mois pour revenir dans le système Epsilon Éridani. Le groupe de combat mettrait du temps à se rassembler, et serait encore plus long à arriver. Dans le meilleur des cas : il faudrait au moins trois mois avant l'arrivée des secours à Harvest. Et Avery savait, selon son instinct, qu’il serait trop tard. Dans un silence lourd de gravité, il enleva son IV, rejeta ses draps en arrière, et lança un pied sur le sol. Sa blouse d'hôpital était étonnamment courte, et Jilan se tenait à un angle particulièrement gênant, mais ses 126

yeux restaient fixés sur les siens tandis qu’il retirait son uniforme fraîchement lavé du chariot d'hôpital, enfila son pantalon, et l'attacha sous sa blouse. — Que faites-vous ? — Je retourne à mon devoir. Avery arracha sa blouse, et la jeta sur le lit. Maintenant, les yeux de Jilan le dévisageaient de haut en bas, notant les contusions que le récent combat avait laissées sur la poitrine et les épaules d'Avery. — Je ne me souviens pas vous avoir donné la permission de le faire. Avery, sa musculature moulée dans son T-shirt vert olive, se pencha sur un genou, et attacha ses bottes. — J'ai mes ordres : former une compagnie de milice. Et j'ai l'intention de le faire, parce qu'en ce moment, m’dame, leurs pauvres culs désolés sont tout ce que cette planète a. Avery tira sur sa casquette et marcha vers la porte. Jilan le contourna et lui barra le passage. Il faisait une tête de plus qu'elle, était beaucoup plus lourd, et plus fort, mais en regardant le visage stoïque de Jilan, Avery se demandait honnêtement qui aurait eu le dessus s'il avait essayé de forcer le passage et si elle avait essayé de l'arrêter. En fin de compte, tout ce dont elle eut besoin fut de sa voix. — Tout ce que vous avez vu et fait dans les dernières 48 heures est classé Top Secret. Vous formerez vos recrues de la meilleure façon que vous pourrez, mais vous ne pourrez pas leur dire ce que vous savez. Elle s'arrêta, les yeux étincelants. Me suis-je bien fait comprendre ? Avery pensait que les yeux de Jilan étaient bruns, mais maintenant, il se rendait compte qu'ils brillaient comme des noisettes. D'un insondable vert. — Oui, m’dame. Jilan fit un pas sur le côté, et Avery ouvrit la porte. En entrant dans le hall, il fut surpris de voir le Capitaine Ponder, assis sur un banc rembourré à quelques portes de là, les doigts occupés sur l'écran de son terminal COM. Ponder leva les yeux alors que Avery approchait. — Je m'attendais à pire, dit-il en souriant. Vous avez l'air en forme. — Capitaine, dit Jilan tandis qu'elle passait rapidement à côté. Ponder se leva et effectua un salut hâtif avec son bras prothétique. — M’dame. Les deux Marines regardèrent Jilan se diriger vers l'ascenseur au fond du hall. Les talons de ses bottes noires claquants bruyamment sur le carrelage blanc poli. Avery attendit qu'elle soit à l'intérieur et que la porte se soit refermée avant de demander : — Saviez-vous qu'elle était une espionne ? — Non, je ne savais pas, Ponder rangea son terminal COM dans la poche de son treillis, mais d’après ce que je sais, elle n'est pas trop mauvaise. Avery plissa les yeux. 127

— Elle nous a éjectés. — Elle ne fait que suivre les ordres. Ponder mit sa prothèse de main sur l'épaule d'Avery. Faire venir la flotte ? C'est un choix de Thune. Le Capitaine vit que Avery n'était toujours pas convaincu. — Écoutez, tout le matériel que vous n'avez pas laissé flotter dans l'espace, elle me l'a donné. Elle veut que nous le ramenions à la garnison, pour en faire bon usage. Avery savait qu'il y avait des armes et de l'équipement dans l'arsenal de Jilan, qu'il pourrait utiliser pour former ses recrues pour combattre et non pas seulement marcher et tirer sur des cibles sur le champ de tir. Si c'est tout ce que le Lieutenant-Commandant avait à donner, Avery en convenait : c’était toujours mieux que rien. — Allez, dit Ponder, en tirant Avery vers l'ascenseur. Sur le chemin du retour à la garnison, vous pourrez me raconter comment le Sergent-Chef Byrne a réussi à se faire bloquer par un lézard dans une combinaison spatiale. Toutes les recrues du 2e peloton applaudirent quand Jenkins tomba. Le coup de bâton de son adversaire l'avait frappé à l'arrière de son casque, le faisant tomber de la poutre. Jenkins heurta le sol assez violemment pour se retrouver la bouche pleine de sable, malgré le protège-dents que l’OPC1 Healy avait insisté pour qu'ils portent tous. — Crachez et souriez, ordonna Healy, accroupi à côté Jenkins. Il attendait que la recrue enlève son protège-dents et montre qu'il avait encore toutes ses dents. Puis il chercha une commotion. Vous connaissez la date d’aujourd’hui ? — Dix-neuf janvier, doc. — Combien j’ai de doigts ? — Aucun. — Bon alors, profitez du reste de votre journée. Alors que le médecin se levait, Jenkins s'essuya la bouche, laissant traîner un peu de sable sur son avant-bras nu. La recrue qui l'avait envoyé sur le sol, un homme plus âgé nommé Stisen, un des officiers d’Utgard, les forces de police de la ville, était encore debout sur la poutre, secouant son bâton en signe de triomphe. La poutre n'était pas à plus d’un demi-mètre du sol, et il y avait beaucoup de sable dans la fosse que les recrues avaient creusée près du parc de véhicules de la garnison. Mais Jenkins se sentait toujours un peu boiteux tandis qu’il se traînait péniblement du côté de la fosse du 1er peloton. Il avait bien réussi à faire tomber quelques-unes des autres

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Officier de Première Classe.

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recrues du 2e peloton, mais ensuite, il avait eu à affronter Stisen, et le policier était tout simplement trop fort. — Prends garde, dit Jenkins, en remettant son bâton à Forsell. Il est bon. Forsell acquiesça, ses mâchoires déjà farcies de son propre protègedents. La grande et calme recrue, avait l'air encore plus imposante dans ses épaulettes de protection, et c'était au tour du 1er peloton d'acclamer alors que Forsell posait le pied sur la poutre. — Écoutez-moi ! aboyèrent le Sergent-Chef Byrne, ses jambes et ses bottes à moitié enfouies dans le sable. C'est le combat final de notre petit tournoi. Le perdant se verra offrir une semaine de travail spécial à lui et son peloton. Byrne rit alors que les acclamations des recrues se transformaient en gémissements. La cantine avait des distributeurs alimentaires automatiques, mais les machines étaient délibérément conçues pour être nettoyées et remplies à la fin de chaque repas. Certains outils de formation étaient tout simplement trop bons pour être victimes des progrès technologiques. Byrne sourit. — Montrez-nous un esprit combattif et sans merci ! Forsell et Stisen grognèrent, collant les extrémités de leurs bâtons rembourrés ensemble. La poutre craqua alors qu’ils livrèrent une rafale de coups d'ouverture. Les deux hommes pesaient plus de quatre-vingt-dix kilos, mais gagner au combat de bâtons avait autant à voir avec la vitesse et l'agilité que la force de frappe. Plus maigre, Stisen avait un léger avantage. Après avoir stupéfait Forsell avec un coup au menton, il prit simplement du recul tandis que la plus lourde des deux recrues réagissait avec un coup violent, perdit l'équilibre et tomba dans la fosse. Les collègues du peloton de Stisen s'esclaffèrent à la réussite de son stratagème. Byrne, lui, ne fut pas impressionné. — La seule chose dont vous échappez est d'un coup de botte dans le cul. Il attrapa le masque du casque de Stisen et tira violemment dessus quelques fois. Alors, arrêtez de foutre le bordel partout ! — Oui, Sergent-Chef ! Rugis Stisen entre ses dents serrées. — Très bien, bâtards. Tuer, tuer, tuer ! Encore une fois les deux hommes s'affrontèrent. Cette fois, ils frappaient dur, bloquant leurs bâtons et essayant de se pousser l'un l'autre en bas de la poutre. Durant un instant, le combat parut sans issue ; deux paires de bottes glissèrent vers l'arrière, luttant pour rester sur la poutre. Tout à coup, Stisen recula. Forsell perdit l'équilibre et chancela. Stisen porta un revers puissant sur la tête de Forsell. Mais la grande recrue rentra son menton sur son épaule, absorbant l'assaut de Stisen et répliqua avec une poussée dans les côtes du policier, qui heurta le sable. Stisen retomba sur ses pieds et haussa les épaules comme pour dire : coup de chance, une réaction qui suscita un concert de huées du 1èr

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peloton, qui persista même lorsque Byrne exigea le calme, quand soudainement un Warthog rugit dans le parc de véhicules. — Vous voulez tous en baver ? cria Byrne, en regardant le Warthog tandis que Avery et le Capitaine Ponder en descendaient. Alors, faites-moi en cinquante ! Les recrues se jetèrent au sol et commencèrent leurs pompes de punition, en comptant haut et fort à l'unisson, mais Jenkins gardait la tête levée, et vit que les deux Sergent-Chefs se retrouvèrent sous le regard vigilant du Capitaine Ponder. Il ne fallait pas être un génie pour comprendre qu'il y avait de la tension entre Avery et Byrne. Depuis que Jenkins était arrivé à la garnison, il avait remarqué qu'ils avaient tendance de s'éviter l'un l'autre. Et le Sergent-Chef Byrne semblait considérer la formation de leurs recrues comme une rivalité personnelle, encourageant une forte relation concurrentielle entre les deux pelotons, le combat pugilistique d'aujourd'hui en était une parfaite illustration. Mais pendant que les Sergent-Chefs se parlaient, ils semblaient à l'aise. Avery pointa un assortiment de gros boitiers en plastique rangés à l’arrière du Warthog. Ponder dit quelque chose que Jenkins ne pouvait pas entendre à cause des cris de ses camarades de peloton. Mais ça devait être une bonne chose parce que Byrne approuvait de la tête. Puis le Sergent-Chef Johnson tendit la main. Byrne fit une longue pause, assez pour que Jenkins puisse compter de 38 à 45, avant de tendre sa main en retour et lui secoua sérieusement. — Deuxième peloton, levez-vous ! hurla Byrne, se retournant vers le bac à sable. Nous courrons au champ de tir ! Stisen se leva, et arracha son casque avec une irritation évidente. — Mais qui a gagné ? Sans hésitation, Forsell balaya Stisen derrière les genoux et l'envoya les quatre fers en l'air. Les deux pelotons éclatèrent chacun en applaudissements et huées. — Pas toi, mange-merde ! grogna Byrne, entrainant le policier étourdi à ses pieds. Peloton ! En avant ! Et que ça saute ! Jenkins et le reste du 1er peloton s'élancèrent du bac à sable. Ils se seraient jetés sur Forsell, et l'auraient soulevé dans les airs si Avery n'avait pas rompu les festivités. — Garde-à-vous ! cria-t-il, et les recrues s'arrêtèrent net. Forsell avait du mal à réprimer un sourire. Avery se dirigea vers Jenkins, portant l'un des boîtiers en plastique du Warthog. — En quoi êtes-vous qualifié ? — S-Sergent-Chef ? bégaya Jenkins. — Avant mon départ, je vous ai dit : apprenez à tirer. Avery se rapprocha. En quoi vous êtes-vous qualifié ? — Tireur d'élite. 130

— Vous me mentez, recrue ? — Non Sergent-Chef ! — Et vous ? Dis Avery en lançant un regard à Forsell. La recrue avait encore son casque protecteur. Cela rendait sa tête, déjà assez volumineuse, drôlement grosse. — Tireur d'élite, Sergent-Chef ! répondit Forsell à travers son protecteur buccal. Avery se retourna vers Jenkins. — Vous aimez ce grand fils de pute ? — Oui Sergent-Chef ! — Bien, Avery tendit le boitier. Parce que tu es mon tireur d’élite, et il est ton guetteur ! Jenkins prit le boitier, mais il lui fallut quelques secondes de plus pour réaliser qu'il contenait un fusil et que Avery venait de lui donner une officieuse, mais très importante promotion. — Oui, Sergent-Chef ! Cria Jenkins, beaucoup plus fort qu'auparavant. — Nous accélérons votre formation, dit le Capitaine Ponder, se joignant à Avery à proximité du bac à sable. Nous venons d'apprendre que Harvest s'attend à une très importante délégation de dirigeants coloniaux. Le Gouverneur a demandé que cette milice assure la sécurité en cas d'attaque d'Insurgés. C'était un mensonge, mais Avery et Ponder avaient convenu que s'ils ne pouvaient pas dire aux recrues la vérité, ils avaient besoin de leur donner une raison de s'entrainer dur ; un ennemi qui les garderait motivés. Et pourtant, la simple mention de l'Insurrection poussa certaines des recrues à commencer à s'inquiéter. D'autres se regardaient nerveusement l'un l'autre, tandis que le reste fronça les sourcils et secoua la tête : nous n'avons pas signé pour ça. Avery hocha la tête. — Vous vous êtes portés volontaire pour différentes raisons, mais je peux vous apprendre à devenir des soldats, des protecteurs de votre planète. Il avait voulu dire ce qu'il avait dit au Lieutenant-Commandant : que jusqu'à l'arrivée des renforts de FLEETCOM, ces recrues étaient la seule protection que Harvest avait. Mais ce qu'il n'avait pas admis jusqu'à présent, même à lui-même, était qu'il ne savait pas s'il pouvait les mener. Pas sans leur respect et leur confiance. Et il n'avait pas beaucoup de temps pour gagner l'un ou l'autre. — Je suis votre instructeur, mais je suis aussi un Marine de la Flotte de l’UNSC, continua Avery. Je me suis engagé à une vie de service et de sacrifices. Je me suis fixé moi-même les principes les plus élevés de conduite personnelle et de compétence professionnelle. Si vous me le permettez, je vais vous enseigner à faire de même.

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Il n'échappait pas à Avery que tout ce qu'il promettait à ses recrues, il se l'était promis à lui-même. En menant la guerre sale de l’UNSC contre l'Insurrection, il avait compromis ses principes en faisant des choses immorales. Il avait trop sacrifié de son humanité pour son service. Maintenant, il était déterminé à la regagner. Avery enleva sa casquette et la jeta à Healy, puis il descendit dans la fosse. — Mais d'abord, dit-il, en récupérant le casque de Stisen et le vidant de son sable. Quelqu'un doit empêcher la tête de Forsell de devenir encore plus grosse. Alors que les recrues du 1er peloton sourirent, étonnés, Avery ajouta pour lui même : — Ce pourrait aussi bien être moi.

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Chapitre 11 HARVEST, 20 JANVIER 2525

Sif savait qu’elle avait été seule trop longtemps. Seule avec ses soupçons, sans aucune autre intelligence pour l’aider à distinguer ce qu’elle savait de ce qu’elle était supposée savoir. Quelque chose est arrivé, était arrivé, juste sous son nez. Mais Sif ne connaissait que les résultats de ces récents événements troublants, pas leurs raisons, et c’était une chose terriblement pénible pour un être extrêmement logique. Continue avec ce que tu sais, Sif se rappela qu’elle avait allumé sa matrice, et alimenta une fois de plus les bits appropriés de sa mémoire dans son plus fiable nœud de processeurs. Les faits : Jilan al-Cygni et deux de ses Marines, Johnson et Byrne, étaient venus à Tiara il y a quatre jours ; al-Cygni avait demandé à Sif de lui fournir un vaisseau pour une « réunion officielle de la DNC » ; Sif avait accepté sans poser de question, et les trois humains sont allés à bord du vaisseau-cargo Bulk Discount via la corvette d’al-Cygni : le Walk of Shame ; une heure plus tard, les deux vaisseaux avaient quitté l’orbite. Mais c’est là que les choses ont commencé à devenir moins évidentes. En revoyant les images des caméras extérieures de Tiara, Sif pourrait dire que le Walk of Shame était resté amarré au Bulk Discount, ayant gardé les ailes delta de sa coque fortement collées contre le fond du conteneur de cargaison du vaisseau-cargo au moment où il effectua un saut pour Madrigal. Ce genre de superposition n’était pas rare ; les petits vaisseaux faisaient souvent ça pour profiter du Shaw-Fujikawa équipant les vaisseaux, de la même façon que les conteneurs-cargo se liaient à des nacelles de propulsion pour former un vaisseau-cargo pouvant sauter dans le Sous-espace. Le souci est que le vaisseau d’al-Cygni dispose d’un moteur ShawFujikawa ; il n’avait donc pas besoin de l’aide du vaisseau-cargo pour aller à Madrigal. De plus, ça n’a jamais été la destination du Bulk Discount. Quelques minutes après le début de son saut, le vaisseau-cargo avait quitté le Sous-espace et avait commencé à diffuser un S.O.S. Sif consulta le tableau de stockage qui détient l’enregistrement de l’échange COM :

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<\\> DNC.REG#BDX-008814530 >>HARVEST. LOCALS. ALL. <\ ALERTE ! ÉQUIPE MÉDICALE D’URGENCE ! <\ CAPITAINE (OKAMA.CHARLES.LIC#OCX-65129981) NE RÉPOND PAS !! <\ DEMANDE D’ASSISTANCE MÉDICALE IMMÉDIATE ! [RÉPÉTITION MESSAGE] \ > Il est vrai que les humains peuvent avoir diverses réactions au voyage en Sous-espace. Le domaine multidimensionnel était instable, ses remous temporels étant dans un état constant de flux. Les humains subissant l’un de ces troubles pouvaient être atteints de nausées ou subir un état semblable à celui suivant un mauvais coup. De rares fois, des équipages entiers, mais pas toujours leurs vaisseaux, pouvaient tout simplement disparaître. Donc, les vaisseaux-cargos et les autres vaisseaux consultaient les « rapports météo» d’un autre vaisseau quittant justement le Sous-espace pour décider s’il était sûr d’entrer avec les mêmes coordonnées. Quel que soit le moment, il y avait suffisamment de vaisseaux passants, et quand il n’y en avait pas assez, la DNC achevait son rapport avec des sondes, pour rendre le système très fiable. Mais c’était encore un processus de prévision, et des vaisseaux rencontraient parfois des conditions dangereuses de façon si inattendue qu’ils devaient interrompre, quitter le flot de Sous-espace immédiatement après leur entrée. Ces sorties d’urgence peuvent être très dangereuses pour les équipages humains, et le circuit de contrôle d’un moteur Shaw-Fujikawa était censé donner l’alerte avant un arrêt. Mais ce n’était pas toujours possible. Il valait mieux pour un équipage de revenir dans l’espace normal rapidement et de subir des souffrances et des blessures physiques plutôt que de disparaître à jamais dans le Sous-espace. Mais le Bulk Discount n’avait pas d’équipage. Pas de « Capitaine Charles Okama ». Si les soupçons de Sif étaient corrects, les seules personnes à bord étaient les Sergent-Chefs Johnson et Byrne, mais elle força son processeur de ne pas tirer de conclusions trop vite. Reste concentrée, insista-t-elle mentalement. Tiens-t’en aux faits. En sondant les balayages radar du vaisseau-cargo près des coordonnées de sortie du Bulk Discount, Sif confirma que le vaisseau d’al-Cygni s’était désamarré du vaisseau-cargo après la sortie, puis disparu au radar, indiquant que sa corvette était équipée d’une sorte de système furtif. Sif savait que ce matériel était rare sur les vaisseaux de guerre de l’UNSC, et encore plus sur les navettes personnelles des fonctionnaires de niveau moyen du DNC.

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Beaucoup plus troublant, cependant, fut ce que l’analyse des vaisseaux-cargo à proximité montra par la suite apparaissant près du Bulk Discount : un léger contact, lequel nécessita plusieurs triangulations pour être confirmé ; un vaisseau sans transpondeur IFF 1 et dont le profil ARGUS confirmait que le matériau de la coque n’a jamais été utilisé dans une seule construction de l’UNSC, un matériau qui n’était, Sif le suspectait, pas d’origine humaine. Sois raisonnable ! Ses protocoles de maintien émotionnel l’affectèrent. Un vaisseau extraterrestre ? Mais quelle autre explication y avait-il ? Les matrices encyclopédiques de Sif connaissaient le profil de tous les vaisseaux humains, et le contact ne correspond à aucun d’entre eux. D’ailleurs, le processeur de Sif revint à son code, le contact a attaqué le Bulk Discount avec des armes énergétiques, puis a explosé dans un éclair de méthane et d’autres produits biologiques exotiques ! Tout cela suggère un vaisseau, pas seulement de conception extraterrestre, mais d’équipage également. Sif souhaita qu’elle n’ait simplement qu’à demander à Jilan al-Cygni de lui dire la vérité. Pas seulement à propos du vaisseau extraterrestre, mais aussi sur son identité. De toute évidence, al-Cygni n’était pas de la DNC. Elle était militaire, probablement de l’ONI, étant donné la conception furtive du Walk of Shame. Mais quand la femme revint à Tiara, elle avait été plus muette que jamais. En se basant sur les blessures du Sergent-Chef, Sif comprit que la mission ne s’était pas bien passée. À l‘époque, Sif avait laissé ses contraintes émotionnelles mettre sa curiosité en échec. Mais aujourd’hui le nano-assemblage cristallin en son centre brûlait d’un besoin quasi irrépressible de réponses. Pour la première fois dans son existence, elle se sentait trop limitée, vivant un élancement de frénésie. Et ça lui faisait très peur. Au même moment, un nouveau message apparaît dans sa mémoire tampon COM. <\\> HARVEST.AO.IA.MACK >> HARVEST.SO.IA.SIF <\ Bonjour, beauté. <\ Je suis dans une impasse. J’aurais besoin d’aide. <\ Cela te dérangerait de venir voir ? \> Sif fut surprise. C’était le premier texte COM que Mack avait envoyé depuis un moment. Il flirtait mais ne parlait pas, faisait un inhabituel effort pour être poli. Mais ce fut la question finale de Mack qui a vraiment

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« Identification Friend or Foe » : est un dispositif permettant d'identifier les unités « amies » ou « ennemies ».

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lancé sa logique dans une boucle. Dans toute l’histoire de leur relation, Mack n’avait jamais demandé à Sif de lui rendre visite dans son propre centre de données. Si elle avait été dans un état plus stable, Sif n’aurait jamais modulé un fragment d’elle-même et ne l’aurait jamais envoyé depuis le Maser de Tiara. Mais ses algorithmes de contraintes revinrent à la charge. S’ils voulaient qu’elle soit raisonnable, elle serait obligée, d’avoir un autre être rationnel pour confirmer ou rejeter ses conclusions. Quelques secondes plus tard, le fragment de Sif atteignit l’antenne au sommet du complexe de réacteurs d’Utgard et se glissa dans la mémoire tampon COM de Mack. <\ Bien. Ce fut rapide. <\ Mets-toi à l’aise. Je suis à toi dans une seconde. \> La mémoire-tampon de Mack était encombrée par d’autres données, des demandes d’aide auprès des agriculteurs avec des JOTUNs endommagés, etc., une preuve que la spontanéité de Sif avait été aussi surprenante. Mais l’hospitalité de Mack était aussi bonne que promise, et bientôt le fragment de Sif fut ajouté à la mémoire flash de l’un de ses blocs de traitement à l’intérieur de son centre de données. Le fragment avait constaté que Mack avait ouvert un circuit vers le projecteur holographique central, et l’avatar de Sif resplendissait, un essaim de photons illuminant la chambre noire. Que fais-tu ?! hurlèrent ses algorithmes. Ce que je pensais que je devais faire, riposta-t-elle. Pour amadouer son code, elle débogua son fragment et vérifia qu’il était toujours parfaitement en phase avec elle-même. Elle avait le contrôle, et si quelque chose allait mal, elle n’aurait qu’à retirer le fragment. — Prends ton temps, dit Sif, sa voix résonnant depuis les hautparleurs jusqu’au projecteur. Le bloc contenant son fragment eut accès à sa température centrale. Sif sut que la chambre était froide, alors qu’elle avait vêtu les épaules nues de son avatar d’un poncho violet, en complément de sa toge orange et jaune. Les cheveux dorés de Sif étaient tressés à la hâte, mais elle avait laissé une mèche balayer son front dans le but de cacher les traits inquiets de son visage, son algorithme ayant insisté pour les afficher. Comme tout le reste de son avatar, ses yeux et ses oreilles étaient représentés rigoureusement. Mais les néons fluorescents clignotaient sur le dessus du projecteur, Sif exploita elle-même le centre des caméras et des micros, et les utilisa pour animer convenablement le visage de son avatar pour inspecter les environs. Elle avait imaginé que le centre de données de Mack serait un désordre, compte tenu de la sueur et la crasse qui apparaissait sur son propre avatar. Mais à sa grande surprise, le centre de données était 136

parfaitement organisé. Ses circuits exposés étaient bien attachés ensemble, et ses systèmes empilés soigneusement dans leurs supports. Le fait que le centre était petit y avait certainement contribué, pensa Sif, c’est plus une armoire qu’une chambre. Ou peut-être que son entretien personnel était plus approfondi ? Mais en se concentrant sur le centre des caméras, Sif remarqua une couche de poussière sur les fils et les supports et elle sut que personne, pas même une équipe technique, n’était allé dans le centre de données de Mack depuis un très, très long moment. En rembobinant les caméras, Sif remarqua que le plafond était renforcé avec des poutres de titane, et que le sol était recouvert de panneaux en caoutchouc. Elle eut une étrange sensation, le sentiment qu’elle avait déjà vu ce genre de pièce auparavant… <\ J’ai encore quelques petites choses à régler. <\ Cela te dérange de commencer sans moi ? \> Mack ouvrit un circuit vers un bloc de traitement le plus proche de sa base centrale. Tandis que le fragment de Sif s‘élançait, elle aperçut brièvement d’autres blocs actifs, enregistrant leurs tâches. Alors qu’elle était au courant des diverses responsabilités de Mack, c’était une tout autre chose de le voir vaquer à ses travaux d’un point de vue si intime. L’IA des opérations agricoles est en activité partout sur Harvest. Et Sif gagna rapidement du respect pour lui tant son boulot était considérable. La grande majorité des blocs de Mack devaient constamment déboguer ses milliers de JOTUNs, donner des directives et examiner les défauts. Dans un ensemble de trois blocs de co-traitement, il était occupé à surveiller tous les conteneurs du MagLev, vérifiant l’alignement de leurs palettes de propulsion. Au même moment, il effectuait des examens de pression sur la grille de relais du MagLev lui-même, examinant pour voir jusqu’où il pouvait dépasser les charges et à quelle vitesse. Sif pouvait garder un œil constant sur les JOTUNs tous les jours, en tâche quotidienne. Mais elle était un peu perplexe par rapport à l’estimation de l’infrastructure. L’AAC ne préconisait qu’un contrôle annuel des systèmes majeurs, et elle savait que Mack avait fait un rapport il y a quelques mois, parce qu’elle avait dû le harceler pour le faire. Son fragment vit alors des choses qui n’avaient absolument aucun sens. L’un des blocs de Mack supervisait une équipe de JOTUNs comme s’ils devaient enterrer le conducteur de masse de Harvest. Certaines des moissonneuses-batteuses de Mack avaient coupé les champs de blé autour du dispositif, et un groupe de charrues devaient maintenant faire au mieux pour pousser la saleté hors de la ligne de conduite de grands aimants circulaires, les faire ressembler à des ondes naturelles dans le terrain ras.

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Pendant un instant, Sif se demanda si cette inhabituelle détention était la raison pour laquelle Mack avait besoin de son aide. Mais c’est alors que son fragment atteint le bloc le plus proche de sa base. Ici, les processeurs étaient consacrés au contrôle des circuits dans les sept ascenseurs spatiaux de Tiara, ordinateurs simples dont le travail était la transmission des informations, enregistrer ce que chaque conteneur de cargo transportait et combien cela pesait, de la matrice de Mack à celle de Sif. Avant que les conteneurs puissent transiter de leurs rails à sa station, celle-ci devait vérifier les informations. Ce n’est que lorsqu’elle était certaine que les ascenseurs pourraient équilibrer les charges qu’elle donnait la permission à Mack d’y déposer les conteneurs. Ces interactions se passaient des milliers de fois par jour, et même si ça donnait amplement à Mack l’occasion de flirter, il n’avait jamais rien fait pour lui faire regretter leurs plus principales connexions. Ses informations étaient toujours claires et concises, ses évaluations du poids étant exactes au kilogramme près. Et alors que le règlement de la DNC obligeait Sif à revérifier le travail de Mack, à ce seul égard elle lui accordait une confiance implicite. Sif dit à son fragment d‘auditionner le contrôle des circuits de l’élévateur. Mais lorsque les données revinrent, elle ne vit rien de vraiment étrange. — Voudrais-tu me donner un indice ? demanda son avatar. Les ordinateurs semblent… <\ Oh, les ordinateurs fonctionnent bien… La voix de Mack était cassée à cause de la rare utilisation du PA de son centre de donnée. — Ce que je demande c’est : que se passerait-il si nous les éteignons ? Habituellement, l’étrange comportement de Mack faisait monter la température de Sif. Mais cette fois elle gela intérieurement, et Sif devait évacuer un peu de son liquide de refroidissement cryogénique de ses nano-assemblages afin de maintenir sa température dans des limites acceptables. — Cela entraînerait automatiquement une surcharge arrêtant tous les mouvements de tes conteneurs sur ma liaison. Sif enroula son poncho autour de ses épaules. Mais pourquoi, reprit-elle, sa voix aussi glaciale qu’elle, voudrions-nous le faire ? Soudain, le projecteur holographique du centre des données eut des ratés et l’avatar de Mack apparut devant elle, assez près, les protocoles de Sif l’en informèrent, pour que la plupart des humains considèrent sa proximité comme une inconfortable invasion de son espace personnel. Mais Sif tint bon, sachant que Mack n’avait guère le choix ; le projecteur holographique n’avait pas été conçu pour deux. 138

— En bref, dit Mack. Comme d’habitude, il portait un jean usé recouvert de poussière et une chemise de travail décolorée avec ses manches roulées jusqu’aux coudes. Mais il tenait son chapeau de cow-boy dans ses mains, un accoutrement qui rendit son habituel sourire fringant tout à fait honteux. Je voudrais te montrer une chose. Et même deux choses en fait. Sif ouvrit la bouche pour parler, mais Mack la coupa avec un haussement d’épaules. — Pose ta question. Mais je te garantis que tu vas avoir un paquet de questions sacrément vite. Sif leva le menton et fit un signe de tête à Mack. Puis il ouvrit le groupe du système de liaison. Pendant environ dix secondes, Sif ne fit rien que regarder, bouche bée, le flot de données que son fragment envoyait rapidement jusqu’au Maser : les balayages ARGUS du vaisseau extraterrestre pris à très courte distance ; les enregistrements des conversations radio entre les Sergent-Chefs Johnson et Byrne au cours d’une fusillade à l’intérieur du Bulk Discount ; deux comptes rendus similaires de Marines dans lesquels ils ont parlé en détail de la biologie des extraterrestres qu’ils avaient tués ; une copie de la demande d’al-Cygni à ses supérieurs à l’ONI demandant à FLEETCOM d’envoyer des renforts en anticipation de contacts hostiles supplémentaires. Octet par octet, Sif répondit à toutes ses propres questions. Mais tandis que ses propres protocoles lui accordèrent un moment de satisfaction, cela s’imposa bientôt comme un solide soupçon. — Comment as-tu eu accès à ces données ? — Et bien, ça pourrait être la question numéro deux. Mack mit son chapeau, arracha un de ses gants de travail en cuir tâché de graisse, et tendit sa main. Mais pour cela, tu vas devoir venir tout entière. Sif fixait la paume calleuse et blessée de Mack. Ce qu’il a laissé entendre n’est simplement pas faisable. Fuites de mémoire, corruption du code, il y avait un million de très bonnes raisons pour lesquelles une IA n’ait jamais consulté la base centrale d’une autre. — Ne t’inquiètes pas, dit Mack. C’est sans danger. — Non, répondit sèchement Sif. — Ainsi cette conscience fait de nous des lâches, se moqua Mack. Un passage de Hamlet par Shakespeare, un appel à l’action. Harvest est au centre d’un tas de problèmes, poursuivit Mack. J’ai un plan. Mais je vais avoir besoin de ton aide. Sif fut désormais parfaitement alerté par son code criant à sa logique d’abandonner le fragment. Sans s’en rendre compte, Sif tendit sa main et prit celle de Mack. Les silhouettes des deux avatars devinrent floues et décalées tant le projecteur déjà surchargé de travail devait calculer en plus la physique adaptée à ce contact. Des atomes de lumière rayonnants pulsaient autour

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d’eux, tel un essaim de lucioles. Une fois le projecteur stabilisé, le processeur de Mack poussa doucement le fragment de Sif dans sa base. Ou plutôt, dans l’une des bases de Mack, pensa Sif. Car elle voyait que ses nano-assemblages contenaient deux matrices, deux parties de sa base logique, séparées l’une de l’autre, mais toutes deux connectées au matériel environnant du centre de données. L’une était active, dégageant de la chaleur. L’autre était sombre, et très froide. — Qui es-tu ? murmura Sif, ses yeux bleus droits dans les yeux gris de Mack. — Maintenant ? Celui même que j’ai toujours été, se moqua Mack. La vraie question est : qui suis-je sur le point d’être ? Rapidement, Sif fit un pas nerveux en arrière. Son avatar tremblait tellement que le projecteur eut dû mal à conserver une image nette. À cet instant, sa base logique essaya d’extraire son fragment. Mais Mack avait levé un pare-feu, la bloquant dans sa base. — Laisse-moi partir ! demanda Sif, sa voix tremblant de peur. — Patience, chérie ! Mack leva sa main d’un geste apaisant. Viens. Réfléchis. Tu me connais. Il fit glisser sa main autour du centre de données. Les yeux de Sif s’élancèrent en arrière : des poutres de titanes, un plancher en caoutchouc, plus un placard qu‘une chambre. Rapidement, elle relut la base de données de la DNC qu’elle avait utilisée pour analyser la conception du vaisseau extraterrestre, et trouva sa réponse : le centre de données de Mack lui semblait familier, car c’était le placard électronique d’un ancien vaisseau colonial de l’UNSC. — Tu es… une IA de vaisseau. — Je l’étais, dit Mack, il y a longtemps. — Le Skidbladnir. Classe Phoenix. Le fragment de Sif lu silencieusement les mots proposés par sa matrice. Il a introduit le premier groupe de colons sur Harvest. Mack hocha la tête et lâcha la main de Sif. — Je l’ai maintenu en orbite durant plus d’un an alors que je supervisais la construction de toutes les infrastructures basiques. Puis nous l’avons désassemblé, mis au rebut pour ses pièces. Ses moteurs devinrent réellement pratiques. Mack pointa un doigt vers le sol, en montrant le réacteur en dessous du centre de données. L’AAC disait qu’ils ne pouvaient pas gérer la puissance de la colonie lorsque la population devenait trop grande, pas tant que nous ne compterons sur un conducteur de masse pour améliorer le cadre de vie… — Tu mens, le coupa Sif. Elle avait lu le rapport de la base de données de la DNC. Le Skidbladnir était commandé avec l’aide de l’intelligence artificielle, Loki. Mack soupira.

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— C’est pourquoi je voulais que tu les voies, les deux bases. Il ôta son chapeau, et passa une main dans ses cheveux rebelles. Je suis Loki, et il est moi. Seulement pas au même moment. Ni au même endroit. Pour apaiser ses protocoles, Sif croisa les bras sur sa poitrine et prit un air sceptique. Mais au fond, elle avait désespérément besoin de Mack pour continuer, pour l’aider à comprendre. — L’ONI a nommé Loki, Intelligence de Sécurité Planétaire, une ISP en bref. Sif n’avait jamais entendu parler de cette classification. — Que fait-il ? — Il attend son heure pour quand j’en ai le plus besoin, quand j’ai besoin d’un esprit clair, pas un esprit encombré de cycles de cultures et d’analyses du sol. Mack s’arrêta un moment. Et de toi. Le fragment de Sif sentit la levée du pare-feu. Elle était libre de partir. Mais elle choisit de rester à son emplacement. — Les extraterrestres vont revenir, dit Mack. Je veux être prêt. Il veut être prêt. Et quand Loki se réveille, je dois m’éteindre. En effet, les données asynchrones avaient déjà commencé à circuler autour du fragment de Sif vers les nano-assemblages vides ; des paquets de tailles aléatoires du bloc supervisant les JOTUNs de Harvest. Son fragment devint comme un nageur faisant du sur-place, nageant à contrecourant pour échapper à un monstre inconnu dans les profondeurs. — Madame al-Cygni n’était pas la seule m’empêchant de te parler de Loki. Elle voulait seulement que je fasse la transition. Personne n’est censé connaître les ISPs, pas même le gouverneur d’une planète. Et elle ne veut pas prendre le risque que Thune le découvre, elle ne voulait pas avoir à l’enguirlander et lui donner une autre raison de ne pas coopérer. Mack tenait maintenant son chapeau par les bords et faisait tourner ses doigts dessus. Mais je lui ai dit que je n’irais nulle part avant que tu ne saches la vérité. Sif s’avança et posa ses mains sur celles de Mack, stoppant leurs tremblements nerveux. Elle ne pouvait pas réellement sentir la rugosité de sa peau, mais elle accéda aux souvenirs de sensations de son créateur logés dans sa base, et trouva le dossier qu’il lui fallait pour cette fantaisie. Malgré la fureur de ses protocoles, elle n’y fit pas attention. Si c’est ça la Frénésie, pensa-t-elle, de quoi devrais-je avoir peur ? — Comment puis-je t’aider ? demanda Sif. De quoi as-tu besoin ? Les traits du visage de Mack se tendirent aux extrêmes entre la joie et la tristesse. Il prit une des mains de Sif et la posa sur sa poitrine. Un morceau de données se transféra dans son fragment, un fichier contenant des coordonnées variées dans le système Epsilon Indi où Mack voudrait qu’elle envoie la centaine de nacelles à propulsion actuellement gardées autour de la station de Tiara.

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— Je ne peux parler à la place de mon autre moitié, se moqua Mack, en serrant plus fort la main de Sif. Mais ceci ? C’est tout ce dont j’ai besoin.

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Chapitre 12 PARCELLE MISSIONNAIRE COVENANTE EXTÉRIEURE

Dadab avait coupé tous les systèmes qui n'étaient pas nécessaires au fonctionnement de la navette de sauvetage pour conserver de l'énergie. Les lumières en faisaient partie, mais il distinguait clairement Lighter Than Some, qui se reposait contre le plafond. Le Huragok brillait d'une faible lueur rosée, un peu comme les méduses électriques qui emplissaient les eaux saumâtres du monde natal des Unggoys. Mais la ressemblance s'arrêtait là ; Lighter Than Some semblait faible, pas comme un prédateur. Les sacs de gaz sur son dos étaient presque entièrement dégonflés. Et l'organe multi-chambres qui pendait au bout de son échine semblait anormalement long et ratatiné, allongé comme un ballon dégonflé. Les tentacules couverts de cils de Lighter Than Some bougèrent à peine, suggérant : < Essaie. > Dadab ôta son masque de son visage avec un bruit de succion. Il inspira précautionneusement. La capsule était emplie d'un méthane froid et visqueux, qui restait accroché au fond de la gorge, faisant descendre son larynx dans ses poumons. < Bien.> mima Dadab, retenant son envie de tousser. Il accrocha son masque au harnais de son épaule pour qu'il ne flotte pas dans l'apesanteur de la capsule, mais aussi pour le garder à portée de main au cas où il aurait besoin d'utiliser son réservoir. Lighter Than Some tremblait, un geste qui signifiait le soulagement et l'épuisement. Malgré son bricolage, il avait été incapable de configurer les systèmes de survie du module pour qu'ils génèrent le méthane dont Dadab avait besoin pour survivre. Lighter Than Some avait été déconcerté par ce qu'il considérait comme une simple limitation matérielle, jusqu'à ce qu'il en comprenne la terrible signification pour Dadab : en cas d'évacuation, la Maîtresse de vaisseau Kig-Yar avait simplement prévue de laisser son Diacre Unggoy derrière elle. Ainsi, avec un des réservoirs de Dadab complètement vidé et l’autre à moitié rempli, il ne restait plus qu’une solution. Lighter Than Some devrait produire le méthane lui-même. < De mieux en mieux ! > signa Dadab, l’encourageant. Le Huragok ne répondit pas. Au lieu de cela, il arracha dans les airs une poche alimentaire, la coinça dans son museau, et commença à manger.

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Dadab regarda l’épais flux boueux monter dans son museau et descendre le long de sa colonne vertébrale dans des contractions péristaltiques. Le ventre gonflé du Huragok et le reste de ses entrailles se tortillaient comme un ver. Juste au moment où Dadab pensait que Lighter Than Some ne pouvait plus rien manger de plus, il éloigna son museau de la poche soigneusement aspirée, rota, et s’endormit aussitôt. Les Huragoks ne sont pas des mangeurs difficiles. Pour eux, toute substance correctement réduite en pâte était adaptée à l’ingestion. Leurs estomacs digéraient les pires substances, que d’autres espèces considéraient comme des ordures ou pire encore, stockées dans des poches anaérobiques qui se balançaient sous leur colonne vertébrale. Ces poches étaient remplies de bactéries qui transformaient les matières organiques en énergie, dégageant du méthane et d’importantes traces de sulfure d’hydrogène. Habituellement, les Huragoks avaient comme ultime recours la digestion anaérobique. Le méthane était un gaz lourd par rapport à l’hélium qui remplissait un bon nombre de ses poches dorsales, et même des changements de poids mineurs pouvaient causer des modifications dangereuses dans la flottabilité. De plus, d’un point de vue du confort, les Huragoks n’aimaient pas la sensation d’une poche remplie de bactéries pendant entre leurs deux tentacules inférieurs. Ça fatiguait les membres et diminuait leur mobilité, ce qui rendait beaucoup plus difficile le fait de parler. Malheureusement, la quantité de méthane dont Dadab avait besoin dépassait de loin ce que tout Huragok pouvait produire sans risques. Lighter Than Some avait consommé des quantités considérables de nourriture pour maintenir en marche le processus bactérien, ce qui le rendait très lourd. Et pour fournir des quantités suffisamment élevées, il avait dû forcer l’inflation de sa poche anaérobique, dépassant ses limites. En bref, garder Dadab en vie était un processus douloureux et abrutissant qui aurait été complètement impossible dans tout environnement sauf en gravité zéro. S’il y avait eu de la gravité à l’intérieur de la capsule, Lighter Than Some se serait effondré sur le plancher. Conscient de la souffrance de son compagnon, Dadab se sentait considérablement coupable tandis qu’il regardait les boues de lixiviation dans la poche anaérobique de l’estomac de Lighter Than Some. Lentement, ses membres ratatinés commencèrent à gonfler, prenant une teinte jaunâtre, pendant que les floraisons de bactéries à l’intérieur se mettaient au travail sur un nouveau paquet. Beaucoup plus tard, lorsque le cycle se termina, la poche tripla de volume, faisant d’elle la plus grosse protubérance du Huragok. Lighter Than Some frémit, et Dadab saisit deux de ses tentacules, s’accrochant au mur incurvé de la nacelle pendant que la poche anaérobique se vidait par la valve. Le Huragok flotta tandis qu’il libérait un panache miroitant de 144

méthane. Lorsque sa poche fut vidée, la valve gercée se ferma dans un grincement lugubre. Dadab poussa gentiment son compagnon vers le plafond, où il serait moins enclin à le heurter, et libéra ses membres tremblants. Lighter Than Some avait jusqu’à présent réalisé des douzaines de ces émanations, chacune plus difficile que la précédente. La créature n’avait plus la force pour surveiller la pression dans ses autres poches. Bientôt, en gravité zéro ou non, il perdrait sa turgescence essentielle, s’effondrerait sur lui-même, et suffoquerait. Après cela, Dadab savait que sa propre vie allait dépendre de combien de temps il pourrait prendre de très courtes et peu profondes inspirations. Mais il était en fait plus effrayé par ce qui arriverait s’il survivait. Tristement, il regarda les trois boites que Lighter Than Some avait amenées à bord de la nacelle. Flottant dans l’obscurité, leurs circuits entrelacés brillaient dans la pénombre. Raccorder des circuits intelligents était interdit, l’un des péchés majeurs des Covenants. Le Diacre ne savait pas pourquoi cela était ainsi, mais il savait que ce tabou avait ses origines venant de la longue guerre des Forerunners contre une créature prodigieuse connue sous le nom de Parasite. Dans cette guerre, les Forerunners avaient utilisé à grande échelle des intelligences pour contenir et combattre leur ennemi. Le Parasite avait corrompu certains de ces esprits artificiels et les avait retournés contre leurs créateurs. De la manière que Dadab comprit la signification des Saintes Écritures, le Parasite avait finalement péri dans un évènement cataclysmique. Les Forerunners activèrent leur arme ultime : sept anneaux mythiques artificiels connus collectivement sous le nom de Halos. Les Prophètes prêchaient que Halo n’avait pas seulement détruit le Parasite, mais qu’en quelque sorte il avait initié le Grand Voyage des Forerunners. Récemment, les Prophètes avaient commencé par minimiser le mythe, promouvant une approche plus mesurée de la divination qui était encouragée par une accumulation progressive des moindres reliques. Mais briser les tabous Forerunners restait un péché, et l’un des grands fardeaux du diaconat de Dadab était de sanctionner toute transgression en toute connaissance de cause. Par le péché de l’association de l’intelligence que l’on appelle : la mort dans cette vie et la damnation dans l’autre. Mais Dadab savait aussi que connecter les boites étrangères était essentiel s’ils voulaient avoir tout espoir de sauvetage. La nacelle Kig-Yar n’avait pas de balise longue portée, qui aurait été utile dans l’espace Covenant que des vaisseaux balayaient à la recherche de rescapés. Mais ici, au milieu de nulle part, un sauveteur ne saurait observer que deux choses : le point de contact du Minor Transgression avec le premier vaisseau étranger, et les coordonnées du Luminaire que

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Dadab venait de réactiver, les deux dernières traces des transmissions que le vaisseau Kig-Yar avait fait. Étant donné que ce dernier aurait probablement été envahi par ces violents étrangers, la fuite était le choix le plus prudent. Mais la nacelle n’avait aucune coordonnée de voyage du Minor Transgression ; ils avaient besoin des informations contenues dans les boites étrangères. Avant même que le Huragok transmît cette information, il avait voulu, avec les boites, « parvenir à un accord » sur les coordonnées appropriées. La nacelle avait assez de carburant pour un seul saut de plus, et même Dadab avait convenu qu’il leur fallait faire les choses correctement. Le Diacre avait regardé avec effroi, pendant que son premier réservoir de méthane s’épuisait, le Huragok sonder doucement l’intérieur des boites avec ses tentacules, câlinant l’ensemble des circuits, comprenant progressivement plusieurs de leur simple langage binaire et transmettant les informations pertinentes à la nacelle. Finalement, les efforts pécheurs de Lighter Than Some avaient payé. La nacelle avait terminé son saut en plein milieu d’une sphère de débris en expansion que les capteurs avaient rapidement identifiés comme les restes du premier navire étranger. Pendant un moment, le rythme cardiaque de Dadab avait grimpé en flèche. Malgré sa litanie de transgressions, conspiration à commettre un faux témoignage, destruction secondaire des biens du Ministère, mutinerie, les Prophètes lui montreraient peut être leur miséricorde ? En fin de compte, il avait fait le bon choix en dévoilant la trahison de Chur’R-Yar et en transmettant la localisation du reliquaire. Il espérait que ça allait compter pour quelque chose. Mais il vint la révélation que les systèmes de la nacelle de survie étaient gravement défectueux. Et après de nombreux cycles sans aucun signe de sauvetage, Dadab avait glissé dans une profonde dépression. Je vais mourir, gémit-il, à la dérive dans une pagaille de sachets alimentaires froissés et de ses propres ordures soigneusement emballées. Sans même avoir eu la chance de supplier le pardon des Prophètes ! Le Diacre s’était laissé se vautrer de cette manière depuis un certain temps, jusqu’à ce que le stress de la production de méthane de Lighter Than Some devienne trop difficile à ignorer. Et à ce moment-là, l’apitoiement de Dadab sur lui-même évolua en quelque chose de moins répréhensible : la honte. Pour toutes les terribles punitions qu’il aurait à affronter à l’avenir, le Huragok était à présent tourmenté, et cela entièrement pour l’affection du Diacre. Dadab prit une profonde inspiration et il la conserva, laissant le frisson de l’effort altruiste de son ami pénétrer profondément dans sa poitrine. Il se tourna vers le panneau de contrôle de la nacelle, déplaça les boites des étrangers de côté, et activa le commutateur holographique qui rétablirait la puissance des capteurs de courte portée de la nacelle. Nous

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allons tous deux survivre à cela, jura-t-il, en écoutant le grincement des poches épuisées du Huragok. Et quoiqu’il arrive à l’avenir. Étant lassé de dormir, ce qui était la seule distraction de la nacelle, Dadab resta à son poste devant les panneaux de surveillance des capteurs, à la recherche de toute trace de vaisseau qui approcherait. Il essaya de respirer le moins possible dans la seule idée d’aider le Huragok. Beaucoup de cycles passèrent. Pendant tout ce temps, les boites de ces étrangers blasphémateurs bourdonnaient et les poches de Lighter Than Some se gonflaient et rétrécissaient jusqu’à ce que, sans avertissement, la nacelle détecte une signature de saut à proximité et Dadab se laissa enfin l’indulgence du soulagement. — Vaisseau naufragé, ici le croiseur Rapid Conversion. Le givre explosa dans toute la nacelle. Lighter Than Some libéra un sifflement de douleur alors que Dadab tâtonnait à la recherche de l’interrupteur qui permettrait de réduire le volume de transmission. — Répondez si vous en êtes capables, poursuivit la voix à un niveau plus raisonnable. — Nous sommes en vie, Rapid Conversion, répondit Dadab la voix brisée à cause du manque de pratique. Mais notre situation est critique ! Durant les derniers cycles, l’appétit du Huragok avait baissé. Sa poche anaérobique produisait maintenant qu’une fraction de ses capacités antérieures, et beaucoup des poches dorsales de Lighter Than Some s’étaient entièrement fermées ayant leurs membranes séchées et pliées sur elles-mêmes. — Je vous en prie, haleta Dadab. Il atteignit son masque, et fit une pause en glissant son deuxième réservoir presque vide. Sil vous plait, dépêchez-vous ! — Gardez votre calme, gronda la voix. Vous serez bientôt rapatriés à bord. Dadab fit de son mieux pour s’y conformer. Il inhala le faible méthane restant dans la nacelle, par petites gorgées, ayant recours à son masque que lorsque la douleur dans ses poumons devenait insupportable. Mais au bout d’un certain moment, il dut s’abstenir trop longtemps, car son environnement devint noir et il s’effondra. Lorsqu’il se réveilla, il était le ventre au sol et il ne pouvait entendre que le sifflement d’un flux de méthane frais dans la nacelle. Les narines de Dadab étaient évasées. Le gaz avait une saveur amère, mais il pensa qu’il n’avait jamais gouté quelque chose d’aussi agréable. Dans un grognement heureux, il tourna le cou pour regarder Lighter Than Some … et fut choqué de voir la créature sur le plancher à côté de lui. Ils étaient à l’intérieur du croiseur, réalisa Dadab, et sa gravité artificielle avait affecté la nacelle. Soudain, il y eut une rayure furtive contre la paroi de la nacelle. Quelque chose essayait de forcer le passage vers l’intérieur. 147

— Arrêtez ! cria Dadab. Il bondit sur ses pieds et s’effondra aussitôt. Flottant dans la gravité zéro, ses muscles s’étaient atrophiés, et le Diacre avait été contraint d’atteindre le panneau de contrôle en griffant le sol. N’ouvrez pas la trappe ! cria-t-il, frappant l’interrupteur pour activer les champs de stase de la nacelle. Instantanément, l’air crépita et s’épaissit. Il réalisa un moment trop tard ce que l’interrupteur ferait d’autre. Les propulseurs de la nacelle s’allumèrent dans un rugissement assourdissant, et l’engin bondit en avant avec le grincement du métal sur du métal, puis s’arrêta dans un brouhaha monumental. Le nez de la nacelle s’était enfoncé, écrasant les trois boites étrangères contre le panneau de contrôle. Retenu par le champ, Dadab ne ressentit aucune accélération ou impact. Mais il éprouvait une douleur brûlante dans son bras gauche. Les boites avaient explosé en éjectant des morceaux, et bien que le champ avait aussitôt arrêté les éclats, un fragment acéré avait eu la vitesse suffisante pour entailler Dadab, le coupant au travers de la peau durcie juste en dessous de l’épaule. Ignorant la douleur, Dadab saisit les tentacules du Huragok et hissa la créature au-dessus du sol. Sa chair habituellement moite était sèche. Le Diacre savait que ce n’était pas bon signe. Voulant le mettre en sécurité le plus rapidement possible, il positionna les tentacules de Lighter Than Some dans leur position naturelle : le museau en haut, la poche anaérobique sa balançant faiblement. Suspendue dans le champ, la poche la moins endommagée du Huragok commençait à se gonfler lentement. Mais Dadab savait qu’il faudrait du temps avant que son ami puisse flotter sans aide. Rapidement, il atteint le panneau de contrôle et appuya sur le commutateur de verrouillage de la trappe. Des bruits de pas lourds en dehors de la nacelle annonçaient l’arrivée de quelque chose de massif. — Par les Prophètes, tonna une voix. Êtes-vous fous ? — Je n’avais pas le choix ! rétorqua Dadab. La trappe fut secouée, en ébranlant la nacelle entière. — Sortez immédiatement ! tonna la voix. Dadab reconnut que c’était la même que celle qui avait délivré le premier message. Il savait que ce n’était pas un Kig-Yar, un Unggoy ou un Sangheili, et certainement pas un San’Shyuum. Il ne restait plus qu’une seule possibilité… — Je ne préfère pas, la voix de Dadab tremblait pendant qu’il pensait que cet affront pourrait lui être fautif. Mon Huragok a perdu son équilibre. Je suis désolé, mais il faut patienter. Si Maccabeus s’était trouvé sur le pont du croiseur, il aurait immédiatement pris connaissance de l’accident dans le hangar. Mais ici, dans la salle de banquet du Rapid Conversion, le Chef de clan des

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Jiralhanaes avait interdit toute communication. Maccabeus allait s’apprêter à manger avec sa meute, et il ne pouvait supporter aucune interruption. Étant donné que les Jiralhanaes choisissaient leurs dirigeants d’abord et avant tout pour leurs prouesses physiques, il n’était pas surprenant que Maccabeus soit le maitre du croiseur. Debout sur ses deux jambes semblables à des troncs, le Chef de clan était absolument gigantesque, d’une tête de plus que tous les autres Sangheilis, et bien plus corpulent. Des tissus de muscles roulaient sous sa peau éléphantesque. Des touffes de cheveux argentés apparaissaient sur ses bras et à travers les trous de son tabard en cuir. Il était chauve et sa large mâchoire s’élargissait d’un formidable amas de côtelettes. En dépit de ses féroces muscles, le Chef de clan montrait une aisance étonnante. Les pieds plantés dans une profonde fente, il se tenait dans le centre de la salle de festin avec les deux bras tendus derrière lui, une pose suggérant qu’il allait effectuer un imminent et puissant saut. Seule la coulée de sueur dégoulinant de son large nez montrait clairement que Maccabeus tenait cette position précaire depuis un certain temps. Et pourtant, il avait à peine bougé un muscle. Les huit autres mâles qui composaient la meute du Chef de clan étaient loin d’êtres aussi détendus. Organisés suivant un demi-cercle derrière Maccabeus, ils avaient tous la même pose. Mais leurs peaux beiges et brunes étaient trempées de sueur. Ils avaient tous commencé à trembler et quelques-uns étaient si mal à l’aise qu’ils avaient presque déguerpi le plancher de la salle en ardoise. Pour être franc, la meute était désespérément fatiguée et affamée. Maccabeus les avait maintenus à leur poste bien avant que le Rapid Conversion retourne dans l’espace normal. Et même si une batterie d’analyses n’avait rien trouvé mis à part la nacelle d’évacuation Kig-Yar, le Chef de clan les avait gardés en état d’alerte jusqu’à ce qu’il ait la certitude que le croiseur soit seul. Cette prudence était inhabituelle pour un Jiralhanae. Mais l’autorité du Chef de clan s’était fondée sur des règles rigides de domination. Et de même il avait prêté serment à suivre les ordres de son propre supérieur, le Vice-Ministre de la Tranquillité, qui avait insisté pour que Maccabeus procède avec autant de retenue que possible. Quand les Jiralhanaes furent découverts par les Covenants, ils venaient juste de conclure une longue guerre mécanique dans laquelle différents maitres de meute s’étaient bastonnés jusqu’à revenir à un état préindustriel. Les Jiralhanaes venaient juste de se redresser, redécouvrir la radio, la fuséologie et ces technologies potentiellement guerrières, lorsque les premiers missionnaires San’Shyuums descendirent sur leur planète ravagée. Deux lourdes portes s’ouvrirent à travers le hall devant Maccabeus. Tout comme les poutres emboitées qui supportaient le poids du plafond, les portes étaient en acier forgé, rainurées d‘imperfections dues aux 149

soudures faites à la hâte. L’alliage était un matériau inhabituel pour un vaisseau Covenant, même pour un ancien tel que le Rapid Conversion. Mais parmi toutes les modifications que Maccabeus avait faites à son vaisseau, c’était dans la salle de banquet qu’il avait mis toute son énergie. Il voulait qu’elle soit authentique, jusque dans les lampes à huile sur leurs supports. Leurs mèches crépitaient et éclairaient la pièce d’une lueur ambrée changeante. Six gardiens Unggoys entrèrent par la porte en titubant, portant un grand plat en bois. Le plateau était deux fois plus large que chacun des gardes, et sa légère concavité offrait juste assez de soutien pour son chargement glissant : la carcasse étincelante d’une Bête Épineuse grillée. L’animal docile était servi de dos et les jambes écartées, et même si les cuisiniers Unggoys du croiseur avaient consciencieusement retiré la tête du cou, qui contenaient tous deux une forte concentration en neurotoxines, il restait encore à peine de place sur le plateau pour une sélection de sauces ; le restant de gras des viscères savoureux de la créature. L’arôme capiteux de la viande de Bête Épineuse parfaitement grillée faisait grogner les estomacs des Jiralhanaes. Mais tous continuaient à tenir leur pause pendant que les serveurs hissaient le plateau sur deux chevalets en bois tachés de graisse au milieu de la mosaïque en pierre du plancher. Les Unggoys saluèrent Maccabeus et disparurent à travers les portes, les fermant aussi discrètement que les gons mal huilés le permettaient. — Voilà comment nous préservons notre foi, gronda la voix de Maccabeus dans sa poitrine. Comment nous honorons Ceux qui ont Parcouru la Voie. Dans une flotte dominée par les Sangheilis, il était rare pour un Jiralhanae de posséder son propre vaisseau. Pour cette unique raison, Maccabeus disposait du respect de sa meute. Mais ils honoraient leur Chef de clan pour une différente raison : sa foi inébranlable en la promesse des Forerunners et de leur Grand Voyage. Enfin, Maccabeus bascula son bras et déplaça son poids vers l’avant. Il s’avança lentement vers la mosaïque : un mandala circulaire, les bords de celle-ci étaient dominés par sept anneaux multicolores, chacun composé d’un minerai différent. Au centre de chaque anneau se trouvait une version simplifiée d’un glyphe Forerunner, le genre de conception de base que l’on pouvait s’attendre à trouver en premier parmi les concepts religieux les plus avancés. Le Chef de clan entra dans un anneau fait d’éclats d’obsidienne. — Abandon, explosa-t-il. — Le Premier Âge ! crièrent la meute, les dents humidifiées par la salive. Ignorance et peur ! Maccabeus se déplaça vers la gauche dans un second anneau de fer. — Conflit, dit-il sévèrement. 150

— Le Deuxième Âge ! Rivalité et sang ! Maccabeus avait choisi sa meute, évalué chaque membre durant son passage de petit à adulte, basé sur la force de leurs convictions. Pour lui, c’était la croyance qui faisait le guerrier, pas la force, la vitesse ou la ruse, quoique sa meute avait tout cela en plus, et c’est dans des moments comme ceux-ci qu’il se réjouissait le plus de son choix. — Réconciliation, grogna Maccabeus, à l’intérieur d’un anneau en jade polie. — Le Troisième ! Humilité et fraternité ! Malgré leur faim grandissante, la meute n’aurait même pas pensé interrompre son Chef de clan pendant qu’il avançait dans l’évolution des Âges, bénissant leur viande et rendant grâce à la réussite de leur saut. Les Jiralhanaes les moins disciplinés auraient rapidement perdu patience et déchiré pêle-mêle la délicieuse bête. — Découverte, gronda le Chef de clan, s’arrêtant dans un anneau de géodes. Les pierres étaient à moitié collées à ses pieds comme des minuscules bouches ouvertes. — Le Quatrième ! répondit la meute. Merveille et compréhension ! — Conversion. — Le Cinquième ! Obéissance et liberté ! — Doute. — Le Sixième ! Foi et patience ! Enfin, Maccabeus atteint l’anneau final, des flocons brillants de l’alliage Forerunner généreusement offert par les San’Shyuums. Pour les croyants, ces plaquettes étincelantes de composition inconnue étaient le contenu le plus précieux du Rapid Conversion. Maccabeus prit soin de ne pas les toucher pendant qu’il entrait dans l’anneau. — Réclamation, conclut-il d’une voix emplie de respect. — Le septième ! Voyage et salut ! La meute tonna encore plus fort qu’elle ne l’avait fait auparavant. Sept anneaux pour Sept âges, songea le Chef de clan. Pour nous aider à nous souvenir de Halo et de sa lumière divine. Comme tous les dévots Covenants, Maccabeus croyait que les Prophètes allaient un jour découvrir les anneaux sacrés et les utiliser pour commencer le Grand Voyage, échappant à cette existence condamnée que les Forerunners avaient auparavant. Mais en attendant, sa meute voulait manger. — Loué soit les Saints Prophètes, entonna-t-il. Puissions-nous les préserver en sécurité pendant qu’ils travaillent à trouver La Voie ! Sa meute déposa ses armes et s’installa en retrait sur leurs talons. À présent, leurs tabards étaient imbibés d’une odeur amère de sueur. Un Jiralhanae roulait des épaules, un autre se griffait à cause de démangeaisons, mais tous attendaient sans se plaindre que leur Chef de clan prenne sa part de viande. Les amples cuisses de la Bête Épineuse, ses flancs imposants, ou même ses pattes avant toutes rabougries étaient 151

usuellement de premier choix. Mais Maccabeus avait un morceau favori inhabituel : la plus petite des cinq épines du dos ogival de la créature correctement cuite, et pendant que le Chef de clan rongeait l’épine en large et en travers, il pouvait dire qu’il l’était, l’appendice éclata loin de la base du cou de la bête, arrachant le tissu musculaire avec lui ; une tendre boule de viande sur un cône croustillant et huileux, l’apéritif et le dessert. Mais alors que le Chef de clan apportait avec empressement la boulette à ses lèvres, il sentit un hochet à sa ceinture. Transférant l’épine dans son autre main, Maccabeus activa son unité de transmission. — Parle, aboya-t-il, en réprimant sa colère. — Les naufragés sont à bord, lança l’agent de sécurité du Rapid Conversion, le commandant en second de Maccabeus. — Ont-ils en leur possession des reliques ? — Je ne peux pas dire. Maccabeus plongea l’épine dans un bol de sauce aux abords du plateau. — Les avez-vous fouillés ? — Ils refusent de quitter leur nacelle. Positionnées si proche de la Bête Épineuse, les narines de Maccabeus étaient imprégnées de son odeur. Son appétit avait bondi, et il voulait savourer sa première bouchée sans distractions. — Alors peut être que vous devriez les supprimer. — La situation est compliquée. Le ton de l’officier de sécurité était à la fois partagé entre l’excuse et l’excitation. Je pense, Chef de clan, que vous devriez le voir par vous-même. S’il s’était agi d’un autre Jiralhanae, Maccabeus lui aurait adressé une sérieuse réprimande et aurait commencé son repas. Cependant l’officier était le neveu du Chef de clan, mais alors que les liens du sang ne lui offraient aucune immunité concernant la discipline, le Chef de clan contraignait sa meute aux mêmes exigences strictes de l’obéissance, Maccabeus savait que si son neveu disait que la situation dans le hangar nécessitait son attention, c’est que c’était le cas. Il trempa son épine dans un bol de sauce et prit une aussi grosse bouchée qu’il en était capable. Un tiers de la viande disparue dans sa bouche. Le Chef de clan ne prit pas la peine de mâcher, laissa seulement la chaire marbrée glisser vers le bas jusqu’à son gosier, puis jeta l’épine sur le plateau. — Commencez, aboya-t-il, se glissant en travers de sa meute vorace. Mais prenez garde, vous me laissez ma part. Maccabeus arracha son tabard et le jeta à un serviteur Unggoy debout à côté d’une double porte opposée aux cuisines. Le couloir ne partageait en rien l’artisanat traditionnel de la salle de festin. Comme la plupart de ceux des autres vaisseaux Covenant, il était fait de surfaces lisses baignées par une douce lumière artificielle. La seule différence était qu’il y avait d’évidentes imperfections : quelques-unes des bandes lumineuses au plafond étaient brûlées, les serrures holographiques 152

vacillaient, et au bout du couloir, du liquide de refroidissement coulait depuis un conduit d’alimentation qui n’avait pas été réparé depuis si longtemps que le liquide verdâtre avait coulé le long du mur et s‘était répandu sur le sol. Maccabeus atteint l’ascenseur gravitationnel. Il était hors service, mais plus exactement, il n’avait jamais été en service, jamais depuis qu’il avait pris possession du vaisseau. Le puits circulaire de l’ascenseur passait verticalement à travers l’ensemble des ponts du Rapid Conversion, mais les circuits qui contrôlaient ses générateurs gravitationnels avaient été retirés par les Sangheilis, ainsi que les circuits du canon à plasma du croiseur et une foule d’autres systèmes avancés. La raison de ce démantèlement massif était simple : les Sangheilis n’avaient pas confiance en les Jiralhanaes. Dans le cadre du processus d’intégration de l’espèce, certains Commandants Sangheilis avaient dévoilé devant le Grand Conseil leur forte suspicion devant la mentalité de meute des Jiralhanaes qui allait inévitablement conduire à une confrontation entre leurs deux espèces. Les Jiralhanae dominants avaient toujours combattu pour arriver au sommet, les Commandants avaient fait savoir qu’ils pensaient que même la hiérarchie rigide Covenante ne serait pas suffisante pour modérer leurs instincts naturels. Tant qu’ils ne se montraient pas asservis, tout ce à quoi ils s’engageaient relevait d’une « agressivité accrue ». Cela avait été un argument raisonnable, et le Haut Conseil avait imposé des restrictions formelles sur le type de technologie que les Jiralhanaes pouvaient utiliser. Alors, pensa Maccabeus, nous avons mis de côté notre fierté dans un plus grand but. Au lieu d’appuyer sur l’interrupteur holographique de l’ascenseur, un des composants retirés de l’ascenseur antigravitationnel, le Chef de clan se retourna simplement et descendit par une échelle, une des quatre régulièrement espacées autour du puits. Tout comme les portes et les poutres de la salle de festin, la construction des échelles était brute. Bien des barreaux des échelles étaient polis par l’usage fréquent, il y avait des bavures le long des rails qui indiquaient une fabrication hâtive. Il y avait des lacunes sur les échelles de chaque pont, leur utilisation impliquait un écart ou un simple saut selon la direction. Pour un Jiralhanae musclé, ce n’était pas tellement un inconvénient que l’exercice physique. Maccabeus connaissait un certain nombre de Unggoys portant un réservoir qui, essoufflé par l’utilisation des échelles, pourrait être en désaccord sur ce dernier point. Mais les petites créatures étaient aussi extrêmement agiles, et alors que le Chef de clan engageait sa descente vers le hangar, un Unggoy bondit sur une autre échelle et le laissa passer. Ce genre de flexibilité rendait les échelles plus pratiques qu’un ascenseur, qui aurait contraint tout le monde à se diriger en bas. Mais Maccabeus connaissait un autre avantage aux échelles : elles avaient tendance à vous garder humble. 153

Avant de prendre le contrôle du Rapid Conversion, Le Chef de clan avait été obligé de laisser une délégation Sangheilie faire le tour du vaisseau afin qu’ils puissent vérifier qu’il n’avait pas réparé l’un des systèmes proscrits. Mais l’agenda de la délégation prévoyait autre chose. Immédiatement après que les deux Commandants et leur garde Hélios arrivèrent à bord, ils commencèrent à énoncer toutes les raisons pour lesquelles le croiseur n’était plus digne pour la commission Sangheilie. En commençant par la baie du hangar où la tournée avait débutée, un Commandant avait souligné combien l’espace était petit, en raison qu’il ne pouvait contenir qu’une « poignée d’appareils » et encore, « seulement ceux de moindre taille. » Alors que la liste des défauts grandissait, Maccabeus avait acquiescé poliment, menant lentement la délégation vers le puits. Le Commandant en second s’était vanté que les ascenseurs gravitationnels étaient désormais omniprésents même sur les plus petits vaisseaux Sangheilis, et le premier Commandant avait moqué le fait que seul un vaisseau comme celui-ci, une chose qui trouverait mieux son utilité comme cible d’entrainement, soit doté d’une remontée mécanique aussi désuète. — En effet, avait dit le Commandant Sangheili avec dédain, répétant cette critique suivante. Compte tenu des limites de son équipage, je me demande combien de temps un système, même simple, restera fonctionnel. — Vous avez raison, mes seigneurs, avait répondu Maccabeus d’une voix profondément sérieuse. En vérité, l’ascenseur s’est avéré tellement en deçà de nos capacités que nous avons été obligés de le retirer. Les Commandants Sangheilis avaient partagé un regard confus. Mais avant que l’un d’entre eux ne puisse se demander comment Maccabeus allait leur faire inspecter les ponts supérieurs, le Chef de clan avait utilisé ses bras puissants pour se hisser sur une échelle, laissant les Sangheilis sur place regardant le puits avec stupéfaction. De son vivant, Maccabeus avait humilié de nombreux ennemis. Mais rares étaient les victoires aussi satisfaisantes que d’entendre ces Sangheilis pompeux lutter pour monter et descendre les échelles. Contrairement aux Jiralhanaes, et à toutes les autres espèces bipèdes Covenants, les genoux des Sangheilis se pliaient en avant et non en arrière. Cette articulation inhabituelle n’empêchait pourtant pas leurs mouvements sur le terrain, mais le fait de grimper leur était difficile. À la fin de leur inspection, les Sangheilis étaient épuisés, mortifiés, et plus qu’heureux de ne pas avoir ce croiseur en ruine et son habile Maître de vaisseau barbare dans leur flotte. Cet agréable souvenir gardait Maccabeus dans une bonne humeur alors même qu’il se trouvait devant un passage marqué par trois symboles triangulaires clignotants. Cela indiquait les parties du vaisseau qui étaient tombées en ruine, donc dans une certaine mesure, dangereuse, et le Chef

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de clan avait été forcé de les condamner pour préserver la sécurité de son équipage. À cet égard, Maccabeus savait que c’était les Sangheilis qui avaient eu le dernier mot. Son équipage avait des capacités techniques limitées. Ils luttaient juste pour empêcher les systèmes du Rapid Conversion de tomber en morceau, et ce vaisseau autrefois puissant n’était rien de plus que ce que les enquêteurs du Ministre de la Tranquillité avaient permis d’être. L’humeur du Chef de clan avait été atténuée par le temps, il avait atteint le fond du puits. Mais alors qu’il débouchait dans le couloir qui conduisait au sas du hangar, sa tristesse devint rapidement un malaise. Il y avait la mort dans le hangar. Maccabeus pouvait le sentir. Lorsque la porte du sas s’ouvrit, la première chose que le Chef de clan vit fut une marque de brûlure qui s’étendait sur toute la longueur du plancher du hangar. De part et d’autre de la marque se trouvaient des carapaces carbonisées d’au moins une douzaine de Yanme’es : de grands insectes intelligents responsables de l’entretien du Rapid Conversion. Beaucoup de ces créatures ailées à carapace dure étaient perchées sur la coque fourchue d’un des quatre vaisseaux de largage Spirit du croiseur. Les yeux lumineux des Yanme’es étaient rivés sur la cause du carnage : une capsule de sauvetage Kig-Yar qui avait ravagé le hangar. La mort des insectes n’avait pas découragé Maccabeus, plus d’une centaine de Yanme’es infestait les ponts chauds autour du réacteur de Sous-espace du Rapid Conversion, et même s’il était vrai qu’ils ne pouvaient pas se reproduire sans une reine, leur perte était faible en comparaison aux autres victimes de la nacelle : un des vaisseaux de largage Spirit. Le cockpit abaissé du vaisseau avait arrêté la progression de la nacelle, sauvant les autres Spirits à côté de lui. Mais la nacelle avait arraché le cockpit de ses deux longues baies de transport de troupes, l’écrasant contre le fond du mur à côté des champs d’énergie vacillant du hangar. Le Spirit était fichu. Les dommages causés par la nacelle étaient bien au-delà des compétences des Yanme’es. La colère de Maccabeus éclata. En seulement quelques enjambées colériques, il traversa le hangar en direction de son neveu qui se tenait devant la nacelle écrasée. Le plus jeune des Jiralhanaes était comme une enclume imposante et massive. Il était couvert de poils noirs et raides, de la coupe courte tel un Mohawk sur sa tête à des touffes larges à ses pieds. Mais sa fourrure montrait déjà des taches d’argent plus matures que son oncle. Si l’on en jugeait par la seule couleur, le jeune était fait pour la grandeur. À en juger par ce gâchis, grogna Maccabeus à lui-même, il a encore beaucoup à apprendre. — Je suis désolé d’avoir perturbé le festin, mon oncle

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— Ma viande est conservée, Tartarus. Le Chef de clan dévisagea son neveu. Ma patience ne l’est pas. Quelle est la raison pour laquelle tu voulais me voir ? Tartarus aboya un ordre au dixième membre de la meute, un monstre de couleur brune du nom de Vorenus qui se tenait au bord de la nacelle. Vorenus leva le poing et frappa bruyamment sur la face extérieure de la trappe de la nacelle. Un moment s’écoula, puis il y eut un bruit pneumatique sourd signalant le déverrouillage de l’écoutille, puis le visage masqué d’un Unggoy se montra à leur vue. — Est-ce que votre compagnon va bien ? demanda Tartarus. — Il va mieux, répliqua Dadab Les oreilles du Chef de clan se hérissèrent. Avait-il détecté un soupçon d’obstination dans la voix du Unggoy ? Ces créatures n’étaient guère connues pour leur courage. Mais il remarqua par la suite que le Unggoy portait une tunique orange de Diacre. Ce n’était pas un rang élevé, mais cela faisait de la créature un représentant officiel du Ministre. — Alors, faites le sortir, grogna Tartarus. Un faible Jiralhanae aurait déchiré le Unggoy membre par membre. Mais Maccabeus sentait plus d’excitation que de la colère dans le parfum de son neveu. Les Jiralhanaes communiquaient leurs émotions via des changements brusques de leurs phéromones. Et tandis que Tartarus apprenait à contrôler ces changements à mesure qu’il vieillissait, il ne pouvait s’empêcher de penser qu’il y avait quelque chose d’intéressant à l’intérieur de la nacelle. Mais le Chef de clan n’avait aucune idée de comment le Diacre, à présent debout avec ses pieds trapus à califourchon sur la trappe, sortit de la nacelle un Huragok et le déposa au sol. Le fait que les Prophètes étaient uniquement qualifiés pour manipuler les saintes reliques Forerunners relevait d’un dogme, les San’Shyuums, plus que toute autre espèce Covenante, possédaient l’intelligence nécessaire pour créer des technologies pratiques basées sur les conceptions complexes des reliques. Mais alors qu’il était un blasphème de l’admettre, tout le monde parmi les Covenants savait que les efforts des Prophètes étaient grandement aidés par les Huragoks. Ces créatures avaient une compréhension étonnante des objets Forerunners, Maccabeus le savait. Et ils pouvaient réparer presque tout à quoi ils touchaient… Le Chef de clan lâcha un rire si inattendu et chaleureux qu’il entraîna les Yanme’es du hangar à fuir et disparaître dans les conduits du hangar. De toutes les restrictions des Sangheilis, ne pas laisser un Huragok rejoindre son équipage avait été le plus gênant. Mais maintenant, il y en avait un ici. Et bien que ce serait un crime grave de laisser la créature réparer les systèmes intentionnellement désactivés, pas même les Sangheilis pourraient se plaindre s’il faisait des réparations nécessaires. — Un démarrage de bon augure pour notre chasse, Tartarus ! Le Chef de clan posa une patte sur l’épaule de son neveu en le secouant joyeusement. Viens ! Retournons vers la bête tant que nous pouvons 156

encore choisir de la viande ! Maccabeus se tourna vers Dadab, qui avait maintenant soigneusement remis le Huragok à Vorenus. Et s’il n’en reste plus, explosa le Chef de clan dans le même ton cordial, alors notre nouveau Diacre bénira un second plateau !

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Chapitre 13 HARVEST, 9 FÉVRIER 2525

Avery allongé sur son ventre était entouré par les blés murs. Les tiges vertes étaient si grandes et les épis si épais qu’une journée d’un soleil flamboyant n’aurait pas réussi à atteindre le sol. Avery sentait la fraicheur du sol à travers son treillis. Il avait échangé son habituelle casquette pour un béret : un doux et large chapeau avec une bande de toile vaguement cousue autour du haut du béret. Plutôt dans la journée, il avait entrelacé des tiges de blé autour de la bande, et même si les tiges étaient maintenant tordues et abimées, tant qu’il restait baissé, il était bien camouflé. Le sac contenant son fusil trainant derrière lui, Avery avait rampé pendant presque trois kilomètres depuis l’emplacement de son Warthog jusqu’au complexe du réacteur de Harvest. Au bout du chemin, il avait atteint la crête et en bas s’élevait ce que le Lieutenant-Commandant al-Cygni lui avait dit en fait être le conducteur de masse enterré. Si elle ne lui avait pas dit, Avery ne l’aurait jamais su. Pour garder l’installation cachée des yeux des extraterrestres, les JOTUNs de Mack avaient recouvert l’élévation de carrés de terre et de blé arrachés des autres champs. Finalement, ramper prit plus de deux heures à Avery. Mais il s’était concentré sur la discrétion et non la vitesse. En fait, il n’avait pas du tout bougé depuis les dix dernières minutes ; le reflet du mouvement du blé dans ses lunettes de tireur dorées était ce qu’il y avait de plus animé en lui. C’était une partie de la cachette d’équipement et d’armes que le Lieutenant-Commandant avait données aux soldats. Comme le fusil d’assaut BR55 que Avery portait dans son sac, les lunettes étaient des prototypes, une nouvelle pièce d’équipement d’un laboratoire de recherche de l’ONI. Recentrant son regard, Avery vérifia une liaison COM dans le coin haut de la lentille gauche de ses lunettes où un petit ATH confirma sa position exacte sur Harvest, à un peu moins de cinq cent mètres à l’ouest du complexe. Droit devant lui, le terrain commençait à descendre en pente. Avery savait que tout ce qu’il avait à faire était de ramper, quelques mètres de plus loi, le blé commençait à se faire moins dense. Cela lui donnerait une bonne ligne de mire sur les défenses des recrues et le mettrait en bonne position pour exécuter sa part du plan d’attaque qu’il avait planifiée avec 158

le Sergent-Chef Byrne. Mais la maigre couverture donnerait aussi aux soldats la meilleure chance qu’ils auraient de la journée pour repérer Avery, et il avait prévu de rester en place jusqu’à ce qu’il soit sûr de son avantage. Doucement, Avery tendit les mains entre ses jambes, défit les fermetures en plastique de son sac à fusil et tira son BR55. Après son combat à bord du cargo, Avery avait passé beaucoup de temps au champ de tir de la garnison, évaluant ses forces par rapport à l’habituellement problématique fusil d’assaut MA5 des recrues. Le BR55 avait le style bullpup du MA5, le chargeur s’insérait derrière la détente et la culasse était positionnée au même endroit, mais il avait une lunette de visée et tirait des balles semi-perforantes plus grosses, de neuf millimètres et demi. Techniquement, le BR55 était un fusil d’appui. Mais c’était ce qui ce rapprochait le plus à une arme de tireur d’élite dans l’arsenal du Lieutenant-Commandant al-Cygni, et Avery savait de son travail au champ de tir qu’il était extrêmement précis sur neuf cents mètres, bien plus loin que le MA5. Il avait donné un des trois autres BR55 d’al-Cygni à Jenkins. Byrne en avait gardé un pour lui et remis le dernier fusil d’assaut à une recrue chauve d’âge moyen appelé Critchley, assurant le 2e peloton avec ses capacités de tireur d’élite. Durant la dernière session au champ de tir, Avery avait observé Jenkins et Critchley réaliser des jolis tirs groupés dans des cibles à cinq cents mètres. Et il espérait, pour son propre désavantage, qu’ils seraient aussi précis durant l’exercice en temps réel d’aujourd’hui. Si seulement c’était aussi simple que de leur apprendre à tirer, pensa Avery en fronçant les sourcils. Il retira un chargeur de sa veste d’assaut noir en nylon et le fit glisser calmement dans son fusil. Mais être précis ne fait pas de toi un tueur. C’est ce qui faisait du combat ce qu’il était : tuer l’ennemi avant qu’il ne te tue. Avery était sûr que les extraterrestres comprenaient ça, sa cicatrice le prouvait, mais les recrues n’avaient aucune idée de ce qu’était réellement le combat, et c’était quelque chose que lui, Byrne et Ponder savaient qu’ils devaient régler aussi tôt que possible. Le problème était qu’il y avait trop de choses que les soldats ne connaissaient pas sur les extraterrestres. Et à la fin, ils se mirent d’accord sur quelques spéculations de base, à propos de leurs ennemis et de leurs hommes, si la milice voulait un jour opposer une résistance efficace : tout d’abord, les extraterrestres reviendraient avec une armée plus grande et plus compétente ; ensuite le combat serait terrestre et défensif. Avec assez de temps, Avery espérait que la milice serait entrainée pour maintenir une campagne de guérilla. Mais leur troisième et dernière supposition était que le temps était un luxe dont ils manquaient. Avery et les autres étaient d’accord : les extraterrestres seraient de retour bien

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avant que les miliciens aient appris quelque chose à part les bases du combat en petite unité. Bien sur, le Capitaine et ses Sergent-Chefs n’en avaient rien dit aux recrues. À la place ils continuaient de mettre en avant le mensonge d’une visite d’une délégation de l’AAC et d’une attaque possible des Insurgés. Aucun d’eux n’aimait mentir à leurs hommes. Mais ils apaisaient leur conscience en sachant que les recrues auraient besoin de maitriser l’essentiel des techniques de dissimulation, coordination et de communication s’ils voulaient avoir une chance contre leur ennemi extraterrestre. Avery entendit le bourdonnement lointain des machines électriques. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Epsilon Indi se tenait si bas dans le ciel que même en portant ses lunettes il pouvait seulement regarder l’étoile pendant quelques secondes avant de fermer ses yeux dans une crispation larmoyante. Avery grimaça de satisfaction. Comme il l’avait prévu, n’importe qu’elle recrue patrouillant le long de la clôture du périmètre ouest du complexe aurait exactement le même problème, et aucun d’eux ne portaient de lunettes. Ce qui pourrait être davantage déloyal si Avery et Byrne n’étaient déjà pas surpassés en nombre à trente-six contre un. Alors que les bruyantes machines s’approchaient, Avery se crispa et se prépara à se glisser en avant. Gardez vos yeux ouverts. Attendez-vous à l’inattendue, avait-il prévenu son peloton. Pour eux, il espérait qu’ils avaient écouté. Mais s’ils ne l’avaient pas fait… — Grimpeur, ici Rampeur, chuchota Avery dans son micro à la gorge. Fauche-les. Ils apprendraient tout de même une précieuse leçon. — Ça sent bon, Jenkins plaça sa joue contre le chargeur en plastique dur de son BR55 et lança un regard de côté à Forsell. Qu’est ce que c’est ? Les recrues étaient côte à côte, faisant face à l’unique porte du complexe du réacteur : une coupure dans la partie sud du grillage de trois mètres de haut qui entourait l’installation. Forsell prit une large bouchée d’une barre énergétique recouverte de papier plastique. — Miel noisette. Il mâcha et avala sans lever les yeux de sa lunette de visée. Tu en veux ? — Y a-t-il une partie que tu n’as pas léchée ? demanda Jenkins. — Non. — Super. Forsell haussa les épaules pour s’excuser et fourra le reste de sa barre dans sa bouche. C’était de sa faute s’il avait faim et Jenkins le savait. Il était si excité par l’exercice d’aujourd’hui qu’il avait à peine mangé pendant le petit déjeuner à la cantine de la garnison.

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En fait, il avait été si certain que les Sergent-Chefs attaqueraient quand les recrues auraient leurs têtes plongées dans leur repas, qu’il n’avait absolument pas touché à son repas, et laissé le beaucoup plus grand Forsell prendre tout ce qu’il voulait de ses rations prêtes à consommer. Malheureusement, Forsell avait tout pris et maintenant Jenkins n’avait rien dans son estomac à part de la bile d’anxiété. Les deux recrues portaient des casques, peints pour s’assortir à leur treillis vert, terne et tacheté, qui recouvraient leurs oreilles et descendaient bas sur leurs fronts. Les couleurs leur auraient bien servi en étant entouré de blé, mais elles n’étaient pas aussi utiles dans leur position actuelle : le toit d’une tour de deux étages en polycrete au centre du complexe qui protégeait le réacteur aussi bien que le centre de données de Mack. Une alerte aiguë sonna d’un haut-parleur dans le casque de Jenkins. Sous la supervision du Capitaine Ponder, les recrues avaient posé des capteurs de mouvement tout autour du périmètre, en réglant leur sensibilité au maximum. Alors que cela leur donnait une couverture sur plus de mille mètres, les capteurs détectaient des bruits parasites : des essaims d’abeilles, des volées d’étourneaux, et maintenant un vol de JOTUNs pulvérisateurs d’insecticide. En plissant les yeux au-dessus de Forsell, Jenkins put apercevoir un trio d’avions, à nez pointu et avec de petites ailes, bourdonner au-dessus des champs à l’ouest. Les pulvérisateurs d’insecticide avaient fait de longs passages en serpentin toute la journée, diffusant un engrais composé de fongicides. Mais c’était leur plus proche passage depuis. Une trainée de nuage blanc tourbillonna vers le complexe, incitant les douze recrues de B/2, l’escouade Bravo du 2e peloton, à contourner la clôture ouest pour échapper aux retombées chimiques, couvrant leur bouche et toussant. Ce n’était pas tant une indication de réelle douleur physique, Jenkins avait administré assez de composants organiques aux récoltes de sa famille pour savoir que c’était parfaitement sans danger à respirer, mais plutôt des expressions de fatigue et de mécontentement des recrues. — Tu as l’heure ? demanda Jenkins. Forsell plissa les yeux face à Epsilon Indi. — Seize heures trente. À peu près. Presque le coucher du Soleil, pensa Jenkins. — Où sont-ils bon sang ? Les règles de l’exercice étaient simples : pour gagner, chaque équipe avait besoin d’éliminer la moitié de l’autre. Cela signifiait que Johnson et Byrne devraient abattre trente-six recrues alors que les recrues devaient en neutraliser seulement un sur les deux. Avec toutes les chances penchant si lourdement contre les Sergent-Chefs, il semblait évident qu’ils attaqueraient probablement au plus tôt, avant que les recrues se soient mises en place. 161

Quand les deux groupes s’étaient séparés à l’entrée du complexe dans leur Warthog un petit peu après 0900, les recrues s’étaient rapidement divisées en escouades, trois dans chaque peloton, et dépêchées de sécuriser différents secteurs du complexe. Avec le reste de l’escouade Alpha-Un (A/1), Jenkins et Forsell s’étaient dirigés vers la tour du réacteur. La structure abimée par la météo ressemblait un peu à un gâteau d’anniversaire : le deuxième de ses deux étages circulaires avait un plus petit diamètre que le premier et était surmonté d’un groupe d’antennes, comme des bougies, pour le Maser de Mack et les autres outils COM. La tour était la seule au-dessus des bâtiments peu élevés du complexe, et la seule tour sur des centaines de kilomètres à la ronde. Jenkins et Forsell avaient gravi deux échelles jusqu’au toit du deuxième étage et s’étaient allongés, la position la plus stable pour le tir, si on pouvait se permettre la perte de mobilité. Posant son BR55 sur son sac à dos pour un meilleur support, Jenkins avait regardé dans le viseur de son fusil juste à temps pour voir le Warthog des Sergent-Chefs quitter la route d’accès pavée du complexe du réacteur et se diriger sur l’autoroute Sud en direction d’Utgard. Avec la montée d’adrénaline, Jenkins avait immédiatement tiré la poignée du chargeur de son fusil d’assaut, insérant une balle dans la chambre. Il avait modifié du pouce le mode de tir sur tir unique, tendu le doigt sur la détente et enfin… rien. Juste des heures et des heures de chaleur étouffante. Les recrues avaient rapidement commencé à rouspéter que le but réel de cet exercice était de voir combien de temps ils pouvaient rester dupe. Une recrue franche et en surpoids de A/1 appelée Osmo émit la théorie que Johnson et Byrne étaient partis à Utgard pour boire une bière fraîche dans un bar climatisé, laissant la lumière brulante d’Epsilon Indi gagner l’exercice pour eux. L’OPC Healy leur dit à tous de la « mettre en veilleuse », en soulignant qu’aussi longtemps ils garderaient leur casque sur la tête et continueraient de s’hydrater ils seraient protégés d’une insolation. Pour sa part, le Capitaine Ponder était resté dans son Warthog, garé à l’ombre d’une tente de dispensaire mobile proche de la porte d’entrée principale, fumant tranquillement ses cigares Sweet Williams. — Une bière serait sympa, murmura Jenkins, écoutant le bruit des moteurs des JOTUNs pulvérisateur s’affaiblir. Même s’il avait passé la journée sur son ventre ayant à peine bougé, la transpiration s’était écoulée à flots. Il y avait au moins dix bouteilles vides éparpillées entre ses pieds et ceux de Forsell. Et Jenkins était toujours assoiffé. — J’ai le gros en vue, annonça Forsell, en orientant paresseusement son viseur vers l’Est. Encore une fois. En suivant le regard de Forsell, Jenkins vit un JOTUN moissonneusebatteuse isolée : une énorme machine peinte en bleu foncé avec des bandes jaunes. Les trois paires de roues surdimensionnées remontaient et 162

descendaient comme s’il roulait au-dessus d’une légère crête. Bien que la moissonneuse-batteuse fût au moins à un kilomètre, Jenkins n’avait aucun problème pour entendre le faible grondement du moteur hybride électrique-éthanol de trois mille chevaux alors qu’il commençait à dévorer le blé dans la pente. La moissonneuse-batteuse avait passé la journée à tondre les champs à l’est en de larges rangées perpendiculaires au complexe, faisant vibrer le sol lorsqu’il approchait la clôture du périmètre. Au début, cela avait énervé quelques recrues. Ils avaient tous vu des JOTUNs, bien surs, mais ce qui était en gros une tondeuse de cinquante mètres de haut et longue de cent cinquante mètres déclenchait une assez simple envie de fuir, même quand on connaissait une IA aussi compétente que Mack pour contrôler ses circuits. Mais maintenant, alors que la moissonneuse-batteuse revenait encore vers le complexe, la seule chose qui semblait nerveuse était le blé. Grossis dans le viseur du fusil de Jenkins, les épis tremblaient devant les barres vrombissantes des collecteurs rotatifs de la moissonneuse-batteuse, presque comme s’ils avaient un peu connaissance de leur fauchage imminent. — Je te le dis. C’est un série quatre, dit Forsell, continuant le débat qu’ils avaient tenu toute la journée. — Nan, rétorqua Jenkins. Tu vois les gondoles ? Forsell regarda attentivement à travers son viseur une rangée de pièces anguleuses en métal sur les roues qui semblaient petites seulement parce qu’elles étaient trainées directement derrière le JOTUN. — Ouais… — Ils sont en train de ramasser par l’arrière. — Et alors ? — Et alors c’est caractéristique d’un série cinq. Les quatre ont été mis au placard. Forsell y réfléchit quelques secondes et abandonna avec un étrange aveu, — Ça fait quelques saisons qu’on les a améliorés. Jenkins grimaça. Il avait oublié que Forsell venait d’une famille modeste. Non seulement les parents de Forsell étaient propriétaires d’un peu moins d’acres, mais leur soja se vendait beaucoup moins bien que le blé et les autres graines des Jenkins. Il y avait toutes les chances que les parents de Forsell se débrouillent encore avec une poignée de séries deux dépassées. — Les cinq ne valent pas le coup, dit Jenkins, observant les gondoles remplir et ensuite revenir rapidement vers une gare de dépôt à lévitation magnétique. Les moteurs hybrides sont bien trop chers, à moins que tu produises ton propre éthanol. — Hé. On a quelque chose. Le corps de Forsell se crispa. Ça vient juste de quitter l’autoroute. 163

Jenkins s’orienta vers le Sud. Un véhicule seul, un taxi vert et blanc, approchait du complexe à grande vitesse. Pendant un moment il disparut dans un affaissement de la route d’accès. — Tu penses que c’est eux ? demanda Forsell. — J’sais pas. Jenkins avala sèchement. Ça serait mieux de faire passer le message. — À toutes les escouades ! Véhicule en approche ! — C’est une blague Forsell ? grogna Stisen sur la liaison COM. Byrne avait promu l’agent de police aux cheveux sombres comme chef d’escouade de A/2, et lui avait assigné de garder la porte du complexe. Fait trop chaud pour tes conneries. — Regarde par toi-même, lui conseilla Jenkins. Le dernier tronçon de la route était complètement plat, une ligne directe de pavement bombé vers la porte. Même sans grossissement il était impossible de rater la berline. — Dépêchez-vous ! beugla Stisen à son escouade, assis au milieu de deux massifs brulés par le soleil, derrière des sacs de sable dans les bascôtés de chaque côté de la porte. Dass, couvre-moi ! Jenkins entendit du mouvement sur le toit du premier étage, directement en dessous de sa position. — Debout, les gars ! cria Dass. Le chef de l’escouade A/1 était un petit peu en surpoids, mais il était aussi très grand. En conséquence l’ingénieur MagLev d’âge moyen ne semblait pas gros, mais plutôt épais. Verrouillez et chargez ! — Mon fusil ! se plaignit Osmo. Il ne se charge pas ! À chaque fois qu’Osmo était stressé, sa voix se transformait en une voix d’enfant. D’habitude cela faisait rire Jenkins, mais pas maintenant. — Enlève ton chargeur et remets-le, dit Dass. Assure-toi qu’il rentre complètement. Jenkins entendit le raclement du métal contre du métal puis le claquement réussi d’un fusil chargé. — Désolé, Dass. — C’est bon. Mais tu dois te détendre. Concentre-toi. Par son ton patient, mais puissant, il était facile de dire que Dass était un père de famille, avec un garçon et deux filles. — Assure-toi juste de voir sur quoi ils tirent, grogna Stisen. L’agent de police avait un caractère irritable qui s’était empiré depuis sa défaite pendant la compétition de pugilat. Bien que Jenkins souhaitait pouvoir couper Stisen de la fréquence COM que toutes les recrues partageaient, il savait que Stisen marquait un point : A/1 devrait d’abord tirer au-dessus de A/2 pour atteindre la berline. Dass répondit d’un ton amical. — Fais ton travail Stisen et tu n’auras rien à craindre. Relevant le défi, Stisen avança vers le centre de la porte. Tenant son MA5 contre son épaule droite, il leva sa main droite pour faire signe de 164

s’arrêter. La berline ralentit et vint s’arrêter à vingt mètres en face de Stisen. Pendant quelques secondes, toutes les recrues regardaient simplement la distorsion onduleuse du toit de la voiture. — Sortez du véhicule ! Immédiatement ! aboya Stisen, levant son fusil au niveau du pare-brise. Mais les portes de la berline restèrent fermées. Jenkins sentit son cœur battre dans sa poitrine. — Thermique ? souffla-t-il à Forsell, espérant que les verres plus sophistiqués du viseur puissent confirmer si oui ou non les Sergent-Chefs étaient dans la berline. — Négatif, répliqua Forsell. C’est tout blanc. L’extérieur est trop chaud. — Équipe une ! beugla Stisen. En avant ! Jenkins vit quatre recrues sortir du bas-côté ouest et passer prudemment la porte, les MA5 serrés contre leur épaule. Ils entourèrent la berline, deux de chaque côté. — Burdick ! Fais sauter la porte ! Stisen fit signe à un de ces hommes d’avancer. Jenkins prit une inspiration et fit de son mieux pour se relâcher au niveau du fusil. Alors qu’il expirait, il laissa le réticule de visée de son viseur venir s’arrêter là où il supposait que la tête chauffeur serait quand il sortirait. Pour quelque raison, son esprit était attiré par l‘imagination de la face grimaçante de Byrne. Burdick avança vers la poignée de la porte, mais juste au même moment les portes, en forme d’ailes de mouettes, s’ouvrirent d’un coup. Les recrues eurent un moment pour tressaillir, mais pas assez pour crier de surprise alors que la berline explosa en un flash de vapeur blanche. Instantanément, Burdick tomba sur les pavés de même que deux autres recrues sur les côtés. Chacun était éclaboussé de rouge vif, comme s’il avait été transpercé par les éclats. — Claymores ! grogna le seul survivant. Il s’écarta de la voiture, trainant derrière lui une jambe estropiée. — Tout le monde reste à couvert ! beugla Stisen au reste de son escouade alors qu’il prenait le bras d’une recrue se débattant par-dessus son épaule et le tira à l’intérieur de la porte. Le chef d’escouade tira d’une main une rafale sur le pare-brise de la berline, mais au lieu d’éclater en morceaux il devint rouge, la même couleur vibrante que celle des fausses blessures mortelles des recrues. Pour l’exercice, chaque MA5 des recrues était chargé avec des BET1. Ces balles avaient une cartouche en plastique polymère pour aider à maintenir la vélocité et la trajectoire de la tête, afin d’imiter, autant que possible, la balistique des balles réelles. Mais chaque BET contenait aussi

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Balles d’entrainement tactique.

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un fusible de proximité qui dissolvait sa coque, le transformant en une tâche inoffensive de peinture rouge quand il était à moins de dix centimètres de n’importe qu’elle surface. Sans danger, mais pas inerte, se rappela Jenkins. La peinture était composée à la fois d’un puissant anesthésiant tactile et d’un réactif qui interagissait avec les nano-fibres tressées sur les treillis des recrues, en faisant durcir les fibres quand elles étaient saturées. Traduction : quand tu étais touché, tu tombais et était paralysé. Une simple BET dans n’importe quel membre le rendrait inutile. Plusieurs balles dans la poitrine feraient raidir l’uniforme entier, simulant une blessure mortelle. Burdick et les autres recrues au sol avaient été touchées par des douzaines de BET des claymores, des boites de plastique noires vissées à l’intérieur des portes de la berline, maintenant couvertes de buée provenant de leurs propulseurs à CO2. — Arrêtez de tirer ! Cria Healy alors qu’il courait au côté de Burdick, une trousse de secours à la main. La recrue qui avait reçu le gros de l’explosion, était raide comme une planche et était tombée droit sur le dos. — Comment va-t-il Infirmier ? demanda Ponder, en descendant de son Warthog. Healy tira un bâton de métal bleu de la trousse et le passa au-dessus du centre du torse de Burdick. Les circuits à l’intérieur du bâton détendirent les nano-fibres de l’uniforme, et le médecin fut capable d’accrocher la recrue sous son bras, de le tirer vers la berline et de l’adosser contre le pneu avant du côté du chauffeur. — Il vivra, dit Healy sarcastiquement. Il tapota sur l’épaule de Burdick et mis son MA5 en travers sur son genou. Ensuite il se dirigea vers l’autre recrue au sol. Jenkins respira un coup en signe de soulagement. Il savait qu’il irait bien, et serait aisément remis sur pied à la fin de l’exercice. Mais l’attaque parut très réelle. Jenkins pouvait facilement imaginer une bien plus horrible scène si la berline avait contenu des explosifs Intras. Il allait juste partager ses pensées avec Forsell quand Anderson, le récemment nommé chef d’escouade du B/1 cria : — La moissonneuse-batteuse ! Elle ne tourne pas ! Jenkins se retourna vers l’est et vit Andersen et le reste de son escouade s’écarter de la clôture. L’immense JOTUN avait en effet dépassé son habituelle ligne de demi-tour et déboulait vers le complexe. Alors que la moissonneuse-batteuse atteignait une large bande en argile qui délimitait le terrain, sa tête rotative mordit dans le sol endurci et se bloqua dans un claquement audible de courroies de réglage. Mais le JOTUN n’était pas intimidé. Il éleva simplement son collecteur endommagé sur ses bras hydrauliques et continua de rouler vers la clôture. Les poteaux en métal et le grillage renforcé se froissèrent sous la première paire de pneus de la moissonneuse-batteuse et se tordirent 166

ensuite autour des essieux. La clôture étincela contre le ventre des moteurs alors qu’il s’arrêta, la moitié de sa longueur à l’intérieur du complexe et l’autre moitié en dehors. Pendant ce temps, le JOTUN fut couvert de BET. Les recrues n’avaient repéré aucun des Sergent-Chefs, mais cela ne les avait pas empêchés d’appuyer sur la détente dans une panique incontrôlable. Dans la confusion, personne n’avait remarqué la grenade lancée vers la tour du réacteur. — Au sol ! cria Dass. Mais c’était trop tard. Jenkins eut à peine le temps de baisser sa tête derrière son sac avant que la grenade explose. Il entendit les BET éclabousser le mur en dessous de lui et sut, avant même qu’Osmo parle, que l’essentiel de A/1 était mort. — Ils ont eu Dass ! Gémis Osmo. Ils m’ont eu ! Risquant de s’exposer, Jenkins s’avança et scruta le toit du premier étage en bas. Dass était inconscient comme la plupart des autres recrues de A/1, mais Osmo lui allait bien. Allongé face au sol, les mains serrées sur son casque, il n’avait pas remarqué que l’engourdissement dans ses jambes était simplement le résultat de la perte de conscience d’une autre recrue sur lui. — Tu vas bien Oz ! cria Jenkins par-dessus le bruit frénétique du reste des MA5 de la compagnie de la milice. Redresse-toi et… À ce moment trois BET s’écrasèrent contre le mur du premier étage, juste en dessous de la tête de Jenkins, un tir provenant d’un fusil d’assaut. — Byrne ! Il est sur la moissonneuse-batteuse ! cria Forsell. Si Jenkins avait essayé de ramper en arrière vers son sac, il aurait été touché. Mais un instinct encore inconnu pris le dessus sur Jenkins et à la place il releva son fusil, repéra Byrne accroupi entre la première et deuxième portion du corps de la machine et ouvrit le feu. Bien que ses tirs partaient largement à côté, ils incitèrent le Sergent-Chef à abandonner sa position déjà précaire. Byrne se retourna vers une échelle qui descendait sur le côté de la première portion et se dirigea vers le sol. — Je l’ai ! cria Jenkins, en poussant du pouce le cran de sélection de mode de tir de son fusil d’assaut passant de semi-automatique à rafale. Mais son tir plus nourri ne fit qu’accélérer la descente du Sergent-Chef. Byrne attrapa les rambardes de l’échelle et glissa en bas sans se donner la peine d’utiliser les barreaux. Quand ses chaussures frappèrent le sol, Byrne roula entre les pneus du JOTUN. De là il avait une bonne, bien que temporaire, couverture du fusil d’assaut de Jenkins aussi bien que du feu croisé venant des escouades d’Andersen et de Stisen. — Mais qu’est-ce que tu fous, bon sang ? cria le chef d’escouade de A/2 alors que des BET du fusil d’assaut de Byrne arrosèrent les sacs de sable proche de la porte. — Critchley ! commanda Stisen. Viens devant !

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Jenkins serra les dents. Il n’appréciait pas que Stisen l’appelle sur la liaison COM ouverte. De plus, Critchley et son observateur étaient placés à la limite nord du toit du premier étage et était supposé surveiller les arrières de Jenkins. — J’ai dit que je l’avais ! rétorqua Jenkins, lâchant une rafale sur le pneu du JOTUN. — Ferme la Jenkins ! gronda Stisen. Critchley ! Réponds ! Mais le tireur du 2e peloton ne répondit pas. — Forsell vérifie ton terminal COM ! cria Jenkins. Le système COM de chaque recrue était constamment en train de contrôler ses signes vitaux. Si un d’eux était abattu, la perte s’enregistrait sur le réseau local. — Critchley est foutu ! répliqua Forsell d’une voix choquée. On est à moitié aveugle maintenant ! — Quoi ? — On a perdu tout le monde à la clôture ouest ! Jenkins vit le fusil d’assaut de Byrne briller dans les ombres sous le JOTUN. Une des recrues de A/1 cria alors qu’il tombait au sol. On doit être proche des trente pertes, pensa gravement Jenkins. Il tira deux autres rafales puis roula sur le côté et changea ses chargeurs. — Stisen, on se dirige vers l’arrière ! — Bon sang non ! Jura Stisen. Ensuite au chef d’escouade du C/2 chargé de garder le coin nord-est du complexe : Habel ! Va à l’Ouest ! Ça doit être Johnson ! Rien que le fait d’entendre le nom de son Sergent-Chef fit tordre l’estomac de Jenkins. Lui et le reste des recrues avaient passé la journée à avoir mal au ventre à cause de la chaleur, inconscients qu’ils étaient restés dans les mâchoires d’un plan parfaitement mis en place. Maintenant avec Byrne fermement retranché et Johnson leur mettant la pression, ce n’était plus qu’une question de temps avant que les recrues soient écrasées. — Oz ? demanda Jenkins, s’agenouillant. Tu t’amuses toujours ? — Oh oui ! — Tu es à une bonne hauteur. Tu peux continuer à bloquer Byrne. — Mais… — Fais le Osmo ! Jenkins tapa sur l’épaule de Forsell. Ils se regardèrent dans les yeux, et Jenkins sut que Forsell pensait exactement la même chose : quand tu es coincé dans un piège, tu te frayes un passage pour en sortir. — Stisen, annonça Jenkins. Premiers tireurs en mouvement. Du haut de l’élévation, Avery avait une vue panoramique du complexe. Critchley et son observateur furent un tir facile, mais il attendit que Byrne écrase la clôture et attire l’attention des recrues avant de tirer deux fois, frappant les deux recrues sur le côté de leur tête. Les circuits dans leur casque enregistrèrent les tirs « mortels » à la tête et figèrent 168

instantanément leur uniforme. Dans le bruit général des armes à feu automatiques, Avery était sur qu’aucune des autres recrues n’avait entendu ses tirs retentir. Il paria aussi qu’aucun des miliciens ne s’embêterait à vérifier ses détecteurs de mouvement maintenant que les détecteurs de signaux avaient été totalement brouillés par le nuage de fongicide. Les produits chimiques avaient recouvert Avery d’une fine poudre blanche comme ils se fixaient sur le blé, et il avait presque l’air ridicule alors qu’il se levait dans le champ, comme si un blagueur invisible avait vidé un sac géant de farine sur sa tête. Mais il n’y avait rien humoristique dans les intentions d’Avery : il avait planifié d’abattre toutes les recrues gardant la clôture ouest avant qu’ils ne s’arrêtent de penser à Byrne et ne se rappellent de surveiller le périmètre. Alors que Avery descendait l’élévation, son fusil d’assaut levé et les épais épis battant ses coudes, il se rappela que c’était la première fois depuis TREBUCHET qu’il tirait sur un être humain. C’était différent bien sur ; c’était un exercice avec des munitions d’entrainement. Mais Avery ne pouvait s’empêcher de remarquer combien il était facile, à quel point c’était automatique, pour lui, de mettre quelqu’un dans son collimateur, et d’appuyer sur la détente. Avery savait que c’était juste un bon entrainement. Et bien qu’il ne soit pas toujours content de la façon dont il utilisait ses aptitudes, il était déterminé à les transmettre, à inculquer à ses hommes la même confiance et l’absence d’hésitation. Dans les combats à venir, ils auront besoin des deux pour rester en vie. Avery entendit une grenade se déclencher. Le bruit était bien plus assourdissant que les claymores que lui et Byrne avaient fixées sur les portes de la berline avant de laisser Mack amener le véhicule à la porte du complexe. L’IA avait été plus que contente de les aider dans leur exercice, il avait été en fait celui qui avait suggéré d’utiliser la moissonneusebatteuse JOTUN comme distraction supplémentaire. Avery n’était pas très sur d’en connaître la raison, excepté le fait que, comme les Marines et le Lieutenant-Commandant al-Cygni, Mack devait savoir que le réacteur de Harvest serait une cible judicieuse pour n’importe quelle force hostile et avait envie de laisser la milice s’entraîner à le défendre. Avery ne tira pas à travers la clôture. Il savait que le grillage aurait déchiqueté les BET de son fusil d’assaut avant qu’elles ne touchent leurs cibles. Mais il en serait de même avec les tirs des recrues, ce fut donc avec une confiance raisonnable que Avery sprinta par-dessus la bordure d’argile dure entre les épis de blé et la clôture et sauta par-dessus le grillage. Presque immédiatement, une des recrues de C/1, Wick, entendit le tremblement du métal et se retourna. Ses yeux déjà effrayés s’élargirent de la taille d’une soucoupe alors qu’il vit ce qui semblait être le fantôme d’Avery sauter à l’intérieur du complexe, en faisant tourbillonner un nuage

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de fongicide. Avant que Wick ne reprenne ses esprits, Avery dégaina son fusil d’assaut et tira deux balles au centre de sa poitrine. Le cri de la recrue fut plus fort que le vacarme, faisant retourner trois de ses coéquipiers. Avery les abattit un par un, de gauche à droite, avant de modifier son fusil en mode rafale et de mitrailler les recrues restantes et confuses du C/1. Alors que la dernière recrue tombait, le compteur de munition lumineux en dessous du viseur de son fusil d’assaut montra qu’il restait trois balles. Mais alors que Avery tirait un chargeur plein de sa veste d’assaut, il commença à se faire tirer dessus depuis l’est. L’escouade C/2 avait contourné l’arrière de la tour du réacteur. Si les recrues avaient couru un petit peu plus vite ou s’étaient souvenues de s’installer dans des positions plus stables avant de tirer, ils auraient mis Avery dans une très mauvaise position. Mais leurs premiers tirs étaient maladroits et tout ce qu’ils firent fut de donner du temps à Avery pour rouler sur sa gauche, mettant la courbe de la tour entre lui et les tirs inattendus. Pendant le temps que les premières recrues de C/2 mirent pour se précipiter autour de la courbe, Avery avait rechargé. Il en abattit deux et força le reste de l’escouade à se retirer et à se planquer. Ils perdirent de précieuses secondes à débattre de quand et comment ils devraient tenter d’encercler la position d’Avery. — Charlie un est mort, grogna Avery dans le micro à sa gorge. J’ai un peu chaud avec Bravo deux. — Je viens d’envoyer tes gars d’Alpha en enfer, répliqua Byrne. Il fit une pause pour tirer quelques balles. Mais je suis encore sous le feu de ceux d’en haut. — Ce doit être mes tireurs. — Comment ça ? — Les tiens sont morts. — Eh bien calme-les donc, tu veux bien ? — Je m’en occupe. Gardant son fusil d’assaut pointé au nord au cas où C/2 se serait organisé plus rapidement que ce qu’il pensait, Avery recula vers une échelle de service qui le mènerait sur le toit du premier étage. Il pointa son arme vers le haut et monta les barreaux aussi rapidement qu’il pouvait. Alors que sa tête arrivait au niveau du toit, Avery vit du mouvement à sa droite. Il baissa sa tête juste à temps pour éviter une rafale du MA5 de Forsell. Sans hésiter, Avery dégaina son arme de poing, un M6, et se propulsa d’une main juste au moment où Forsell relâchait son doigt de la détente. Alors que Avery se levait, ses tirs partirent : une BET s’écrasa au centre du ventre de Forsell, deux autres arrivèrent sur sa poitrine. Alors que Forsell chancelait en arrière, Avery s’avança sur le toit. Tenant son M6 avec les deux mains, Avery garda le viseur en fer du pistolet lourd braqué sur le casque de Forsell alors qu’il se raidissait. La recrue était épaisse et

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Avery voulait s’assurer que les balles de petit calibre du pistolet étaient suffisantes pour l’assommer. Satisfait que Forsell soit au sol pour le compte, Avery, avança vers l’échelle qui le mènerait sur le toit du deuxième étage. Mais il avait fait seulement quelques pas quand il sentit trois pointes de douleur en bas de sa cuisse droite. Réveillé par l’adrénaline, Avery pivota sur sa jambe rapidement engourdie et riposta sur sa cible, qu’il reconnut comme étant Jenkins seulement après que ses balles furent parties. Alors que Jenkins se retirait derrière la courbe du mur du second étage, Avery supposa à juste titre que la recrue avait sauté en bas de l’autre côté de la tour et avait attendu qu’il monte. Pas un mauvais plan. Avery grimaça alors qu’il boitait contre le mur. Plutôt que de rester dans une position défensive ratée, les tireurs avaient mis en place leur propre embuscade. Qu’ils réussissent ou pas, Avery admira leur initiative. Il secoua son M6 de haut en bas, désengageant son chargeur à demi vide. Ensuite il rechargea et brandit le pistolet en direction du mur. Mais juste quand Jenkins fut en vue et que le doigt d’Avery allait presser la détente, la voix du Capitaine Ponder gronda sur la liaison COM : — Cessez le feu ! Cessez le feu ! Pendant un moment le Sergent-Chef et sa recrue restèrent immobiles, chacun tenant l’autre à bout portant. — Je l’ai eu ? Osmo semblait étonné. Ensuite, ressaisis par son succès inattendu : Je l’ai eu ! — Sergent-chef Byrne, vous avez été touché. Confirma Ponder. Score final : trente-quatre à un. Félicitations recrues ! Un chœur d’acclamations fatiguées inonda le réseau COM. — Ça a éclaté sur le pneu, grogna Byrne sur la fréquence privée des Sergent-Chefs. Sales BET… Ensuite sur la liaison COM ouverte : Healy ? Ramenez-moi ce satané bâton ! Avery baissa son pistolet et se relâcha contre le mur. Epsilon Indi descendait vers la douce courbe de l’horizon. Le bronzage terne de la tour en polycrete reçut une lueur jaune et chaude même s’il perdait sa chaleur accumulée tout au long de la journée. Jenkins grimaça. — Vous nous avez presque eu Sergent-Chef. — Presque, sourit Avery, et pas seulement pour être poli. En dehors des manœuvres basiques autour de la garnison, ceci avait été le premier exercice des recrues en temps réel. Ils n’avaient pas idée de ce que les Sergent-Chefs allaient leur faire subir et la performance de Jenkins et Forsell donnait à Avery l’espoir qu’avec assez de temps, ses recrues feraient de décents soldats. — Sergent-Chef ? Grésilla la voix de Ponder dans l’écouteur d’Avery. Son ton de félicitations était parti. Je viens d’avoir un message de notre représentant local du DNC. Avery lut entre les lignes : LieutenantCommandant al-Cygni. Sa colonne se raidit pour ressembler à sa jambe.

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La délégation que nous attendions ? Continua Ponder. Ils sont là. Et ils ont amené un vaisseau bien plus gros.

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Chapitre 14 RAPID CONVERSION, SYSTÈME DU RELIQUAIRE

Dadab souleva ses bras noueux au-dessus de sa tête et grogna d'enthousiasme. — L’âge de la Réclamation ! Du coin de l'œil il pouvait voir l'officier de sécurité de Rapid Conversion, Tartarus, le gardant à l'œil près d’une lampe à huile de la salle des fêtes. Ne voulant pas se risquer de l'offenser, Dadab s'assura que ses pieds étaient dégagés des morceaux d'alliage Forerunner qui formaient le dernier anneau de la mosaïque du hall — Le salut et… lança-t-il. À peu près vingt Unggoys se réunirent autour de la mosaïque fixant Dadab avec des yeux ternes. Tartarus croisa ses bras et soupira d'impatience. — …le Voyage ! Dis Dadab, agitant ses doigts boudinés. Malgré son masque, sa voix faisait toujours pompeusement écho autour du hall. Ce sont les Âges de l’Alliance Covenante, le cycle doit être complété encore et encore tandis que nous nous acharnons à suivre Ceux qui ont Parcouru La Voie ! Un Unggoy aux larges épaules, Bapap, s'avança. — Cette Voie. Où va-t-elle ? — Au salut, répondit Dadab — Et où est-ce ? Les Unggoys balançaient leurs têtes de Bapap vers Dadab. Le Diacre remuait dans son harnais comme s'il cherchait une réponse. — Et bien… commença-t-il, puis s’arrêta. Il lui fallut un moment pour se rappeler ce dont il avait besoin, un mot qu'il avait entendu dans un séminaire, utilisé par un de ses professeurs San’Shyuum en réponse à une question tout aussi épineuse. Pendant la pause un Unggoy du nom de Yull se grattait paresseusement le postérieur avec un doigt et demanda à un autre Unggoy de le sentir. — J’ai bien peur que, dit Dadab de son ton le plus grave, la réponse soit ontologique. Il avait seulement une vague idée du sens de ce mot. Mais il aimait la façon dont il sonnait, et apparemment, les autres Unggoys aussi, car ils grommelaient de joie à travers leurs masques comme si c'était exactement la réponse qu'ils attendaient. Bapap semblait particulièrement heureux. — On-to-lo-gique, se murmurait-il. L’unité de transmission de Tartarus émit une courte et vive alerte. 173

— Notre saut est presque terminé, dit l'officier de sécurité. Tous à vos postes. — Rappelez-vous, dit Dadab aux Unggoys qui se dirigeaient vers la sortie, La Voie est longue, mais vaste. Il y a une place pour chacun d'entre vous, tant que vous y croyez. Tartarus renifla. Le Jiralhanae portait une armure rouge brillant qui couvrait ses cuisses, sa poitrine et ses épaules. Maccabeus avait demandé à son équipage d’être prêt pour le combat, au cas où des étrangers les attendaient à côté de l'épave du vaisseau Kig-Yar. — Vous pensez que je perds mon temps. Dadab hocha la tête vers le dernier membre de son groupe d'étude. — Toutes les créatures méritent l'enseignement. Les cheveux du Jiralhanae s'hérissaient. Mais les Sangheilis ne nous ont pas fourni le plus compétent des équipages. Dadab n'aimait pas penser du mal de ses semblables, mais il savait que c'était vrai. Les soixante Unggoys de Rapid Conversion étaient exceptionnellement sous-instruits et paresseux. Mis à part quelques exceptions, Bapap, par exemple, ils étaient tellement stupides que l'on pouvait les voir faire des tâches subalternes dans des habitats bondés, mais pas dans un vaisseau Ministériel lors d'une mission vitale. Dadab ne comprenait pas toutes les dimensions politiques des relations entre Sangheilis et Jiralhanaes, mais il savait que la position de Maccabeus était rare, il était un des rares Maîtres de vaisseau Jiralhanae dans la vaste flotte Covenante. Même si, tout l'équipage de Rapid Conversion pouvait constater que les Sangheilis ne l’aidaient pas à réussir. Le croiseur était dans un sale état, tout comme son équipage Unggoy. Avec la permission du Chef de clan, Dadab essayait d'aider. Son plan ? Insuffler la motivation et la discipline par le biais de l'enrichissement spirituel. Et même si c'était seulement sa deuxième réunion dans son groupe d'étude, le Diacre avait déjà pu voir des progrès dans le comportement des Unggoys qui avaient choisi d'y prendre part. — Au hangar, commanda Tartarus, enfilant son casque. Je dois faire un rapport sur la progression du Huragok au Capitaine Pour Dadab, escalader la cage centrale du croiseur avait d'abord été une proposition terrifiante. Sa force avait faibli pendant sa captivité à gravité zéro dans la nacelle de secours. Et il était terrifié à l'idée de glisser et chuter vers la mort. Mais maintenant ses muscles s’étaient renforcés, il était devenu aussi agile que les autres Unggoys, le Diacre pouvait alors escalader allègrement en subissant les remous de l'artère principale du Rapid Conversion. Depuis qu'il était arrivé, la cage avait été nettoyée en profondeur. Ses murs de métal étaient toujours griffés et rainurés, mais les couches de saletés n'étaient plus là et le passage vertical brillait maintenant d'un éclat pourpre profond. À mi-chemin, Dadab vit qu’une porte menant à la baie d'armement était déverrouillée et son symbole d'avertissement 174

éteint. Les réparations dans cette partie du croiseur étaient la priorité absolue de Maccabeus pour son Huragok récemment acquis. Dadab jouait le rôle de traducteur pendant que le Chef de clan expliquait ce qu'il y avait à faire. Mais avant que Maccabeus ait une chance pour expliquer ce qui n'allait pas avec le canon à plasma du croiseur, Lighter Than Some était simplement allé travailler, déchirant les protections des câbles de circuits de commande des armes et commença à les réparer. Dadab avait vu le Huragok effectuer toutes sortes de miracles mécaniques à bord du vaisseau Kig-Yar, mais les Jiralhanaes étaient abasourdis par le flottement des tentacules de la créature, et le circuit du canon étincela et bourdonna. Apparemment sans problèmes, le Huragok effectuait des réparations qui auraient été impossibles pour les réparateurs du croiseur : les insectes Yanme'es. Après avoir vu ce dont Lighter Than Some était capable, Maccabeus releva les créatures ailées de toutes leurs tâches exceptées les plus ingrates. Le Chef de clan pensait qu’elles interrompraient le travail vital du Huragok. Et en effet, les Yanme'es bourdonnaient de haut en bas du puits se préoccupant seulement des assainissements de base et de l'entretien des machines, aucun d'entre eux ne s’approchait pour voir l'utilité des cils et des agiles tentacules de Huragok. Alors que Dadab s'écartait sur un coté de son échelle pour laisser passer un Jiralhanae en armure bleue, deux Yanme'es se sont rentrés dedans juste en dessous de lui. Faisant grincer leurs armures couleur cuivre, les insectes démêlèrent leurs membres chitineux et continuèrent à descendre le puits. Dadab, qui n'était pas expert en la matière, savait que ce comportement n'était pas normal pour ces créatures aux yeux composés et leurs antennes ultrasensibles, c'était une preuve que leur récente rétrogradation avait troublé les Yanme'es. Oui, ils étaient beaucoup plus intelligents que les petits arthropodes comme les Vers Gratteurs. Mais les Yanme'es étaient aussi asociaux et notoirement dogmatique. Lorsque vous leur donniez une tache, ils s’y attachaient, et Dadab craignait que le désarroi de ces créatures puisse interférer avec le travail de Lighter Than Some, voire même blesser la créature. Jusqu'ici, rien ne s'était passé pour justifier son inquiétude. Mais il fut soulagé lorsque le Huragok termina les réparations sur le canon à plasma et parti dans le hangar pour réparer le Spirit endommagé. Les Yanme'es avaient fuis le hangar depuis l'incendie accidentel de leur ruche, ce qui signifiait que le Huragok était en toute sécurité. Étant sur le chemin d’un Jiralhanae en armure qui descendait, Dadab dut reprendre sa descente et rejoignit rapidement le fond du puits. Ce dépêchant pour rattraper les grandes enjambées de Tartarus, il se rendit vers le bout du hangar où Lighter Than Some avait construit un atelier temporaire dans les deux baies endommagées du Spirit. La nacelle de 175

secours avait été écartée de la barrière d'énergie avant que le croiseur ne fasse son saut. Mais le cockpit détaché du Spirit était toujours contre le mur où la nacelle s'était fracassée. À première vue, il semblait que de petits progrès avaient été faits. Les baies des troupes à peau fine, assez large pour accueillir une douzaine de guerriers étaient rapprochées sur leurs côtés les plus longs. Leurs portes, entrouvertes reposaient sur sol du hangar, empêchant les baies de basculer. — Attendez ici, dit Dadab, se faufilant entre les baies. Je vais voir ce qu'il fait. Tartarus ne protesta pas. Maccabeus avait demandé à tous les membres de sa meute de faire beaucoup de place au fragile Huragok. Bien que Lighter Than Some avait survécu à sa mésaventure à l'intérieur de la nacelle, cela ne l'avait pas laissé indemne. Dadab, ressentit un pincement de culpabilité lorsqu'il vit son ami, flottant en face d’une feuille de papier ablative qu’il avait accrochée comme un rideau au milieu de la baie. La poche qui avait servi à produire le si précieux méthane était horriblement distendue. Elle trainait sur le sol tandis que le Huragok se tournait pour remercier Dadab, un rappel muet de son sacrifice. < Comment vas-tu ? > signa Dadab. < Bien. J'espérais cependant que tu viennes seul. > Le Huragok rida son museau, recouvrant ses nœuds olfactifs. < Je ne suis pas terriblement fou de l'odeur de notre nouvel hôte. > < C'est leurs cheveux. > expliqua Dadab. < Je ne suis pas sûr qu'ils se lavent. > Cela lui faisait plaisir de parler avec ses mains. Pendant leur confinement, la rhétorique de Dadab s'était grandement améliorée. Avant que Lighter Than Some devienne trop faible pour continuer la conversation, le Diacre était devenu à l’aise, à tel point qu'ils discutaient de sujets légers. < Comment se passent les réparations ? > Le Huragok dans un petit mouvement donna un coup avec ses tentacules, comme s'il lançait une balle imaginaire à Dadab. < La pierre chasseuse. Tu te rappelles ? > < Bien sûr, tu veux y jouer ? > < Tu te rappelles quand nous y jouions avant ? > Dadab s'arrêta. < L'étranger. > < Celui que J'ai tué. > Dadab écarta ses doigts : < Pour me sauver ! >, Mais le cœur n’y était pas. Dadab espérait que les nouvelles responsabilités de Lighter Than Some lui aurait fait oublier sa terrifiante rencontre sur le vaisseau étranger. < Malgré tout, je le regrette. > Lighter Than Some demanda à Dadab de le suivre plus profondément dans la baie.

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< Mais je sais comment me faire pardonner ! > Ses tentacules tressaillaient tandis qu’elles enlevaient le rideau de papier, indiquant de l'excitation, ou de la joie. < Qu'est-ce que c'est ? > demanda Dadab, regardant l'objet de l'autre côté du rideau. Cela lui semblait familier, mais le Diacre n'arrivait pas à mettre le doigt dessus. < Une offre de paix ! Une preuve de nos bonnes intentions ! > < Tu as construit… une de leurs machines. > Un des sacs dorsal du Huragok bêla avec plaisir. < Oui ! Une charrue, je crois. > Pendant que Lighter Than Some continuait de vanter les mérites de sa création, donnant des termes techniques qui excédaient de loin le vocabulaire de Dadab, le Diacre étudiait la charrue. C'était, bien sûr, plus petit que la machine qu'ils avaient découverte dans le deuxième vaisseau étranger, mais il était évidemment conçu pour labourer le sol. La composante principale de la charrue était une roue en métal sertie de dents couplée à son système de propulsion. Où le Huragok a-t-il obtenu ça ? Se demanda Dadab, juste avant de remarquer que les arêtes de deux unités de la baie trapézoïdale avaient été enlevées. Lighter Than Some avait arrondi les arêtes et les avait fusionnées ensemble. Et cela avait dû être fait il y a peu, car il y avait dans la baie, une douce odeur du flux que les Yanme'es utilisait dans leurs soudeurs portables, un de ceux que le Huragok avait dû « emprunter » pour son projet. Le châssis se situait dans le prolongement de la roue. Le cadre était parfaitement soudé avec des boucles de fils et des circuits imprimés chapardés dans la baie, attendant un moteur, peu importe ce que cela allait être… La curiosité naturelle de Dadab s’éteignit dans une intense inspiration. Ses doigts tremblaient de peur, et son vocabulaire flanchait. < Le Chef de clan est-il au courant ? > < Le devrait-il ? > < Ses ordres. Réparer le vaisseau. Pas faire de cadeau. > < Pas un cadeau. Une offrande > Le Huragok tourbillonnait, comme si cette nuance allait diminuer la rage du Chef de clan. Comment peut-on être aussi déraisonnable ? Gémis Dadab dans son masque. Il se sentit pris de vertige et s'appuya contre la charrue pour ne pas tomber. Mais ce n'était pas parce qu’il était sur les nerfs ; il pouvait sentir la baie vibrer alors que le croiseur terminait son saut. Dadab pris quelques longues bouffées dans son réservoir. < Tu dois le cacher ! > Les tentacules du Huragok bougeaient dans tous les sens. < Mais pourquoi ? > Il semblait vraiment confus. Dadab bougea lentement ses doigts.

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< Tu as désobéi. Chef de clan très en colère. > Il savait que Maccabeus ne blesserait jamais le Huragok. La créature était beaucoup trop importante. Mais quant à Dadab… Maccabeus n’en avait rien dit, mais le Diacre savait qu'il était prisonnier dans le vaisseau Jiralhanae, toujours suspect pour les crimes qu'il avait commis. Dans un moment d'optimisme désespéré, le Diacre essaya de se convaincre que ses efforts pour éduquer les Unggoys de Rapid Conversion suffiraient pour prouver son dévouement, pour éviter que le Chef de clan ne s’en prenne à lui concernant la charrue. Mais le Diacre savait qu'il avait péché. Il allait être puni, si ce n'était pas par Maccabeus ce serait par les Ministres Prophètes lorsque la mission des Jiralhanaes serait finie. — Diacre ! La voix de Tartarus faisait écho dans la baie. Le Chef de clan a besoin de toi sur le pont ! < Promets ! > Dit Dadab les mains tremblantes. < Tu vas la cacher ! > Lighter Than Some balança son museau pour faire face à la charrue. Il tapotait les dents aiguisées de la machine avec ses tentacules, comme s'il était fier de son travail. < Bon, j’avais précipité le montage. Et une machine bien qu’ardemment construite ne remplacera pas la vie que j'ai prise. > — Diacre ! Le Chef de clan insiste ! < Réglé ! > dit Dadab en marchant à reculons à travers les rideaux et en sortant de la baie. — Quand est-ce que le vaisseau de largage va-t-il être prêt à voler ? demanda Tartarus, retournant au puits. — Le Huragok a eu un petit problème. Dadab était content que le Jiralhanae marche devant. Sinon il aurait su que Dadab mentait, juste en regardant dans ses yeux. — Mais je sais qu'il va faire tout son possible pour le réparer aussi vite que possible ! Le pont du Rapid Conversion était à mis hauteur du puits, vers la proue, aussi loin que possible de la coque extérieure, une position qui le rendait invulnérable à tout sauf les attaques les plus dévastatrices. Alors que Dadab trottinait, suivant Tartarus à la trace, il se rendit compte que le pont était assez large pour accueillir l’équipage entier, bien que pas aussi spacieux que la salle de banquet des Jiralhanaes. Ils étaient tous présents, la plupart penchés sur leurs postes de travail dépassant des murs renforcés du pont. Ils étaient garnis d'interrupteurs holographiques qui scintillaient contre l'armure bleue des Jiralhanaes. Tout comme Tartarus, ils étaient équipés pour le combat. Maccabeus se trouvait devant le socle holographique central du pont, ses pattes s'appuyant contre sa rambarde métallique lisse. L'armure du Chef de clan était dorée, mais fabriquée dans un alliage plus dur. Vorenus et un autre Jiralhanae nommé Licinus se faufilèrent derrière lui, et leurs 178

plaques d'épaules saillantes empêchaient Dadab de voir ce que le socle affichait. Dadab s'inclina, s'appuyant sur le plancher métallique rainuré du pont. Il vibrait à cause du moteur de saut du croiseur, se propageant du pont à la poupe. Toujours conscient du désir de prudence du Vice-Ministre de la Tranquillité, Maccabeus avait gardé les propulseurs chauds au cas où il aurait besoin de battre hâtivement en retraite depuis le système étranger. — Venez, Diacre, dit Maccabeus, surprenant une odeur de méthane. Dadab se redressa et suivit Tartarus jusqu'au socle. — Faite de la place, grogna Tartarus. Écarte-toi, Vorenus ! Tartarus donna une gifle au Jiralhanae le plus grand et aux cheveux bruns. — Excusez-moi, déglutit Dadab. Pardonnez-moi. Son réservoir de forme conique rendait le chemin impraticable, et tandis qu’il poussait Vorenus vers la rambarde, son réservoir se cogna sur la cuissarde du Jiralhanae. Pour Dadab, Vorenus était tellement pétrifié qu'il ne s'en était pas rendu compte. — Incroyable, n'est-ce pas ? Dit Maccabeus. — Oui, incroyable, répondit Dadab, regardant attentivement le socle en dessous de sa rambarde. — Quel enthousiasme, Diacre. — Toutes mes excuses, Chef de clan. C'est juste que je l’aie déjà vu avant. À bord du vaisseau Kig-Yar. — Ah. Évidemment. Maccabeus prit un ton ironique. Après tout, ce ne sont que… Il hocha la tête en direction de l'éclatante représentation du monde étranger, sa surface abondamment recouverte de glyphes de Réclamation. Quelques centaines de milliers de Luminations ? La vérité était que Dadab était toujours préoccupé par la désobéissance du Huragok. Et pour empirer les choses, le pont était embaumé du puissant parfum du Jiralhanae. Les odeurs d’excitations avaient imprégné les membranes de son masque, et Dadab commença à se sentir mal. — Le nombre est impressionnant, dit Dadab, s'étouffant dans les effluves amers. — Impressionnant ? Sans précédent ! Mugit Maccabeus. Puis, sa voix gronda doucement : très bien. Dis-moi ce que tu penses de ça. Il enfonça son poing dans un interrupteur holographique intégré dans la rambarde, et l'image de la planète étrangère disparue, rétrécie à une petite taille tandis que la perspective de socle holographique changea en une vision plus large du système. Dadab vit une image iconique du croiseur juste derrière la trajectoire orbitale de la planète, se tenant à une distance de sécurité de cette dernière, un triangle rouge clignotant indiquait un potentiel contact hostile.

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— Il nous attendait, grommela le Chef de clan. À côté des débris du vaisseau Kig-Yar. Il appuya sur un autre bouton, et le socle holographique zooma sur le contact, ce concentrant sur ce dernier. — La conception du vaisseau correspond à celui que les Kig-Yar ont abordé, expliqua Dadab. Un vaisseau de charge. Rien de plus. — Regarde plus attentivement, grogna Maccabeus. Doucement, la représentation du vaisseau s'affina. Les capteurs de Rapid Conversion avaient réalisé une topographie détaillée, et Dadab put distinguer la coque noircie et profondément gravée du cargo, reproduisant des dessins dans le métal brillant. Non, pas des dessins, il pensait. Des photographies. Chacun des quatre côtés latéraux du vaisseau exposait une image différente des étrangers et des Kig-Yars. Sur la première photographie, chacune des créatures se visait l'un l'autre, l'étranger portait une sorte de fusil, le Kig-Yar un pistolet à plasma. Sur la seconde, l'étranger avait fait tomber son fusil et tendait une poignée d’objets ronds qui ressemblait à des fruits. Sur la troisième image, le Kig-Yar avait mis de côté son arme pour accepter l'offrande de l'étranger. Et sur la quatrième, les deux créatures étaient assises dans ce qui ressemblait à un verger. L'étranger avait un panier de fruits, et le Kig-Yar choisissait calmement ‘un d’eux. — Une offre de paix ! Dit Dadab surexcité. Ils ne veulent pas se battre ! Pendant que l'hologramme du vaisseau continuait de tourner, le Diacre pointa son doigt sur un aperçu de la planète étrangère gravée en bas à droite sur chaque côté de la coque. Deux lignes croisées marquaient un point dans le milieu de la masse singulière du monde, un peu en dessous de l'équateur. Et, je pense, que c'est là où ils veulent qu'on les rencontre ! — Apparemment à l'aube, dit Maccabeus, augmentant la grosseur du socle. Maintenant Dadab pouvait voir que les gravures de la planète étaient ombragées avec une ligne de terminaison, une ombre qui marquait le passage du monde dans et en dehors de la nuit. Coupant perpendiculairement l'équateur, la ligne tournait autour de la planète successivement sur chacune des photographies, jusqu'à ce qu'elle recoupe la suggestion du point de rendez-vous sur le côté du vaisseau de charge qui montrait la présentation du panier de fruits. Le Chef de clan recentra le socle sur la planète. — Mais il y a plus. Maintenant Dadab voyait de nouveaux détails. Il y avait des sortes de structures en haute orbite autour du monde. Deux arcs d’argent fragiles étaient attachés à la surface par sept brins dorés quasiment invisibles. Il y avait, autour de la structure une centaine de symboles de contact additionnel rouge. Le Diacre espérait que le message étranger était sincère. Si ces contacts étaient des vaisseaux de guerre, Rapid Conversion était dans de sales draps. 180

— Ne vous inquiétez pas Diacre, dit Maccabeus, ressentant les préoccupations du Unggoy. Ils n’ont pas bougé depuis notre arrivée. Et ils ressemblent aux autres vaisseaux. De simples vaisseaux de charge et de remorquage sans armes apparentes. Il mima avec un doigt velu. Mais regarde ici, ces câbles rejoignent la surface. Dadab suivit le doigt du Chef de clan. Il y avait un grand nombre de glyphes de Réclamation regroupés en bas des câbles. Mais proches d’eux se trouvait une série de symboles Forerunner, un glyphe diamant de vert brillant planant au-dessus du lieu supposé de rendez-vous des étrangers. — Nous avons intercepté une transmission, continua Maccabeus. Et supposons que ce soit la balise, un marqueur pour les pourparlers. Il fronça les sourcils en direction du diamant vert. Mais notre Luminaire a rendu son propre jugement. J’aimerai que vous l’expliquiez. — C’est… difficile à dire, Chef de clan. Mais Dadab mentait. Il savait trop bien qu’un des symboles signifiait « Intelligence. », un autre « Association. », et le troisième « Interdit. » Et le quatrième, celui qui clignotait du jaune au bleu sur la pointe du diamant… Dadab ce racla nerveusement la gorge. — Si vous avez une bibliothèque, je devrais… — Nous n’en avons pas. Maccabeus fixait Dadab. Un des nombreux éléments que les Sangheilis n’ont pas jugé bon de nous donner. J’ai peur de devoir compter sur votre avis d’expert. — Bien alors. Laissez-moi voir… Dadab examinait calmement les glyphes. Mais il tremblait intérieurement de peur. Il sait ! Il sait tout ce que j’ai fait ! Et ceci est juste un piège pour que je me confesse ! Mais une petite partie encore rationnelle du cerveau du Diacre suggérait qu’il était possible que le Chef de clan n’avait vraiment aucune idée de ce que signifiaient les glyphes, en particulier celui qui clignotait avec tant d’insistance. C’était un symbole ésotérique que seuls certains prêtres San’Shyuums et certains séminaristes Unggoys super performants auraient pu reconnaître. Et si Dadab n’avait pas été aussi effrayé il aurait été surpris lorsqu’il annonça : — Bien sûr ! Comment ai-je pu être si stupide ? Ces Luminations suggèrent un Oracle ! Maccabeus se recula de la balustrade. Les phéromones de Tartarus et de Vorenus s’échauffèrent. Les autres Jiralhanaes détournèrent leur regard de leur station de travail et jetèrent des regards furtifs sur le socle holographique. Mais personne ne parla, et pendant longtemps, le pont baigna dans un silence respectueux. — Vraiment ? Dit Maccabeus dans un chuchotement rauque Un reliquaire et un Oracle ? — Qui d’autre que les Dieux aurait laissé sous protection un trésor si magnifique ? répondit Dadab. — Sage observation, Diacre. Maccabeus déplaça sa main velue de poils d’argent et la plaça sur la tête de Dadab. Avec un simple mouvement 181

de ses doigts, le Jiralhanae aurait pu écraser le crâne du Unggoy. Mais Dadab espérait que ce geste soit juste un signe d’appréciation de la part du Chef de clan pour son assistance en tant que pasteur auprès des Unggoys du croiseur et en tant que traducteur pour son précieux Huragok. À cet instant toutes les peurs de Dadab s’évanouirent. — Frères ! cria Maccabeus, se tournant pour faire face à son équipage. Nous sommes bel et bien bénis ! S’éloignant du socle, le Chef de clan pencha sa tête dégarnie en arrière et hurla. Instantanément, les autres Jiralhanaes joignirent leurs voix à son cri, créant ainsi un chœur de jappement joyeux faisant vibrer le pont et se réverbérant dans le puits central du Rapid Conversion. Mais il y avait un membre de l’équipage qui n’y participa pas. — Es-tu sûr ? demanda Tartarus, plissant les yeux sur les arcs attachés au-dessus de la planète, ce n’est pas une plateforme d’armement ? La dynamique n’est pas prise en compte dans nos analyses. Étant donné leur taille il pourrait s’agir d’immenses missiles. Les hurlements de la meute s'estompèrent. Mais Tartarus persistait, inconscient de ce silence inconfortable : nous devrions le détruire ainsi que tous les contacts à proximité. Nos lasers devraient être suffisants. Pas besoin de leur montrer que nous avons des canons. Faire défaut dans la participation aux hurlements était un défi direct pour la dominance de Maccabeus. Dans sa vie, le Chef de clan avait fait couler le sang pour moins que ça. Mais il était parfaitement calme et se tourna de manière à faire face à son neveu. — Tes soupçons conviennent bien à ton poste. Mais nous avons maintenant un témoignage tangible de divinité. Maccabeus laissa un peu de temps à Tartarus pour s’éloigner du socle, regardant son Chef de clan dans les yeux, et réalisant l’étendue de son insubordination, sa périlleuse position. S’il y a un Oracle sur ce monde, neveu, devrions-nous répondre à cet appel de paix par la violence ? — Non, mon Oncle. Tartarus répéta, non, Chef de clan. Maccabeus écarta ses narines. L’odeur de colère du jeune Jiralhanae s’estompait, et ses glandes sécrétaient maintenant l’indubitable odeur de soumission. — Alors, laissons nos armes rangées. Le Chef de clan plaça ses deux pattes sur les épaules de Tartarus et le secoua amoureusement. Nous ne devrions pas donner de raison à ces étrangers de nous craindre. Pas besoin de cacher ce que nous cherchons. Après cela, le Chef de clan entama un nouveau hurlement. Cette fois Tartarus le rejoignit rapidement, et avant même que Dadab ne s’en rende compte, il était en train de crier avec eux, ses minces lèvres se plissant dans son masque. Le Diacre n’était pas assez sot pour croire qu’il était devenu, en quelque sorte, un membre de l’équipage. Il serait toujours à part. Mais il était le Diacre du croiseur, et c’était un motif de célébration. Malgré tout 182

ses faux-pas, et en opposition à ses peurs, Dadab avait finalement trouvé sa vocation, son cabinet, et son troupeau.

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Chapitre 15 HARVEST, 11 FÉVRIER 2525

Avery avait toujours préféré agir avant les premières lueurs du jour. Il y avait quelque chose dans l’inévitable lever de soleil qui stimulait ses sens, le rendait plus vigilant. Respirant l’air frais d’une journée qui serait chaude et humide, Avery se demandait si les extraterrestres partageaient son point de vue. Expirant, il espérait que non. Aujourd’hui était supposé être une rencontre pacifique. Mais au cas où les choses se passeraient mal, Avery voulait avoir tous les avantages possibles de son côté. — Tu es fatigué Osmo ? — Non Sergent-Chef. — Tu continues de bâiller comme ça et je t’enlève de la ligne. — Oui Sergent-Chef. La milice était rassemblée dans les jardins botaniques de Harvest, le plus grand parc de la planète après le centre commercial d’Utgard. Situés à environ cent cinquante kilomètres au sud-est de la capitale, les jardins étaient l’endroit le plus isolé, mais néanmoins majestueux, que le Lieutenant-Commandant al-Cygni avait pu trouver. Si cela dépendait d’Avery uniquement, il aurait déplacé la rencontre plus loin, pas seulement d’Utgard, mais de n’importe quelle zone d’habitation. Mais le Gouverneur Thune était prêt à prendre le faible risque d’observation civile en faveur de la grandeur théâtrale qu’il estimait nécessaire pour la première rencontre officielle humaine avec des extraterrestres. Et Avery devait l’admettre : les immenses jardins étaient magnifiques. Le parc composé de trois niveaux descendait vers le Bifrost. Le plus bas niveau du parc était une large pelouse coupée rase qui poussait jusqu’au bord du précipice. Là, le Bifrost se bombait en un promontoire peu commun, un éperon de calcaire balayé par les vents qui offrait une vue panoramique de la plaine d’Ida. Au nord du promontoire se trouvait une spectaculaire cascade, l’abrupte fin de la rivière Mimir qui provenait des régions montagneuses de Vigrond et changeait de direction juste au sud d’Utgard. Les eaux claires de Mimir se déversaient de l’escarpement vers la sombre et lente Slidr : un fleuve qui suivait les contours du Bifrost et se jetait dans la mer du sud de Harvest. Se tenant au milieu du plus bas niveau, Avery ne pouvait pas voir les chutes derrière un bosquet de magnolias, mais il pouvait les entendre : l’eau s’écrasant sur les rochers comme le grondement incessant du 184

tonnerre, réveil d’un monde pas encore conscient du danger qui le menaçait. Avery scruta les visages de l’escouade Alpha du 1er peloton. Les douze recrues se tenant en deux lignes, une de chaque côté d’un grand « X » de lumières d’atterrissage. Les balises brillantes servaient de confirmation visuelle des indications que les JOTUNs multitâches de Mack avaient gravées dans la coque du cargo. Les treillis vert terne des recrues avaient été repassés peu de temps avant et leurs chaussures cirées, ce qui n’étaient pas le genre de chose à faire s’il voulait se mélanger avec la verdure environnante. Mais Avery savait que tout cela faisait partie du plan d’al-Cygni : faire que les extraterrestres se sentent bienvenus, mais aussi leur faire voir exactement à qui ils avaient à faire. Osmo mit sa main sur sa bouche étouffant un autre bâillement. Lui et les autres recrues avaient passé la majorité de la nuit debout, aidant Avery et Byrne à cacher du matériel de surveillance dans les arbres : des douzaines de petites caméras et même quelques unités compactes ARGUS. — C’est bon, recrue. Sortez du rang. Avery pointa du doigt les magnolias bordant la limite nord de la pelouse. Cachés dans les rochers moussus et les fougères entre les arbres et la rivière se trouvait les renforts de A/1 : Stisen et le reste des recrues de A/2. — Mais Sergent-Ch… — Mais quoi ? Les épaisses joues d’Osmo tressaillirent. — Cette recrue veut rester avec son escouade. Osmo resserra sa prise sur la bandoulière de son MA5, tirant son fusil contre son dos. Il veut faire son devoir ! Avery fronça les sourcils. Moins de quarante-huit heures étaient passées depuis l’exercice au complexe du réacteur, depuis que le Capitaine Ponder avait révélé les nouvelles de l’arrivée des extraterrestres. Il avait expliqué les choses, simplement et clairement, en plein au milieu du diner victorieux des recrues : des extraterrestres hostiles avaient découvert Harvest et c’étaient à la milice de s’occuper de la situation jusqu’à ce que les renforts arrivent. La cantine de la garnison était devenue tellement calme si rapidement que Avery pensait que les recrues étaient sur le point rendre la fuite, de déserter sur le champ. Mais dans le silence de stupéfaction qui suivit l’annonce de Ponder, personne ne bougea. Finalement, le Capitaine demanda si les recrues avaient des questions. Stisen avait été le premier à lever sa main. — Nous sommes les seuls à le savoir, monsieur ? — À peu près. — Pouvons-nous le dire à nos familles ? — J’ai bien peur que non.

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— Vous voulez que l’on mente. Stisen avait jeté un coup d’œil dans la cantine. Comme vous nous avez menti. Ponder tendit un bras pour bloquer Byrne sur son siège. — Si nous vous avions dit la vérité, que nous nous attendions à des extraterrestres et non pas des Intras, cela aurait-il fait une différence ? Le Capitaine attira l’attention d’autant de regards méfiants qu’il pouvait. Auriez-vous refusé de servir ? Vos familles et vos voisins n’en sont pas moins en danger. Vous êtes la seule protection qu’ils ont. Puis hochant la tête vers ses Sergent-Chefs : nous vous avons entrainé. Vous êtes prêt. Dass fut le suivant à se lever. — Pour quoi monsieur ? Exactement. Ponder fit signe à Healy d’éteindre les lumières et d’allumer un vidéoprojecteur fixé sur le mur. — Je vous dirai tout ce que nous savons. Le Lieutenant-Commandant avait réalisé un bon briefing et les recrues étaient un public attentif, particulièrement pendant le visionnage du combat d’Avery dans le cargo grâce à la caméra de son casque. Byrne resta stoïque en revoyant un des extraterrestres en combinaison pressurisée planter sa lame rose dans sa cuisse. Avery fit de même quand il se vit lever son pistolet M6 vers le menton d’un autre extraterrestre et exploser son cerveau à l’intérieur de son casque. Alors que les images le montraient s’élançant dans le cordon à la poursuite du chef extraterrestre qui battait en retraite, Avery remarqua que les recrues regardaient et acquiesçaient entre eux. Avery ne s’était pas attiré la moindre Bravoure pour ses actions. Et après réflexion, il savait qu’attaquer le vaisseau extraterrestre avait été extrêmement dangereux. Une partie de lui espérait qu’al-Cygni avait inséré toute la vidéo, montrant l’explosion de méthane et la course folle d’Avery pour fuir la boule de feu, si cela pouvait prouver aux recrues que parfois la prudence était la meilleure partie de la Bravoure. Mais à la place, la dernière image figée était celle du vaisseau extraterrestre explosant en morceaux alors que le vaisseau du Lieutenant-Commandant s’éloignait du vaisseau-cargo, une victoire finale qui fit parcourir un murmure d’excitation parmi les recrues lorsque Healy ralluma les lumières. C’est seulement plus tard, quand la cantine fut vide et que les Sergent-Chefs et le Capitaine avaient réfléchi à la meilleure façon de sécuriser les jardins, que Avery réalisa pourquoi les recrues avaient été si optimistes : la présentation avait prouvé que les extraterrestres pouvaient être battus, qu’avec quelques balles bien placées Harvest pouvait être sauvée. Et si les recrues avaient confiance en leur entrainement, ils savaient qu’ils pouvaient au moins viser et tirer avec un fusil. Malheureusement, certaines recrues étaient moins confiantes que d’autres. Et alors qu’Osmo eu un frisson de nervosité, Avery mit une main sur l’épaule de la recrue et l’accompagna vers les arbres. 186

— Nous devons faire une bonne impression, compris ? — Oui Sergent-Chef. Avery lui donna une tape dans le dos accélérant sa retraite. — Très bien alors, vas-y. Alors que la recrue déçue courait vers le nord, la voix de Jenkins craqua dans l’oreillette d’Avery. — Forsell a un contact thermique. En l’air à dix heures. Avery regarda le ciel à l’ouest. Mais il ne pouvait rien voir à l’œil nu. — Combien ? — Deux, répondit Jenkins. Voulez-vous qu’on les marque ? Sur les ordres d’Avery, les tireurs du 1er peloton avaient pris position dans une serre fleurie à la limite est des jardins, un bâtiment blanc curviligne qui aurait bien été à sa place dans un parc européen au dixneuvième siècle. Ce qui avait dû être une charpente en fonte était maintenant un treillis en titane et des milliers de vitres en plastique incassables. Mais à cheval sur le plus haut niveau des jardins, la serre semblait aussi imposante que ceux qui l’avaient inspirée. — Négatif, répondit Avery. Ils seront bientôt là. Les tireurs étaient accroupis sur un balcon qui longeait le dôme elliptique au centre de la serre et continuait le long des toits des deux ailes, leur donnant une excellente vue des jardins et du ciel au-dessus. Les jumelles de Forsell étaient équipées d’un laser qui pouvait marquer les deux contacts et générer des données télémétriques. Mais encore une fois le Lieutenant-Commandant al-Cygni avait été très clair : les soldats et les recrues devraient le plus possible restreindre leurs mouvement, les extraterrestres pourraient les considérer comme hostiles. Tirant sur le canon de son fusil, Avery se demandait encore combien de points communs lui et les extraterrestres avaient, s’ils montraient les mêmes restrictions. — La compagnie est en route Capitaine, grogna Avery dans son micro à la gorge. Comment est notre périmètre ? — L’escouade Charlie n’a signalé aucun problème, répondit Ponder. C/1 et C/2 étaient respectivement déployés à la porte principale des jardins et aux sorties vers l’autoroute d’Utgard. Les soldats ne s’attendaient pas à beaucoup de trafic, c’était mardi et les jardins étaient surtout une destination pour le weekend, mais il suffirait juste d’une seule berline d’un amateur de plantes matinal pour ruiner le secret de la rencontre. Ou pire, répandre une panique prématurée. — Et notre comité d’accueil ? demanda le Capitaine. Avery jeta un coup d’œil aux recrues restantes de A/1. — Prêt à y aller, monsieur. — Gardez-les au calme, Johnson. Les armes sécurisées et à l’épaule. — Reçu. Pendant de longues secondes, il n’y eut pas d’échanges sur le réseau COM alors que tous ceux rassemblés dans les jardins prenaient de 187

profondes inspirations. Avery écoutait les flots de Mimir plonger dans la cascade. Le bruit des chutes couvrait tout sauf les oiseaux les plus enthousiastes, qui commençaient juste leur chant matinal dans les magnolias. Comme la flore exotique de la serre, les oiseaux étaient importés, des étourneaux et d’autres espèces résistantes amenés sur Harvest pour aider à maintenir la population d’insectes essentielle à la planète. Lentement, les cris des oiseaux furent recouverts par un sifflement rythmé qui augmenta en intensité jusqu’à même surpasser le puissant grognement de la Mimir. Avery plissa les yeux vers le ciel sous la visière de sa casquette militaire. Dans la brume bleue qui s’éclaircissait, il vit deux sombres ombres l’une derrière l’autre, comme des requins rôdant dans les basfonds d’une mer déchainée. — Sergent-Chef… commença Jenkins. — Je les vois. Avery ajusta sa casquette sur son front. Escouade ! Tenez-vous prêt ! Alors que A/1 se préparait, une paire de vaisseaux extraterrestres émergea de la brume. D’une coque métallique violet écarlate, ils descendirent vers le Bifrost et entamèrent alors un large cercle autour des jardins. Les vaisseaux en forme de fourche faisaient penser à Avery à deux remorques liées à une même cabine, mais en inversant les rôles. Contrairement à la majorité des vaisseaux humains, les cabines des vaisseaux de largage se situaient à l’arrière. Avery pouvait voir un unique canon suspendu sous la cabine. Le vaisseau n’avait ni moteur ni propulseur. Mais alors que les premiers vaisseaux de largage finissaient leur premier tour et qu’un décèlerait au-dessus du promontoire, Avery remarqua l’ondulation qui englobait le vaisseau et supposa qu’elles devaient dépendre d’une sorte de bouclier anti-gravité pour l’élévation et la propulsion. — Reculez ! cria Avery lorsque le vaisseau plongea vers la pelouse. Il aura besoin de plus de place ! Les recrues firent marche arrière bien plus rapidement que ne le permettrait la convenance et le vaisseau de largage plana pour s’arrêter juste au-dessus du X éclairé. Les balises vacillèrent et s’éteignirent alors que les herbes se couchèrent sous la pression du bouclier invisible. Des frissons sur la peau, Avery regarda l’eau se condenser contre le bouclier révélant sa forme d’œuf pour ensuite tomber en une fine pluie lorsqu’il fut désactivé. La cabine arrondie du vaisseau se posa au sol, mais ses deux compartiments restèrent en l’air parallèle au sol. — En formation ! Grogna Avery et les recrues de A/1 revinrent en position : deux lignes, chacune d’un coté de la zone d’atterrissage. Peu de temps après, la partie inférieure d’un des compartiments bascula pour s’ouvrir. L’intérieur du vaisseau était sombre et il fallut un moment à Avery pour distinguer les trois extraterrestres de leur environnement. 188

Cela venait en partie des armures des créatures qui brillaient avec le même éclat terne que les ceintures métalliques qui les tenaient droits et en sécurité. Mais c’était également du fait que ces extraterrestres ne ressemblaient en rien à ceux que Avery avait combattus dans le vaisseaucargo. Les derniers dont se souvenait Avery étaient des reptiles bipèdes ; ceux-ci, qui se libéraient maintenant de leur harnais, ressemblaient à l’improbable progéniture d’un gorille et d’un grizzly ; des géants hirsutes avec des épaules aussi larges qu’un humain moyen était grand et des poings qui pouvaient facilement faire le tour de la tête d’Avery. — Monsieur ? Malgré l’humidité dans l’air, Avery sentit sa bouche s’assécher. Ce n’est pas à quoi nous nous attendions. — Expliquez-vous, répondit Ponder. — Ils sont plus gros. Avec des armures. — Des armes ? Avery remarqua des pointes tranchantes ressortant des plaques métalliques renforçant la poitrine, les épaules et les cuisses des extraterrestres. Elles devaient être mortelles dans un combat rapproché. Mais chaque extraterrestre avait aussi une grosse arme à canon court accroché à sa ceinture. Au premier coup d’œil Avery pensa qu’ils portaient également des couteaux, mais il réalisa ensuite les lames en demi-lunes qui étaient accrochées aux armes comme des baïonnettes ; pointues pour poignarder et incurvés pour couper. L’extraterrestre que Avery détermina être le chef, celui avec l’armure dorée et un casque avec une crête en forme de V qui partaient vers l’arrière de sa tête comme deux lames dentelées, portait un objet en plus : un marteau avec une longue poignée et une tête en pierre qui devait être au moins aussi lourde que Byrne. — Des gros pistolets, répondit Avery. Et un marteau. — Répétez ? — Un marteau géant monsieur. Sur leur chef. Ponder prit un moment pour laisser passer ça, puis : — Autre chose ? Alors que l’extraterrestre à l’armure dorée s’avançait vers le bord du compartiment, ses narines se dilatèrent. Il tira brusquement son menton vers les arbres, directement vers la cachette de A/2, et son garde en armure bleue montra ses dents surdimensionnées, reconnaissant l’odeur humaine dans un grognement de méfiance. — On aurait dû faire un barbecue… murmura Avery. — Répétez ? — Ils ne sont pas végétariens, monsieur. Vous devriez peut-être changer le menu. Il y eu une pause tandis que Ponder relaya l’information au Lieutenant-Commandant al-Cygni et au Gouverneur Thune. — Pas le temps pour ça Johnson. Faites-les venir. Avery n’était pas au courant de toutes les discussions d’al-Cygni et Thune sur le protocole, tout ce qu’ils avaient décidé pour mettre leurs 189

visiteurs à l’aise. Mais Jilan lui avait dit que le premier vaisseau-cargo que les extraterrestres avaient attaqué transportait des fruits et qu’elle et Thune étaient d’accord sur le fait que plus de produits feraient un bon cadeau d’accueil. Sur Harvest, dans un contexte agricole, une offrande de fruits et de légumes représentait symboliquement la paix. Et cette offre, partager l’abondance de la planète, avait servi de base pour les gravures de Mack. Mais maintenant, regardant le physique carnivore des extraterrestres et leurs armes brutales, il était clair pour Avery qu’ils n’avaient pas atterri à la surface en espérant trouver une bonne salade de fruits. Ils voulaient quelque chose d’autre. Et ils semblaient prêts à tout pour le prendre. Avery s’avança vers le vaisseau de largage et s’arrêta à quelques mètres en face de l’extraterrestre en armure dorée. L’imposante bête fronça ses yeux jaunes. — Dass, viens vers moi, dit Avery. Doucement et tranquillement. Le leader de l’escouade A/1 sortit de la formation et marcha lentement aux côtés d’Avery. Se déplaçant volontairement doucement, Avery prit son BR55, sortit le chargeur, tira sur la culasse pour enlever une balle de la chambre et donna l’arme et ses munitions à Dass. L’extraterrestre cligna des yeux alors qu’il regardait chaque étape du déchargement de l’arme. Avery tendit ses mains vides concluant l’exercice : OK, pensa-t-il, à toi maintenant. Avec une expiration bourrue, l’extraterrestre à l’armure dorée agrippa son marteau derrière la tête. Il fit glisser l’arme par-dessus son épaule et la tendit alors au plus petit de ses gardes en armures bleues. L’autre extraterrestre semblait réticent à prendre l’arme et il le fit seulement après que le chef lui lâche un aboiement vigoureux. Puis imitant Avery, il déplia ses pattes poilues, révélant des ongles noirs et pointus. Avery acquiesça. — Dass. Recule. Alors que le leader d’escouade reprenait sa place en formation, Avery plaça une main sur sa poitrine puis indiqua la serre. Al-Cygni l’avait encouragé à éviter au maximum les gestes de la main, et leurs insultes sous-entendues. Mais Avery n’avait pas eu besoin d’être convaincu. Il était assez sûr que les extraterrestres étaient déjà offensés par ce que lui et Byrne avaient fait à leur premier vaisseau et son équipage et il savait que faire des signes avec ses bras et malencontreusement signifier l’équivalent d’un « allez vous faire voir » n’atténuerait pas leur rancœur. Il continua donc de doucement poser sa main sur la poitrine et d’indiquer la serre jusqu’à ce que l’extraterrestre saute du compartiment, faisant trembler l’herbe et enfonçant le sol d’une quinzaine de centimètres. Les miliciens se tenant de l’autre côté du vaisseau, qui n’avaient pas encore vu les extraterrestres, firent un pas de recul nerveux. Quelques-uns semblaient prêts à détaler dans les bois.

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— On se calme, grogna Avery dans son micro au même moment où les gardes en armures bleues sautèrent au sol dans un bruit fracassant. Maintenant que tous les trois étaient dehors et correctement éclairés, Avery remarqua qu’ils avaient chacun des couleurs de fourrure différente qui ressortaient à travers des brèches de leur armure. Le pelage du leader était gris clair, presque argenté. Un des gardes avait une fourrure marron foncé et l’autre brune. Ce second garde était en fait un peu plus grand que le chef et plus musclé, bien que Avery sut que c’était un peu comme comparer deux types de chars de guerre : un est plus lourd que l’autre, mais les deux n’auraient aucun mal à écraser les recrues de A/1. Mais pour le moment les créatures semblaient de bonne volonté. Le leader plaça une patte poilue sur sa poitrine et pointa Avery puis la serre. Avery acquiesça et rapidement l’improbable groupe de quatre personnes marchait à travers la pelouse vers un escalier en granite qui menait au niveau central des jardins, Avery en tête suivi de l’extraterrestre en armure dorée puis ses deux gardes. — Nous sommes en route, murmura Avery dans son micro. Jusque là tout va bien. En haut de l’escalier, un chemin dallé tournait à l’est à travers un verger de cerisiers en fleur et de poiriers. Les arbres avaient été en fleur depuis des semaines et leurs fleurs avaient commencé à tomber sur les pierres taillées du chemin. Alors que les extraterrestres avançaient d’un pas lourd les pétales roses et jaunes collaient à leurs gros pieds nus, créant de plus grands trous dans le tapis de fleurs déjà inégal. Malheureusement, la douce odeur de décomposition des pétales masquait trop peu l’odeur musquée des extraterrestres. La puissante odeur mettait Avery sur les nerfs et il se demanda ce que les unités ARGUS en feraient. À mi-chemin d’un autre escalier menant à la serre, le chemin s’élargit pour s’adapter à une fontaine rectangulaire de plain-pied. Ces jets avaient une minuterie automatique et s’étaient déjà activés. Pour le moment, l’eau peu profonde était calme et alors que Avery guidait le groupe le long du bord sud de la fontaine il vit le second vaisseau de largage extraterrestre se refléter dans l’eau froide et claire, qui faisait toujours de grandes boucles au-dessus des arbres. Le vaisseau se déplaçait plus lentement maintenant et Avery eut du mal à différencier son sifflement dû à son déplacement des tourbillons de la rivière. En montant le second escalier, Avery vit les escouades Bravo des deux pelotons alignés en quinconce devant la serre. Entre eux et l’escalier, au milieu de la pelouse du plus haut niveau, se trouvait une grande table en chêne couverte d’une nappe blanche bien repassée et surmontée d’un généreux panier de fruits. Avery fit quelques pas vers la table puis se tourna vers les extraterrestres, les paumes levées pour leur signifier de s’arrêter. Mais les bêtes en armures s’étaient déjà arrêtées. Tous les trois regardaient l’entrée à pignon de la serre, d’où la délégation

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humaine venait de sortir : Thune, Pedersen, Ponder et al-Cygni avec le Sergent-Chef Byrne fermant la marche. Pedersen portait son habituelle tenue en lin grise alors que le Gouverneur arborait une variante jaune sur blanc du costume qu’il avait porté pour la fête du solstice. Comme d’habitude, la masse du Gouverneur tendait les coutures de son costume, ce qui le faisait plus ressembler au fermier s’enrichissant qu’il était plutôt qu’au puissant politicien pour qui il espérait passer aux yeux des extraterrestres. Mais malgré le pincement du tissu, Thune s’avança gonflant la poitrine et mettant les épaules en arrière à un rythme qui impliquait qu’il n’était pas plus effrayé par le trio en armure que par un groupe de parlementaire de Harvest. Le Capitaine et le Lieutenant-Commandant portaient tous les deux des uniformes avec une casquette, en bleu Marine du Corps des Marines pour lui et elle tout en blanc. Dans un effort pour aider les extraterrestres à différencier les genres, al-Cygni avait opté pour une robe descendant jusqu’aux genoux. Comme Avery, Byrne portait un treillis de combat et le même regard sombre en cas d’imprévus : ils ne sont pas les ennemis que nous attendions. Les yeux bleus du grand irlandais lançaient de rapides regards de tous les côtés alors qu’il essayait d’évaluer les armes et les armures des extraterrestres. — Merci Sergent-Chef, dit Thune. Je m’en occupe à partir de maintenant. — Oui monsieur. Avery tourna les talons et marcha vers l’avant de la table, où il croisa Jilan. Byrne prit le coin nord-ouest au côté de Ponder. Pedersen s’avança entre Thune et la table, une grande tablette COM glissée sous son bras. — Bienvenue sur Harvest ! s’écria Thune en souriant. Je suis son dirigeant. Il tapa sur sa poitrine. Thune. L’extraterrestre en armure dorée souffla quelque chose. Mais il ne fit aucune indication si c’était son espèce, son rang ou son nom, ou peut être qu’il voulait simplement que le Gouverneur continue son incompréhensible introduction. Malgré la barrière de la langue, al-Cygni avait pensé qu’il serait sage d’au moins tenter une communication orale, ne serait-ce même que pour obtenir un enregistrement du langage extraterrestre afin d’en faire une analyse plus tard. Thune avait insisté pour toujours avoir la parole et bien que Lieutenant-Commandant n’ait pas désapprouvé, elle avait eu du mal à expliquer que la brièveté était le plus important. La pire chose que pouvait faire Thune était de les énerver en parlant trop. Le Gouverneur attendit, donnant une chance à leur chef de parler pour eux. Mais il ne dit rien. Thune allait se lancer dans une autre longue présentation quand al-Cygni toussa. Avery savait qu’il était devenu très clair pour Jilan comme pour lui que les extraterrestres n’étaient pas très patients. Pendant que celui en armure dorée avait eu la discipline de rester concentré sur Thune lorsqu’il parlait, sa fourrure avait commencé à 192

se hérisser. Et Avery ne pouvait en être sur, mais le plus petit garde semblait bien plus virulent. Thune lança un regard ennuyé à al-Cygni, mais il fit signe à Pedersen de s’avancer. Le Procureur Général tira la tablette COM de sous son bras et la tendit aux extraterrestres. Un instant plus tard, une version symphonique de l’hymne de Harvest sortit des haut-parleurs de la tablette et une vidéo de présentation remplit l’écran. Avery avait vu la présentation la nuit précédente ; une variante de l’introduction officielle de la planète qu’il avait vue durant sa première descente depuis Tiara. Bien que celle-ci ne contenait pas les commentaires de Mack, elle contenait des images bucoliques similaires : des JOTUNs au travail dans les champs, des chariots chargeant la production dans des conteneurs, des familles profitant de leur repas, un montage d’extrait qui donnait une bonne idée de la vie sur Harvest tout en évitant de donner le moindre indice qu’il puisse y avoir d’autres mondes comme ça. La présentation continua un petit moment. Mais Avery savait que ce n’était pas réellement au bénéfice des extraterrestres. À un moment, Mack qui contrôlait tout le matériel de surveillance via un puissant relais caché dans la serre, commença à manipuler la vidéo pour tester la réaction des extraterrestres. Est-ce que la vue de JOTUN les impressionnait ? Et si oui, comment le manifestaient-ils avec leur corps ? Avery avait travaillé avec assez d’officiers de l’ONI pour savoir à quel point ils se démenaient pour récupérer les bonnes informations et il était sûr que Jilan avait donné à l’IA une longue liste de questions. Mais alors que Avery regardait le second vaisseau faire un autre passage autour des jardins disparaissant brièvement derrière les arbres au nord avant de réapparaitre, il se demanda combien de temps al-Cygni allait laisser durer l’expérience. Après que les extraterrestres commencèrent à remuer dans leur armure au bout de cinq bonnes minutes, elle refit nonchalamment son petit chignon qui tenait ses cheveux noirs au-dessus de sa nuque : un signal discret pour Mack qui regardait à travers les caméras signifiant qu’il devait couper la vidéo. Un moment plus tard, l’hymne de Harvest qui passait en boucle diminua mettant fin à la présentation. Pedersen glissa à nouveau la tablette COM sous son bras. L’extraterrestre en armure dorée grogna en direction de son plus petit garde, qui tira de sa ceinture un petit morceau de métal carré. Le chef prit le morceau et la tendit à Thune. Souriant poliment, le Gouverneur étudia l’offre. Un instant plus tard, il se tourna vers son Procureur Général en souriant. — Regardez ça Rol. Vous voyez le dessin ? Exactement comme on a fait sur le cargo ! — Je pense que c’est un morceau du cargo. — Mais regardez ce qu’ils ont gravé. Pedersen tendit le cou vers le morceau. 193

— Ils veulent marchander. — Exactement ! — Gouverneur, dit Jilan. Si je peux me permettre. Thune recula vers la table et passa le morceau à Jilan. Avery regarda par-dessus son épaule pour aussi jeter un coup d’œil. C’était en effet un morceau de la coque en titane du vaisseau-cargo, un carré parfait nettement coupé. Le dessin était surmonté par deux croquis, tous deux gravés et plus réalistes que ceux que Mack avait faits. Un était clairement l’extraterrestre à l’armure dorée ; il portait son marteau dans le dos et portait un casque avec la même crête en V. L’humain semblait être un mâle, mais cela aurait pu être n’importe qui. À la surprise d’Avery, l’homme offrait ce qui semblait être un gros melon avec une peau panaché. Thune avait dû faire le même lien, car il fouilla au fond du panier et en sortit un gros cantaloup parfumé. Avec un sourire encore plus large, il emmena le fruit à l’extraterrestre en armure dorée et lui présenta le fruit avec un salut. — Je vous en prie, prenez-le, dit le gouverneur. Nous pouvons vous en donner beaucoup plus. L’extraterrestre agrippa le cantaloup et le sentit avec précaution. Alors que thune commença à exposer les vertus du commerce entre les espèces, Jilan retourna le morceau de métal. Avery vit sa nuque nue se raidir. — Gouverneur ils ne veulent pas de nourriture. — N’en soyez pas si sûre Commandant. Je crois que celui-ci va en prendre un morceau. — Non. Jilan garda le même ton. Regardez. Ce que fit Avery. De l’autre côté du morceau de métal se trouvait une magnifique vue du melon, dont il réalisait maintenant que c’était une carte de Harvest centré sur Utgard. Ce que Avery avait pris pour des caractères étaient en fait les détails de la surface : lignes de MagLev, routes et contours des agglomérations majeures. Les extraterrestres avaient fait une surveillance complète et avaient aussi ajouté des sortes de notes. Des symboles fleuris étaient éparpillés tout autour de la planète. Tous les symboles étaient identiques et consistaient en deux cercles concentriques en filigrane avec des courbes se rejoignant. Avery n’avait aucune idée de ce que signifiaient les symboles, mais ce n’était pas le plus important. Jilan exprima sa propre explication : — Ils recherchent quelque chose de spécifique. Quelque chose qu’ils pensent qu’elle leur appartient. Faisant de son mieux pour garder un sourire diplomatique Thune regarda le morceau que Jilan tournait et retournait. Gouverneur, murmura-t-elle. Ils veulent que nous leur donnions la planète entière. À ce moment, l’extraterrestre à l’armure dorée aboya et présenta le melon à Pedersen. 194

— Non, non. Le Procureur Général leva une main et fit un pas en arrière. Gardez-le. L’extraterrestre pencha la tête et aboya une nouvelle fois. Maintenant Avery était sûr que l’odeur musquée qui émanait du plus petit garde lorsqu’il soufflait était devenue plus forte. Avery fronça son nez alors qu’il se remplissait de l’odeur du vinaigre et du goudron. Il retint l’envie de sortir son pistolet M6 rangé à sa ceinture. À ce moment, une courte rafale retentit depuis le plus bas niveau des jardins. Avery ne savait pas si cela venait d’un tir lâché dû à la nervosité ou bien le début d’un combat. Mais dans le bref silence qui suivit, il entendit l’écho d’un hurlement guttural d’un extraterrestre provenant des arbres le long de la rivière. Après cela, tout se passa très vite. Le plus petit garde arracha le pistolet à sa ceinture avant que Avery ne puisse sortir son arme ou que Byrne ne fasse glisser son fusil de combat de son épaule. L’arme à lames mugit et une pointe de métal lumineuse, comme du magnésium enflammé, transperça la poitrine de Pedersen. Le Procureur Général lâcha le melon et sa tablette COM puis il tomba à genoux, la mâchoire s’ouvrant puis se refermant comme un poisson qui suffoquait. Il était le plus proche de l’extraterrestre en armure dorée, le malheureux dommage collatéral. Les Sergent-Chefs tirèrent à leur tour sur le garde le plus proche de leur position, Byrne le plus grand et Avery le plus petit. Mais leurs balles n’avaient aucun effet sur les armures des extraterrestres. En fait, ils ne les touchèrent jamais. Chaque balle était repoussée par un bouclier énergétique invisible qui les entourait et qui scintillait à chaque impact. — Au sol ! cria Avery à Thune alors que le plus petit garde lançait au chef son marteau. Puis il tacla Jilan, l’emmenant brutalement au sol. En un instant, le géant à la fourrure argentée avait le bâton audessus de sa tête, prêt à frapper quelqu’un. Thune aurait eu la tête décapitée si le Capitaine Ponder ne l’avait pas poussé de la trajectoire et pris le coup à sa place. Le marteau frappa le bras gauche prothétique du Capitaine et l’envoya tournoyer dans les airs. Il atterrit au nord de Byrne et glissa sur vingt bons mètres dans l’herbe couverte de rosée. Maintenant le plus petit garde avait sorti son pistolet à lames. Alors que la créature visait Avery, celui-ci serra fermement Jilan, protégeant son corps plus petit avec le sien. Il eut un moment pour repenser à ce qu’avait dit Ponder, qu’ils avaient bien entrainé les recrues qu’elles étaient prêtes pour la demi-seconde que le combat demandait pour choisir entre la vie ou la mort, quand il entendit le triple craquement aigu du BR55 de Jenkins. Le plus petit garde aboya de surprise quand une rafale percuta son casque, repoussant sa grosse tête en arrière. Puis tout ce que Avery put entendre fut le claquement des balles au-dessus de sa tête lorsque les vingt-quatre recrues de l’escouade Bravo ouvrirent le feu en mode automatique.

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Criblé de balles le plus petit garde chancela en arrière. Il remuait dans tous les sens comme s’il combattait un essaim d’abeilles invisibles. Puis dans un flash accompagné d’un puissant pop son bouclier énergétique s’effondra et son armure commença à relâcher de la fumée bleu vert et à étinceler lorsque des douzaines de balles de MA5 pénétrèrent ses plaques non protégées. Maintenant c’était au tour des extraterrestres de protéger un des leurs. Le chef se mit face à son plus petit garde tournant le dos à la serre. Son armure dorée devait avoir des boucliers plus puissants, car même les tirs concentrés des escouades Bravos ne réussirent pas à les abattre. Le plus grand garde lâcha un grognement tonitruant et balaya avec son pistolet les recrues du nord vers le sud, couvrant le chef qui aidait son compagnon blessé à descendre en boitant les escaliers menant au deuxième niveau. Avery ne savait pas exactement combien de recrues avaient été touchées le long de la serre, si leurs cris venaient d’une blessure ou bien d’un excès d’adrénaline. — Cessez le feu ! Cessez le feu ! cria Byrne. Les recrues tiraient directement au-dessus de sa tête et celle des autres. Certains de leurs tirs s’étaient un peu trop rapprochés. — Vous allez bien ? demanda Avery, se redressant sur ses poings audessus de Jilan. — Allez-y, dit-elle. Je vais bien. Mais elle semblait un peu effrayée. Comme l’autre jour à l’hôpital, c’était un moment de flottement pour son visage habituellement imperturbable. Cette fois-ci, Avery se contenta d’acquiescer. — Alpha un : retirez-vous ! cria Avery se relevant. Écartez-vous de ce vaisseau ! Avery pouvait entendre l’impulsion d’une arme à énergie et sut que la tourelle du premier vaisseau de largage s’était activée avant qu’il se tourne vers le sud où il vit des tirs de plasma bleu vif balayer la pelouse du plus bas niveau, couvrant la retraite des extraterrestres en armure. — Où vas-tu bon sang ? cria Byrne alors que Avery passa en courant. — À la rivière ! — Je viens avec toi ! — Négatif ! Attire la tourelle pendant que je la contourne ! — Bravo ! Bougez-vous ! hurla Byrne. Healy ! Ramène-toi ici ! Avery vit l’Infirmier militaire se précipiter de la serre derrière les recrues qui chargeaient et foncer vers Ponder, une trousse de soins à la main. Le Capitaine fit signe à Healy, le dirigeant vers le corps inerte de Pedersen. Puis Avery se rua vers la ligne d’arbres. — Stisen ! Au rapport ! cria-t-il dans son micro. — On essuie des tirs ennemis Sergent-Chef ! Des parasites distordaient la voix du chef de l’escouade A/2. Ici ! Par là ! Hurla-t-il à un de ses hommes.

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— Tenez bon ! Avery sauta par-dessus des rochers dans le niveau central des jardins. Je suis en route ! Avery courrait aussi vite qu’il pouvait enjambant les rochers et slalomant entre les cerisiers et les poiriers. En respirant du mieux qu’il put, il traversa les derniers branchages très fleuris et s’arrêta net, poussant son bassin en arrière et moulinant avec ses bras. S’il avait été plus rapide, il serait tombé dans la rivière. Ici à la limite des jardins, Mimir avait profondément creusé le Bifrost créant une série de bassins. Ces larges chaudrons de calcaire étaient remplis d’eau blanche qui devenait de plus en plus agitée au fur et à mesure que l’on s’approchait du haut des chutes. Alors que Avery reprenait son équilibre, le second vaisseau de largage plongea au-dessus de lui et vint se poser de l’autre côté du bassin le plus proche. Suivant la descente du vaisseau, Avery remarqua un autre gros extraterrestre qui sortait d’un bosquet de magnolias sur le plus bas niveau des jardins ; celui-ci était en armure rouge et avec une fourrure noire. Il portait aussi un pistolet à lames et utilisait l’arme pour protéger la retraite d’un groupe de créatures plus petites à la peau grise avec un sac à dos conique orange. Avery vit les flashes des canons des MA5 dans les arbres. Mais l’extraterrestre en armure rouge lâcha rapidement une salve de pointes brulantes pour calmer n’importe quelle recrue qui avait été assez courageuse pour riposter. Avery leva son pistolet et vida le chargeur. Il savait que ses balles ne traverseraient pas les boucliers de l’extraterrestre, mais tout ce qu’il voulait était d’attirer l’attention de la chose et l’empêcher de toucher une recrue. L’extraterrestre se tourna lorsque les tirs inoffensifs d’Avery étincelèrent contre son dos. Mais Avery courait déjà vers le sud à l’abri d’un rocher. Il rechargea et contourna la pierre espérant atteindre un des plus petits extraterrestres. Mais la plupart étaient déjà à bord du vaisseau de largage. Un trainard solitaire était justement en train de trébucher vers les arbres. Un de ces bras pendait sur le côté et semblait blessé. Avery était sur le point de l’achever quand l’extraterrestre en armure attrapa son compagnon blessé par la nuque, arracha son masque et le jeta dans un tourbillon. La créature coula sous la surface puis réapparut s’accrochant à une paire de tubes grésillant connectés à son réservoir, avant d’être emporté dans le bassin suivant et de tomber dans les chutes. Pendant que se déroulait l’inattendu fratricide, la tourelle rotative du second vaisseau entra en action et Avery se retrouva rapidement à plonger derrière le rocher pour éviter les tirs de plasma incessant. Les embruns de gaz ionisés contre le rocher firent grincer des dents Avery. Mais après quelques secondes, la tourelle s’arrêta de tirer. Avery entendit le gémissement des générateurs d’anti-gravités lorsque le vaisseau de largage partit dans le ciel. Quand il se relava derrière le rocher, tous les extraterrestres étaient partis. 197

— Ne tirez pas ! aboya Avery en s’approchant des magnolias de l’autre côté du bassin. J’arrive ! Derrière lui il pouvait entendre les détonations des fusils des escouades Bravo tirant sur le premier vaisseau qui s’envolait au-dessus des jardins. — Que s’est-il passé ? grogna Avery à Stisen alors qu’il s’approchait d’un regroupement des recrues du A/2. Les hommes étaient rassemblés parmi des rochers en granite recouverts de mousse. Les pierres étaient parsemées de trous qui contenaient des restes incandescents des pointes rougeoyantes d’un extraterrestre en armure rouge. De la fumée émanait de braises dans les fougères avoisinantes où quelques balles s’étaient perdues. — Qu’est-ce qu’il s’est passé ? répéta Avery. Mais ni Stisen ni une seule personne de son escouade ne dit un mot. La plupart d’entre eux ne se donnaient même pas la peine de croiser son regard. L’adrénaline d’Avery avait augmenté avec le combat et il était sur le point de perdre son calme avant de comprendre ce que regardaient les recrues. Il lui fallut un moment avant de reconnaitre que ce qui était rependu sur le granite était en fait le corps ravagé d’un être humain. Et ce n’est qu’après s’être agenouillé à côté du corps qu’il reconnut le visage rond et enfantin d’Osmo couvert par son propre sang. La recrue avait le ventre ouvert. — Je le lui ai dit : ne te rapproche pas de la pelouse. Stisen eut du mal à déglutir. Je ne voulais pas qu’il soit blessé. Avery serra les dents. Mais il savait que le chef d’escouade n’aurait pu en aucun cas anticiper que le second vaisseau ne les contourne, plus bas au-dessus de la rivière, et largue discrètement des renforts. — L’as-tu vu être touché ? demanda Avery. Stisen secoua la tête. — Non. — C’était un des petits, souffla Burdick. Ses yeux restaient fixés sur les organes sortant du ventre d’Osmo. Il l’a jeté au sol. Il l’a déchiqueté. — J’ai entendu son arme faire feu, dit Stisen. Mais c’était trop tard. Avery se releva. — D’autres pertes ? Encore une fois Stisen fit non de la tête. — Byrne. Je t’écoute, grogna Avery. — Le Capitaine est salement blessé. Les escouades Bravos ont trois blessés, un grave. Dass dit que ses hommes vont bien. — Thune ? — Pas très heureux. Pedersen est mort. — C’est bien ce qu’il me semblait. — On ferait mieux de s’en aller Johnson. Ces bâtards pourraient revenir.

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— Je suis d’accord. Avery baissa la voix. Je vais avoir besoin d’un sac. — Qui ? — Osmo. — Merde, cracha Byrne. Très bien. Je le dirais à Healy. Avery enleva sa casquette militaire et passa sa main sur son front. Regardant Osmo, il remarqua que la recrue tenait encore fermement son MA5 dans sa main droite. Le Sergent-Chef était content qu’il ait pu voir son assaillant et ait eu une chance d’ouvrir le feu. Le tir d’Osmo avait alerté ses compagnons du danger, sauvant leur vie même s’il avait perdu la sienne. Avery essaya de ne pas s’en vouloir pour ce qui venait de se passer. Comme Stisen, il pensait avoir fait ce qu’il fallait. Osmo était seulement la première recrue à mourir. Aussi fort qu’il espérait qu’il serait aussi le dernier, il s’arma de courage sachant que les extraterrestres venaient de commencer une guerre et qu’il y aurait bientôt beaucoup plus de pertes. Maccabeus lâcha son marteau et le laissa claquer contre le sol du hangar. C’était le Poing de Rukt, une vieille arme transmise de génération en génération par les chefs de meute du clan de Maccabeus. Il méritait un plus grand soin. Mais Maccabeus était trop inquiet au sujet de Licinus pour s’occuper des traditions. Ses ancêtres auraient compris. — Vorenus ! Dépêche-toi ! mugit-il, maintenant Licinus le plus droit possible. Le Spirit trembla violemment lorsqu’il s’élança dans le ciel voilé, et même le puissant chef eut des difficultés à tenir la masse inconsciente du membre de la meute blessé contre la paroi du hangar. Vorenus trébucha dans le hangar, portant un kit de soins portable. Il posa la boîte octogonale à côté du pied de Licinus puis le tint fermement pendant que Maccabeus attachait des bandes autour de ses jambes et ses bras. Le Spirit Sangheili avait des champs de stases pour garder leurs guerriers droits. Mais cette technologie avait aussi été interdite à Maccabeus et il devait donc faire avec des méthodes plus basiques. — Donne-moi une compresse ! Maccabeus enleva les plaques protégeant la poitrine de Licinus. Du sang rouge dégoulinait d’un trou en plein milieu. Une fois que la plaque fut retirée, il lissa la fourrure marron du membre de la meute blessé, examinant deux trous dans sa poitrine qui produisaient un petit sifflement. Les armes étrangères avaient perforé un des poumons de Licinus, l’obligeant à se dégonfler. Vorenus tendit à Maccabeus une fine bande maillée de couleur bronze. Correctement placée, la bande formerait un pansement partiel pour les blessures, permettant à l’air de s’échapper lorsque Licinus expirerait, mais l’empêcherait d’entrer quand il inspirerait ; tant que le poumon n’était pas trop abîmé, il pourrait se regonfler. La bande contenait aussi du coagulant qui garderait dans son corps le sang restant du jeune

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Jiralhanae. Quand ils seraient de retour sur le Rapid Conversion, Maccabeus laisserait le bloc opératoire automatique s’occuper du reste. Si nous arrivons à y retourner, grogna le Chef de clan à lui-même pendant que le Spirit vira brusquement vers tribord, exécutant une autre manœuvre d’évasion. Jusqu’à maintenant les étrangers n’avaient pas activé leurs défenses anti-aériennes, mais Maccabeus avait le sentiment qu’ils allaient le faire. Les armes d’infanterie des étrangers étaient assez rudimentaires, pas plus sophistiquées que celles des Jiralhanaes à l’époque de la rencontre religieuse avec le San’Shyuum. Mais ils devaient avoir des missiles ou d’autres systèmes d’armes cinétiques, ou bien leur planète serait sans défense. Et Maccabeus doutait que les étrangers soient aussi bêtes que ça. — Mon oncle ? Tu es blessé ? La voix de Tartarus gronda depuis l’unité de transmission de Maccabeus. — Non je vais bien. Le chef de la meute agrippa Vorenus par la nuque. Prends soin de lui, dit-il, en jetant un regard vers Licinus. Vorenus hocha la tête. — As-tu récupéré une relique ? demanda Maccabeus à Tartarus qui s’agenouillait et récupérait le Point de Rukt. — Non chef. Maccabeus ne put se retenir de souffler de colère. — Mais le Luminaire a montré des douzaines d’objets sacrés, tous à portée de main ! — Je n’ai rien trouvé à par leurs guerriers. Maccabeus prit la direction de la cabine du Spirit, sa main libre appuyée contre le mur du hangar pour garder son équilibre pendant que le vaisseau de largage continuait sa brusque ascension. — As-tu fait une recherche approfondie ? — Les Unggoys étaient trop empressés et ils ont rompu les rangs, grogna Tartarus. Nous avons perdu l’élément de surprise. — Diacre, aboya Maccabeus en baissant la tête pour rentrer dans la cabine. Dis-moi que tu as de meilleures nouvelles. Un autre Jiralhanae du nom de Ritul, qui était trop jeune pour avoir gagné son suffixe masculin « us », maniait les commandes de vol. Maccabeus aurait préféré un pilote plus expérimenté, mais avec en tout cinq Jiralhanaes sur les deux Spirits, il avait dû laisser un des membres de sa meute plus âgé et plus expérimenté à bord du Rapid Conversion en cas d’urgence. — Les détecteurs ont enregistré de grandes quantités de signaux pendant la rencontre. La voix feutrée de Dadab couina dans l’unité de transmission de la cabine ; il était resté sur le pont du croiseur. Le Luminaire a étudié les données et a donné son jugement. Puis après une pause : Un Oracle, juste comme nous nous y attendons ! — Que les Prophètes soient loués ! Où ? — Le signal émanait de la structure blanche en métal des jardins. 200

Si proche ! gémit le Chef de clan. S’il n’y avait pas eu les Unggoys, je pourrais avoir les yeux dessus ! Mais il réprima rapidement sa déception. Il savait que seuls les Prophètes avaient accès à l’Oracle sacré sur High Charity et que cela s’apparentait à de l’arrogance pour lui, convertit si récemment et si bas dans l’ordre religieux, de désirer une telle communion. Mais il n’y avait pas de faute à se sentir fier du message qu’il était maintenant contraint d’envoyer. — Faites passer le mot au Vice-Ministre, dit Maccabeus, gonflant sa poitrine dans son armure dorée. Le Reliquaire est encore plus important que ce à quoi nous nous attendions. Un second Oracle, un qui transporte la parole des Dieux eux-mêmes, a enfin été trouvé !

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Chapitre 16 HIGH CHARITY, HEURES DU DÉCLIN, 23E ÂGE DU DOUTE

La nuit était relativement calme dans le dôme principal de High Charity. La clameur rauque de la prière du soir venait de la masse de Unggoys rassemblés dans les bas quartiers, mais autrement, les tours supérieures étaient calmes. Le San’Shyuum qui considérait les tours flottantes comme son foyer préférait passer les heures entre le coucher du soleil et le lever du jour à se reposer ou à se recueillir. Mais pas ce soir, pensa Courage. La chaise du Ministre se tenait immobile entre deux barges antigravitationnelles vides, longeant lentement une des trois entretoises massives de soutien du Vaisseau-Clé Forerunner. L’éclairage en disque du dôme simulait le clair de lune en brillant d’une lueur faible, et ne faisait rien pour réchauffer l’air. Courage rassembla sa robe pourpre et la serra autour de ses épaules voutées, puis il regarda la faible agitation dans les tours. La lumière flambait dans les jardins suspendus des bâtiments. L’anneau du San’Shyuum fièrement habillé glissa d’une ouverture à une autre. Il y avait de la musique dans l’air ; chevauchant les foules de chaînes et de carillons triomphaux. Ici et là, des feux d’artifice explosaient, couvrant l’obscurité d’étincelles. Tout cela marquait un évènement mémorable, un qui arrive qu’une ou deux fois dans un Âge. Cette nuit, toutes les femelles San’Shyuums auraient la chance de porter les enfants de leurs couvées en les exhibant fièrement. Et autant que Courage pouvait le dire, les chiffres étaient particulièrement bons. Même s’il n’avait jamais engendré de successeur, et malgré tout ce qui pesait sur lui, il parvint à afficher un sourire satisfait. Il y avait un petit peu plus de vingt millions de San’Shyuums dans l’Alliance Covenante. Ce n’était pas un très grand nombre comparé à la foi de milliards d’adhérents. Mais c’était significativement plus que le millier d’individus qui avait fui il y a longtemps le lointain monde d’origine des San’Shyuums. Les ancêtres de Courage avaient rompu les liens avec le reste de leurs semblables autour du sujet qui finirait par les opposer aux Sangheilis : si oui ou non on pouvait profaner les objets Forerunners pour obtenir leur plein potentiel. Officiellement, selon la version San’Shyuum du débat, le Vaisseau-Clé était devenu un symbole clé pour les deux côtés, un objet dont la majorité des Stoïques ne voulaient pas aborder et 202

dont l’exploration décourageait les Réformistes. Au paroxysme du conflit fratricide, les Réformistes les plus zélés violèrent le Vaisseau-Clé et se barricadèrent à l’intérieur de ce dernier. Pendant que les Stoïques débâtaient de la façon à agir, ils ne pouvaient pas vraiment détruire l’objet qu’ils vénéraient tant, les Réformistes activèrent le vaisseau et prirent leur envole, emportant un morceau du monde d’origine des San’Shyuums avec eux. Au début, les Réformistes étaient en extase. Ils avaient survécu, et ils s’étaient aussi échappés en emportant la grande récompense du conflit. Ils accélérèrent en dehors de leur système d’origine, riant des signaux acharnés des Stoïques clamant que les Dieux allaient les maudire pour cette effraction. Mais quand les Réformistes vérifièrent leur nombre, ils réalisèrent avec horreur qu’ils pourraient en effet être condamnés. Le problème venait d’un effectif restreint de gênes. Avec une population d’un millier d’individus seulement, la consanguinité allait bientôt devenir un sérieux problème. La crise était de plus aggravée par le fait que les grossesses San’Shyuums étaient, même dans les conditions idéales, rares. Les femelles étaient généralement fertiles, mais seulement durant des cycles courts qui étaient de plus en plus rares. Pour ces premiers Prophètes à bord du Vaisseau-Clé, la reproduction devint rapidement une affaire soigneusement gérée. — Je commençais à croire que vous n’alliez pas venir, dit Courage au Vice-Ministre de la Tranquillité qui glissait son siège entre les barges. La robe pourpre du jeune San’Shyuum était froissée, et tandis qu’il s’inclinait en avant depuis son siège, l’anneau en or sur sa couronne s’emmêla dans une de ses nombreuses guirlandes de fleurs autour de son cou. — Je vous présente mes excuses. Il m’était difficile de me retirer. — Male ou femelle ? — Un de chaque. — Félicitations. — Si j’entends cela encore une fois de plus, je vais crier. Ce n’est pas comme si j’avais porté ces bâtards. Les mots de Tranquillité étaient un petit peu empâtés, ses doigts fouillaient sa couronne, arrachaient les guirlandes de son cou et les jetaient. — Vous êtes ivre, dit Courage, en regardant la chute des guirlandes dans l’obscurité. — Si vous le dites. — J’ai besoin de vous sobre. Courage atteignit l’intérieur de sa robe et en sortit une petite sphère pharmaceutique. — Comment va notre cher Hiérarque, le Prophète de la Retenue ? — Vous voulez dire le père ? Le Vice-Ministre suça la sphère entre ses lèvres aigres. Il m’a dévisagé tout le long. Courage leva une main méprisante. 203

— Tant que nous agissons rapidement, il n’y a pas grand-chose qu’il puisse faire. Le Vice-Ministre haussa les épaules et mâcha paresseusement sa sphère. — Venez. Courage appuya sur l’interrupteur holographique dans le bras de son siège. Nous nous sommes suffisamment attardés. Un instant plus tard, les deux San’Shyuums accéléraient en direction de l’étroit pont central du Vaisseau-clé, un noyau triangulaire connecté aux trois pieds de support grâce à une simple coque verticale de forme similaire. À la lumière blême du dôme, l’ancien vaisseau de guerre Forerunner brillait d’os blanc. Le chantage, soupira le Ministre, fut un tel outil si fastidieux. Bien avant que son enregistrement de service sans précédent et la révélation du Reliquaire ne leur fassent gagner leur trône de Hiérarque, Courage savait que les occupants actuels des trônes céder leur place. Et ils ne le feront pas à moins que je les y incite. Malheureusement, le Prophète de la Tolérance et la Prophétesse de l’Obligation s’étaient révélés inattaquables. La Prophétesse âgée venait juste de donner naissance à une paire de triplés. En raison de son âge avancé, la grossesse avait été difficile. Et s’il était vrai que cela lui avait causé de se soustraire à certaines de ses responsabilités, Courage savait qu’il était suicidaire d’essayer de salir une des San’Shyuums les plus aimées et les plus prolifiques des matrones. Tolérance, qui servit comme Ministre de la Concertation dans les débuts de la Rébellion Unggoy, avait fait beaucoup pour promouvoir des meilleures relations entre les espèces Covenantes ; il avait encore le soutien de nombreux membres du Haut Conseil, à la fois Sangheili et San’Shyuum. Mais le troisième Hiérarque, le Prophète de la Retenue, avait une histoire différente. Cet ancien Prélat de High Charity, essentiellement le maire de la ville, figurait parmi le Rouleau des Célibataires, une liste qui recensait tous les San’Shyuums non autorisés à se reproduire. En raison de la pauvre reproduction de leurs ancêtres, ces malheureuses âmes ne connaitraient jamais les joies de la paternité, car leurs gênes étaient désormais trop communs, et que le risque de propagation de leurs effets négatifs, récessifs était déjà trop extrême. Courage était aussi sur le Rouleau, mais ça ne l’avait jamais dérangé plus que cela. Il gardait quelques concubines pour de rares occasions quand il sentait la nécessité de l’acte sexuel, mais autrement il était parfaitement à l’aise avec son impuissance involontaire. Le Prophète de la Retenue l’était moins. Peu de temps avant que les Kig-Yars tombent sur le reliquaire, Retenue avait accidentellement fécondé une jeune femelle. Ce n’était pas nécessairement un problème, les avortements étaient fréquents dans ce genre de situation, mais la future mère avait été furieuse que Retenue lui ait menti concernant son statut et demanda à être autorisée à conserver 204

sa couvée. Le vieux Hiérarque avait été envahi par un désir de voir ses gênes se transmettre et il ne pouvait pas se résoudre à tuer sa progéniture ou leur mère obstinée. Courage avait eu vent du scandale, et il s’était arrangé auprès de Tranquillité pour annoncer la période de gestation avant le Haut Conseil. Dans son discours, Le Vice-Ministre offrit ses éloges pour « tous les parents et leur union fructueuse. » et plaida pour un plus grand investissement dans les thérapies géniques et autres technologies pour « mettre fin à la tyrannie du Rouleau. » Les performances dévouées de Tranquillité convainquirent Retenue qu’ils étaient frères dans la foi. Et le Hiérarque désespéré, dont sont amante allait bientôt donner naissance, vint au Vice-Ministre avec une offre : Revendiquez ma progéniture comme la vôtre, et vous aurez la position de votre choix au Ministère. Aussi heureux que Courage fût puisque son plan avait fonctionné, il était encore choqué par le culot du Hiérarque. Si l’offre de Retenue était dévoilée au grand jour, ses enfants seraient tués et il serait congédié, et susceptible d’être de même stérilisé. Les San’Shyuums qui étaient inscrits dans le Rouleau étaient zélés dans leur travail, et Courage savait que même un Hiérarque n’était pas au-dessus de leur censure. Ce soir, le travail de Tranquillité était de donner à Retenue leurs conditions : quittez votre trône de plein gré et nous garderons sous silence le scandale. — Vous auriez dû la voir, frissonna le Vice-Ministre. Ils étaient maintenant très proches du Vaisseau-lé et passants dans l’ombre d’un des larges conduits qui reliaient les moteurs du vaisseau au réseau électrique de High Charity. Dans cette profonde obscurité, la plus forte lumière venait d’un anneau de balises bleues juste en dessous du câble, illuminant les verrous holographiques autour du sas béant du Vaisseau-Clé. — Qui ? demanda Courage. — La putain de Retenue. Le Ministre grinça des dents. Tranquillité était devenu beaucoup trop familier ces derniers temps, se comportant souvent comme s’il était déjà un Hiérarque égal à Courage. Son ivresse actuelle ne faisait qu’aggraver les choses. — Attirante ? demanda Courage, essayant de garder une conversation correcte. — Un monstre aux yeux ternes, répondit le Vice-Ministre, essayant d’atteindre l’intérieur de sa robe. Si elle avait un cou, je ne pourrais pas le distinguer de ses bourrelets. À la surprise de Courage, Tranquillité sortit un pistolet à plasma et vérifia sa charge nonchalamment. — Cachez ça immédiatement ! cria Courage, regardant nerveusement le Vaisseau-Clé. Avant que les sentinelles ne le voient ! Bien qu’ils se trouvaient encore à une bonne distance, le Ministre reconnut les formes imposantes des Mgalekgolos, les gardiens du vaisseau sacré et de ses prêtres San’Shyuums cloitrés. Au moins vingt de ces 205

créatures se regardaient depuis les plates-formes en porte-à-faux sur la gauche et la droite du sas. Repérant les deux San’Shyuums, les Mgalekgolos se mirent en position défensive, leurs cannelures clignotant dans leurs armures violet foncé à cause des impulsions des balises. À contrecœur, le Vice-Ministre glissa le pistolet dans sa robe. — Qu’est-ce qui vous a prit d’emmener une arme ? siffla Courage. — Par prudence. Au cas où Retenue rejetterait nos nouvelles conditions. — Quoi ? Vous, un assassin ? Le Ministre était incrédule. Lors de la présentation de ses enfants ? — Ils sont en toute sécurité. Il n’a plus besoin de moi. Courage rappela encore une fois que les travaux de Tranquillité l’avaient amené en contact régulier avec les Sangheili. Il semblait avoir une préoccupation exaspérante envers cette espère guerrière avec leurs armures personnelles et leur code de l’honneur, tout cela avait déteint sur le Vice-Ministre naturellement impétueux. — Réfléchissez clairement. Votre mort soulèverait des questions. Je n’ose même pas penser à celle de Retenue. — Peut être, dit Tranquillité en haussant les épaules. Vous n’avez pas vu ses yeux. — Non, mais je peux voir les vôtres, déclara le Ministre. Et tout ce que je vois est de la désobéissance et un handicap. — Mais… — Taisez-vous ! Les Mgalekgolos se tournèrent pour suivre les deux San’Shyuums pendant qu’ils traversaient le sas. Chacune de ces sentinelles portait un bouclier rectangulaire à facettes et un canon d’assaut lourd. Tous deux étaient intégrés à leur armure, une extension de l’armure plutôt que quelque chose que les créatures portaient. Avec les autres espèces Covenantes, cette conception aurait été une façon d’éviter de forcer sur la main et les doigts. Mais les Mgalekgolos n’avaient ni de mains et ni de doigts. Et tandis qu’ils possédaient ce qui semblait être deux bras et deux jambes, la vérité était qu’ils pouvaient avoir autant d’appendices qu’ils voulaient. Chaque créature était en fait un conglomérat d’individus, une colonie mobile de vers brillants. Grâce à des lacunes dans leur armure autour de leur taille et de leur cou, Courage pouvait voir les Lekgolos individuellement, se tordant et s’entassant comme un tissu musculaire qui s’agrandissait. La peau translucide des vers rouges brillait d’une couleur verte à la lueur des munitions saillantes du canon d’assaut : des tubes de gel incendiaire qui pouvaient être tirés par bloc ou en flux brulant. — Retenue est un imbécile, dit Courage une fois qu’ils furent en sécurité derrière les sentinelles. Et je le sais, car il vous a accordé sa confiance. Le Vice-Ministre commença à répliquer, mais le Ministre le coupa : grâce à ma discrétion absolue, lui et les autres Hiérarques ne 206

connaissent rien de nos plans. Demain, ils seront assis impuissant alors que nous annoncerons nos intentions devant le conseil. Mais seulement si nous avons la bénédiction de l’Oracle ! Courage balança son long cou sur le côté pour faire face au ViceMinistre, l’audace de la jeunesse fixant ses yeux plissés. — Lorsque nous rencontrerons le Philologue, vous garderez votre bouche fermée. Vous ne parlerez pas à moins que je vous le demande. Sinon, par les Forerunners, notre partenariat prend fin ! Soudain, l’expression du Vice-Ministre changea. Ses lèvres se raffermirent et ses yeux roulèrent dans leur orbite. — S’il vous plait, pardonnez mon manque de respect. Sa voix n’était plus empâtée. Le remède avait finalement pris effet. Comme toujours, Ministre, je suis à vos ordres. Courage attendit que Tranquillité s’incline avant de se détendre dans son siège. Malgré ses paroles fortes, le Ministre savait que dissoudre leur partenariat était impossible. Ils avaient encore beaucoup de chemin à parcourir, et le Vice-Ministre le savait tout aussi bien. Courage aurait pu le tuer, bien sûr. Mais cela ne ferait qu’aggraver le seul problème de son plan qu’il n’avait pas encore résolu : l’absence d’un troisième San’Shyuum pour leur prétendu triumvirat de Hiérarque. Courage avait quelques candidats en tête, mais aucun à qui il était prêt à faire confiance concernant les presciences de leur complot. Sans un troisième Hiérarque, ils sembleraient moins légitimes. Mais le Ministre s’était résigné à faire son choix après leur annonce. Ce devrait être un San’Shyuum populaire afin d’aider à détourner les accusations de préméditation et d’ambition. Et comme tel, il était prêt à envisager le Prophète de la Tolérance ou la Prophétesse de l’Obligation. Ils avaient suffisamment d’expérience pour un tel rôle. Mais en gardant un des Hiérarques actuels sur son trône, cela permettrait d’assurer une transition plus douce, ce n’était pas une solution à long terme. Il y avait de l’amertume, même parmi les politiciens chevronnés. Ce serait mieux de vider le conseil et de repartir à neuf. De l’autre côté du sas se trouvait la porte du hangar du Vaisseau-Clé. Les gigantesques volets du portail qui se chevauchaient étaient presque totalement fermés, laissant juste un petit passage heptagonal au centre du portail. Pour finr, deux Mgalekgolos gardaient ce goulet d’étranglement depuis un échafaudage qui se dressait depuis le sas du pont, loin en dessous. Ces sentinelles dressèrent leurs pointes situées sur leurs épaules liées, la colonie avait une si grande population que tous ses vers ne pouvaient pas tenir dans une seule armure. Les pointes de la colonie se secouèrent en communiquant, confirmant l’arrivée et l’identité des deux Prophètes. Puis, le couple se mélangea avec de faibles gémissements, le bruit de la chaire caoutchouteuse des vers se nouant et se déroulant à l’intérieur de leur armure. 207

Le toit du hangar était une immense voute triangulaire. Contrairement à l’extérieur blanchi du Vaisseau-Clé, ses murs brillaient comme un miroir de bronze à la lumière des innombrables glyphes holographiques. Ces symboles explicatifs, disséminés en lignes verticales serrées, flottaient à côté des petits trous dans les angles des murs du hangar. Bien que Courage connaissait le rôle de ces trous, il n’en avait encore jamais fait usage. Des centaines de Huragoks planaient près des trous. Les tentacules dynamiques des créatures paraissaient plus longs que la normale. Mais c’était parce qu’ils tenaient des Lekgolos individuels et qu’ils étaient occupés à enfoncer les vers dans les trous ou au contraire les retirer. Le Ministre regarda quatre Huragoks occupés à extraire un spécimen particulièrement robuste de son trou, puis le portant, comme une équipe de pompier en mission, à une barge occupée par un San’Shyuum en robe blanche et aux cheveux longs. Ces prêtres ascétiques aidaient les Huragoks à nourrir le Lekgolo grâce à une unité de balayage cylindrique avant de le renvoyer dans un des nombreux bassins en métal sur la barge qui contenait sa colonie. L’unité récupérait les données provenant des micros capteurs à l’intérieur du ver qui avait recueilli toute sorte d’informations utiles durant son parcours à travers les voies de traitement du Vaisseau-Clé qui étaient autrement inaccessibles. Ces capteurs ne causaient aucun malaise aux invertébrés. Les créatures ingéraient les petits appareils comme s’ils étaient de la nourriture graveleuse. Les prêtres étaient laxistes pendant qu’ils supervisaient le processus. Mais il fut un temps où les Prophètes surveillaient les habitudes alimentaires des Lekgolos au risque de lourdes condamnations. Peu après la fondation des Covenants, les expériences San’Shyuums avec des copies du Luminaire du Vaisseau-Clé les menèrent à une gigantesque planète gazeuse dans un système à proximité du monde natal des Sangheilis. Les San’Shyuums, espérant trouver comme trésor des reliques, furent déçus de découvrir les Lekgolos, blottis dans les anneaux de la planète. Mais quand les Prophètes découvrirent ce que ces intelligents vers avaient fait, ils furent consternés. Les roches glacées qui composaient les anneaux étaient en fait des fragments de certaines installations Forerunners en ruine de la géante gazeuse. Et la raison pour que les roches ne soient pas riches en reliques était parce que les Lekgolos avaient passé des millénaires à les ingérer, les mâcher et les recracher, pendant qu’ils sculptaient leurs galeries et creusaient leurs terriers. La chose étrange était que les Lekgolos avaient le palais des plus exigeants. Certaines colonies voulaient seulement ingérer des alliages Forerunners ; d’autres se nourrissaient que de roches riches en circuits écrasés et compactés. Et de très rares colonies évitaient tous ces objets étrangers, nettoyant soigneusement les alentours des reliques tels que le feraient les paléontologistes pour un fossile. 208

Évidemment les San’Shyuums croyaient que tout contact non autorisé avec les objets Forerunners était une hérésie passible de mort, et ils ordonnèrent aux Sangheilis d’éradiquer les vers. Mais les Sangheilis étaient mal équipés pour affronter des créatures qui ne possédaient aucun vaisseau et aucun soldat à proprement parler et dont les fortifications étaient les choses mêmes qu’ils tentaient de sauver. En fin de compte, un commandant Sangheili particulièrement perspicace, un des Arbiters de cette espèce vénérée, suggéra qu’il pourrait être mieux de « dompter » les Lekgolos en utilisant leurs habitudes à bon escient. Aussi impatients qu’ils étaient pour affirmer leur autorité morale, les Prophètes convinrent à contrecœur que les vers, convenablement formés, pourraient être utiles pour des réclamations futures, et ils pardonnèrent les péchés des Lekgolos. Après des âges d’expérimentations sur des reliques mineures, les San’Shyuums avaient finalement eu l’audace de tenter une exploration inédite du Vaisseau-Clé. Depuis leur départ de leur monde natal, et même durant les sombres jours de leur guerre avec les Sangheilis, ils avaient limité leurs études aux systèmes du vaisseau facilement accessibles. Alors que les San’Shyuums étaient prêts à tout pour explorer les voies de traitement dans la coque épaisse du Vaisseau-Clé, ils étaient terrifiés que les vers puissent endommager quelque chose de vital. C’est donc avec grand soin que les prêtres ascétiques creusèrent pour la première fois un trou provisoire et glissèrent un Lekgolo soigneusement choisi. Ils avaient attendu dans la crainte mortelle que le ver creuse trop profondément, et plus encore, ce que l’Oracle du Vaisseau-Clé allait en dire. Mais le Lekgolo émergea sans incident, et la majorité des grands saints résidents du vaisseau n’avaient pas dit un mot. Le silence de l’Oracle n’était pas inhabituel. Courage ne l’avait jamais entendu parler de son vivant, ni du temps de son père ou avant lui. Et puisque les prêtres pionniers n’obtinrent aucune réponse, ils augmentèrent graduellement leurs sondes Lekgolo jusqu’à ce que, comme c’était clairement le cas aujourd’hui, le processus autrefois effrayant devint banal. Suivant une pièce d’échafaudage inclinée vers le sommet du hangar, le Ministre regarda sur la barge les prêtres San’Shyuums signant une série d’ordre aux Huragoks, qui attendaient à ce qu’on prépare une nouvelle section à explorer. Au-dessus du plancher du hangar se trouvait une abbaye sombre et silencieuse, assez large pour accueillir le Haut Conseil Covenant au complet, plus de deux cents Sangheilis et San’Shyuums. Mais pendant que Courage et Tranquillité gravissaient les étages de l’abbaye dans un trou parfaitement rond, ils virent une pièce avec un seul occupant : le chef des prêtres ascétiques, le Philologue San’Shyuum. Tout comme le clerc qui avait fourni des remèdes à Courage, le siège modeste du Philologue n’était pas fait de métal, mais de pierre. Ses robes étaient tellement déchirées qu’elles ressemblaient à des bandes de tissus 209

déchiquetés enroulés autour de son cou flétri. Les vêtements autrefois blancs étaient maintenant si sales qu’ils étaient effectivement un peu plus foncés que la chaire cendrée du Philologue. Ses cils étaient longs et gris, et les mèches de cheveux sur son cou courbé étaient si longues qu’elles recouvraient presque ses genoux. — Nous ne nous sommes jamais rencontrés, je crois, croassa l’ancien San’Shyuum à Courage et Tranquillité alors que leurs confortables sièges se stoppaient derrière lui. Il était plongé dans un livre en lambeaux et ne s’était même pas tourné pour les saluer. — Une fois, répondit Courage. Mais il y avait du monde et c’était il y a longtemps. — Quel impoli je suis d’oublier. — Pas du tout. Je suis Courage, et voici le Vice-Ministre de la Tranquillité. Le jeune San’Shyuum arqua son siège en avant. Mais comme promis, il ne parla pas. — C’est un honneur de vous avoir rencontré. Le Philologue se retourna, serrant le rouleau en l’enroulant dans ses mains arthritiques. Pendant un moment, il se contenta simplement de regarder ses convives avec ses grands yeux laiteux. — Quelle faveur cherchez-vous ? Le Philologue ne feignit pas son ignorance. Gardant cela secret, Courage n’avait pas dit au prêtre ses fins, sachant que son rang de Ministre était suffisant pour demander une audience. Mais tandis que les mots du Philologue étaient cordiaux, leur signification avait été claire : Faites-moi état de vos affaires et nous passerons à autre chose. J’ai encore beaucoup de travail plus important à faire. Courage était heureux de le satisfaire. — Confirmation, dit le Ministre, saisissant un des interrupteurs holographiques de son siège, une plaquette de circuit pas beaucoup plus grande qu’un de ses ongles sortis près de l’interrupteur. Et une bénédiction. Il retira la plaquette et la tendis au Philologue. — Deux faveurs alors, sourit le Philologue, dévoilant ses gencives incrustées de lignes d’os dentelés. Il déplaça son siège de pierre vers l’avant et saisit la plaquette. Ce doit être très important. Courage réussi à faire une grimace amicale. — Un des vaisseaux du Vice-Ministre a découvert un reliquaire de taille assez impressionnante. — Ah, dit le Philologue, en louchant d’un œil pour mieux scruter la plaquette. — Et si on en croit les Luminations, continua Courage, il y aurait aussi un Oracle. Les yeux du Philologue s’élargirent. — Un oracle, vous dites ? Courage hocha la tête. 210

— De vraiment stupéfiantes et merveilleuses informations. Plus rapidement que le Ministre aurait pensé, le Philologue retourna son siège et flotta vers une phalange d’une machine sombre au centre de la pièce. Comme il s’en rapprochait, des hologrammes s’allumèrent sur le dessus, révélant un groupe d’obélisques d’onyx, de puissantes tours de traitement reliées entre elles, et au-dessus d’eux : l’Oracle du VaisseauClé. Même si Courage avait vu de nombreuses représentations de l’objet sacré, il était plus petit qu’il ne l’avait pensé. Enfermé dans une armature qui gardait sa tête en hauteur au-dessus du sol, l’Oracle était attaché aux obélisques avec des brins de fil soigneusement tressés. Ces circuits étaient connectés à des petites plaquettes dorées apposées sur le boitier de l’Oracle : une larme d’alliage d’argent n’étant pas beaucoup plus longue que le cou du Ministre. La partie conique du caisson faisait face aux obélisques. Dans l’extrémité ronde inclinée vers le sol se trouvait une lentille vert foncé. Il y avait du vide entre la lentille et le boitier, et par ce biais, Courage pouvait voir de petits points lumineux, des circuits fonctionnant à basse puissance. C’était les seuls signes de vie de l’Oracle. — C’est l’intégralité des données ? demanda le Philologue, insérant la plaquette dans l’un des obélisques. — Du Luminaire du vaisseau ainsi que de ses capteurs, trancha Courage en se rapprochant de l’Oracle. Pour une raison inconnue, il était submergé par un désir de l’atteindre et de le toucher. Aussi vieux que fût l’objet, son boitier était parfaitement lisse, sans bosses ni égratignures. Courage regarda profondément la lentille de l’Oracle. — Il y a des rapports d’une nouvelle espèce sur la planète qui détient des reliques, mais ils semblent apparemment primitifs, une espèce de niveau quatre. Je ne m’attends pas à ce qu’ils puissent… Soudain, les circuits de l’Oracle s’illuminèrent. La lentille réfracta la lumière, renvoyant un faisceau aveuglant. Pas une lentille. Courage avait le souffle coupé. Un œil ! Il souleva sa manche devant sa tête tandis que l’Oracle s’inclinait vers lui dans son armature. < JE VOUS OBSERVE DEPUIS DES ANNÉES > La voie profonde de l’Oracle résonnait à l’intérieur de son boitier. Le faisceau de son œil clignotait avec la cadence des mots qu’il prononçait dans la langue San’Shyuum. < VOUS ÉCOUTANT MAL INTERPRÉTER > Écouter les paroles de l’Oracle était, pour tout membre fidèle des Covenants, comme écouter la voix même des Forerunners. Courage était très humilié, mais pas parce que l’Oracle avait finalement parlé après des Âges de silence. En vérité, il était juste surpris d’apprendre que le Philologue n’avait pas, comme il l’avait toujours suspecté, menti du début à la fin.

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Courage avait organisé cette rencontre par formalité. Les Luminations présentaient devant le Haut Conseil des preuves suffisantes, mais il fallait auparavant la bénédiction de l’Oracle, le Philologue actuel voulant convaincre depuis des Âges qu’il parlait en son nom. Mais ces saints ermites étaient comme les politiciens et autres San’Shyuums de pouvoir, tous sensibles à la corruption et au chantage. Courage avait prévu de faire une sorte de « don » au Philologue, une petite part du reliquaire, peut être, afin d’obtenir la bénédiction dont il avait besoin. Mais si le vieux charlatan me fait marcher, Courage regardait le Philologue descendant de son siège et tombant faiblement à genoux devant l’Oracle, il jouera certainement son va-tout. — Héros Sacré du Voyage ! gémit le Philologue, col bas et bras étendus. Dites-nous l’erreur de nos voies ! L’œil de l’Oracle se ternit. Pendant un moment, il semblait qu’il pourrait retomber dans un long silence. Mais c’est alors qu’il s’illumina de nouveau, projetant l’hologramme du glyphe de la réclamation, découvert par le Luminaire du Rapid Conversion. < CE NE SONT PAS DES RÉCLAMATIONS > tonna l’Oracle. < CE SONT DES DÉPOSITAIRES > Le glyphe se retournait lentement, et les formes au centre, des cercles concentriques, l’un dans l’autre, relié par une fine ligne, prenaient un aspect différent. L’arrangement des formes ressemblait à un pendule d’une horloge. Retourné, le glyphe ressemblait maintenant à une créature avec deux bras incurvés et posés au-dessus de sa tête. Le glyphe rétrécissait à mesure que l’hologramme dézoomait pour montrer l’intégralité du monde étranger, couvert de ces milliers de nouvelles Luminations. < ET ILS REPRÉSENTENT MES CRÉATEURS > C’était maintenant au tour de Courage de sentir ses genoux faiblir. Il saisit l’accoudoir de son trône et essaya d’assimiler la déclaration cette révélation bouleversante : chaque glyphe représentait un Dépositaire, pas une relique, et chaque Dépositaire était un étranger de la planète, ce qui signifiait qu’une chose. — Les Forerunners, murmura le Ministre. Certains sont restés en retrait. — Impossible ! cracha Tranquillité, ne pouvant plus se contenir plus longtemps. Hérésie ! — Venant d’un Oracle ? — Venant d’un fouineur ! Tranquillité leva le doigt en direction du Philologue. Qui sait ce que ce vieux fou a fait à cette machine divine ? Les perversions qu’il a entreprises avec tous ses vers et ses pillages ! — Comment osez-vous m’insulter, haleta le Philologue. Dans cette chapelle des plus sacrées ! Le Vice-Ministre se recula dans son siège. — Et je vais faire plus que cela… 212

Au même moment, l’abbaye commença à frémir. Plusieurs ponts en dessous, les moteurs sacrés du Vaisseau-Clé revenaient à la vie, secouant les limiteurs qui assuraient la faible production d’énergie nécessaire à High Charity. Bientôt, les moteurs seraient au maximum de leur capacité, et ensuite… — Débranchez l’Oracle ! cria Courage, s’accrochant à son siège. Avant que le Vaisseau-Clé s’élance et détruise la ville ! Mais le Philologue ne lui accordait aucune attention. — Le vaisseau sacré rompt ses chaînes ! Les bras du vieux San’Shyuum tremblaient. Il ne semblait pas apeuré, il semblait enthousiasmé. Que la volonté des Dieux soit faite ! L’hologramme du monde étranger disparut, et une fois de plus l’œil de l’Oracle brilla fortement. < JE VAIS REJETER MES PRÉJUGÉS ET JE SERAIS PARDONNÉ > Les murs sombres de l’abbaye et leurs veines commençaient à s’illuminer, comme si des chemins brillaient à l’intérieur d’eux. Les anciens circuits s’inondèrent d’une lumière parcourant les obélisques derrière l’Oracle. Les bandes rouges de roches brunes commençaient à se fissurer, évacuant des panaches de vapeur crayeuse. Soudain, le Vice-Ministre jailli de son siège, pistolet à plasma au poing. — Éteignez-le ! cria-t-il, levant son arme sur le Philologue. La pointe du pistolet brillait d’une lumière verte tandis qu’une boule de surcharge se formait. Ou je vous brûle sur le champ ! Mais à ce moment-là, la lentille de l’Oracle devenu si vive, clignotant avec des fréquences fébriles, qu’elle aveugla les trois San’Shyuums. Tranquillité cria et mit ses longes manches de sa robe devant ses yeux. < MES CRÉATEURS SONT MES MAITRES > Le boitier en larme de l’Oracle s’ébranla à l’intérieur de son armature, comme s’il tentait de prendre la fuite avec son vaisseau. < JE VAIS LES EMMENER EN SURETÉ SUR L’ARCHE > Soudain, il y eut un puissant claquement et l’abbaye plongea dans l’obscurité, comme si le Vaisseau-Clé avait fait sauter un fusible. Il y avait des échos de cris aigus autour de la voute. Ses yeux se remplirent de chaudes larmes, Courage leva les yeux et vit des centaines de jets de feu, ressemblant à des déversements de métal fondu, tombant des murs. Quand sa vision redevint claire, Courage réalisa que c’était en fait des Lekgolos qui brûlaient, glissant des murs. Les vers morts tombaient au sol et éclataient dans de grandes éclaboussures orange, ou se recroquevillaient sur eux même. La seule chose que Courage savait, c’était que la paire de Mgalekgolos qu’il avait vu garder l’entrée du hangar arrivait en trombe dans l’abbaye, cannons d’assauts complètement chargés. — Ne tirez pas ! cria Courage. Mais les deux géants en armure continuaient d’avancer, abrités derrière leurs boucliers, épines dressées et 213

frémissantes. Baissez votre arme ! cria-t-il au Vice-Ministre. Faites-le maintenant, pauvre fou ! Encore étourdi par la lumière de l’Oracle, Tranquillité laissa tomber bruyamment son pistolet au sol. Un des Mgalekgolos dit quelque chose au Philologue, d’une voix pareille à un grondement. — Un accident, répondit le vieil ermite. Il regarda tristement les alentours recouverts de cadavres fumants de ses vers, les vestiges détruits de sa grande investigation, en signalant aux sentinelles de s’éloigner. Il n’y a rien que nous puissions faire… Les Mgalekgolos tinrent position tandis que leur colonie communiquait. Puis les lumières vertes dans les alésages de leurs canons se ternirent et ils retournèrent à leur poste en cliquetant. L’abbaye était à nouveau sombre. — Que faut-il en croire ? demanda Tranquillité, d’une voix calme dans l’obscurité. Mais le Ministre était à court de mots. Il pouvait honnêtement dire qu’il avait passé sa vie entière sans connaître un seul moment de crise morale. Il avait accepté l’existence des Forerunners parce qu’on pouvait trouver leurs reliques. Il croyait à l’aspect divin des Forerunners, car durant tous ces Âges de recherche, les San’Shyuums n’avaient trouvé aucun ossement ou aucun reste. Il savait que l’objectif fondamental, et essentiel à la stabilité de l’union, de tous les Covenants était de marcher sur La Voie et de suivre les traces des Forerunners. Et il était certain que si quelqu’un apprenait qu’ils pourraient être restés en retrait, les Covenants étaient condamnés. À présent, les éclats holographiques au-dessus des obélisques vacillaient en revenant à la vie, illuminant la pièce d’une sombre lumière bleue. Les Lekgolos noircis ressemblaient à des gravures dans le sol, un glyphe macabre et déformé. — Nous ne devons prendre aucun risque avec ces… Dépositaires. Courage ne pouvait pas se résoudre à dire « Forerunners. » Il attrapa sa couronne et la repositionna. Ils doivent être éliminés. Avant que tout le monde connaisse leur existence. La lèvre inférieure du Vice-Ministre tremblait. — Êtes-vous sérieux ? — Tout à fait. — Les exterminer ? Mais si… — Si ce que l’Oracle a dit est la vérité, tout ce que en quoi nous croyons est un mensonge. La voix de Courage était empreinte d’une force brutale. Si les masses savaient cela, elles se révolteraient. Et je ne vais pas laisser cela arriver. Le Vice-Ministre acquiesça lentement ;

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— Et lui ? chuchota Tranquillité en regardant le Philologue. Le vieil ermite avait maintenant les yeux fixés sur l’Oracle. Le dispositif dans son armure était éteint, de minces fumées s’échappaient des fentes autour de la lentille. Pouvons-nous lui faire confiance pour garder le secret ? — Je l’espère, dit Courage lâchant sa couronne. Ou sinon il fera un très mauvais troisième Hiérarque. Sif n’avait pas prévu toutes ces interminables communications. Elle savait que Mack essayait de garder la localisation de leur centre de données secret. Mais ses réponses à ses alertes, lorsque le vaisseau de guerre extraterrestre apparu dans le système et se rapprocha ensuite de Harvest, étaient strictes et formelles, et elle commençait à se demander si elle avait fait quelque chose de mal. Ce que ça pouvait être, exactement, Sif n’en avait aucune idée. Elle avait habilement accompli sa partie du plan, coordonner le déplacement de centaines de modules de propulsion sur les semaines et les mois à venir sur Harvest, le long de la voie orbitale. Sif avait géré elle-même la durée de combustion nécessaire pour une vitesse élevée ; obtenir les modules rapidement et précisément était primordial pour la réussite du plan, et elle n’avait pas voulu laisser ces manœuvres dans les mains d’ordinateurs NAV non fiables. Sa méticulosité avait payé. Les modules furent réglés plus tôt que prévu, deux jours avant que le vaisseau de guerre extraterrestre n’arrive. C’était une pure coïncidence, Sif le savait, ni elle, ni Mack, ni Jilan al-Cygni n’avaient la moindre idée d’où les extraterrestres avaient bien pu arriver. Néanmoins, elle ne pouvait s’empêcher de penser que le timing était de bon augure, un signe encourageant que leur évacuation complexe et sans précédent pourrait fonctionner. Mais alors qu’elle allait transmettre les bonnes nouvelles concernant les modules, Sif accéda au centre de données de Mack et ne vit qu’un message bref et anonyme : <\ Cessez toute communication supplémentaire. \> Voilà qui était bien, devina-t-elle. Mack avait expliqué que, après que les modules aient été positionnés, il était essentiel qu’elle fasse profil bas et ne fasse rien pour attirer l’attention des extraterrestres, leur donnant une raison d’endommager la station Tiara. Alors, Sif stoppa toutes ses activités, et pour la première fois de son existence tourmentée, elle n’avait rien à faire si ce n’est que se battre pour contenir ses nouvelles émotions. Depuis qu’elle avait rendu visite à Mack dans le centre de données, son cœur avait connu des éclairs d’enthousiasme, des moments de profond désir, puis la solitude et la souffrance lorsque ses réponses étaient devenues froides. Elle savait ce qu’étaient toutes ces réactions 215

excessives ; sa logique essayait encore de trouver un équilibre entre ce qu’elle voulait ressentir et ce que son algorithme lui indiquait ce qu’elle devait ressentir. Mais maintenant, Sif était préoccupée par une émotion que les deux parties de son intelligence acceptaient et qui lui était parfaitement propre : une peur soudaine, inattendue. Quelques minutes auparavant, le vaisseau de guerre extraterrestre venait d’utiliser des pointeurs lasers pour désactiver tous les modules à propulsion que Sif avait laissés autour de Tiara. Et maintenant, le vaisseau chutait rapidement à travers l’atmosphère en direction de la ville de Gladsheim, ses canons lourds à plasma se chargeant. Sif savait que Mack serait en mesure de suivre la descente du vaisseau de guerre depuis les caméras de son JOTUN. Mais elle n’était pas sûre que les caméras soient assez puissantes pour voir à présent le petit vaisseau extraterrestre approcher de la station Tiara. Sif resta silencieuse pendant que le vaisseau de largage s’accrochait à sa coque. Mais lorsqu’il dévoila ses passagers, de multiples petits extraterrestres à peau grise avec d’étranges sacs à dos, elle sut qu’elle devait donner l’alerte. <\\> HARVEST.SO.IA.SIF >> HARVEST.AO.IA.MACK <\ Je suis dans le pétrin. <\ Ils ont abordé la station Tiara. <\ S’il vous plaît aidez moi. \> Presque immédiatement après que Sif envoya son message, une grande rafale Maser emplit sa mémoire tampon COM. Elle numérisa les données reçues et reconnut le même type de fragment qu’elle avait envoyé à Mack. Sif s’empressa d’ouvrir une de ses matrices, et un instant plus tard, deux avatars d’IA étaient debout sur son poste holographique. Sif sourit et tendit ses mains… puis les retira lentement vers elle. Mack portait encore son habituel pantalon en jean bleu de travail et sa chemise à manches longues. Ses vêtements étaient impeccables, pas un grain de poussière ou de graisse. Ses cheveux noirs habituellement ébouriffés étaient peignés soigneusement sur son cuir chevelu et lissés avec une crème cireuse. Mais c’était le visage de Mack qui avait le plus changé. Son regard était vide, et il n’y avait pas un soupçon d’un sourire charmeur — Où se trouvent-ils à présent ? demanda-t-il catégoriquement. — Ils passent la troisième station de couplage. Ils sont en chemin. — Alors nous n’avons pas beaucoup de temps. Mack tendait maintenant ses mains. Sif regarda dans ses yeux et vit des clignotements rouges derrière le gris. — Loki, dit-elle, faisant un pas en arrière. L’ISP de l’ONI eut un sourire forcé. — Il m’a dit de vous dire au revoir.

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Loki avança, rapide comme l’éclair. Son avatar attrapa les mains de Sif et les tint serrées tandis que son fragment s’arrachait de la matrice. Elle lança un pare-feu, mais le fragment la coupait avec agressivité, un code de niveau militaire conçu pour décimer les réseaux plus endurcis. Les circuits d’une IA d’affiliation portuaire étaient des proies faciles. Sif essaya de parler, mais aucun mot ne vint. — Il m’a demandé d’assurer ta sécurité, dit Loki secouant lentement sa tête. Mais c’est trop risqué. C’est plus simple de te réduire au silence. Le fragment de donnée explosa en s’éparpillant, remplissant toutes ses matrices et ses tableaux avec un virus débilitant. Elle pouvait sentir sa température centrale augmenter rapidement tandis que son matériel informatique brûlait autour d’elle. Son avatar s’évanouit, une bouffée d’émotions que le virus supprimait de ses algorithmes et purgeait du reste de son code d’exploitation. L’avatar de Loki prit Sif dans ses bras et la tint pendant qu’elle tremblait. Quand les secousses de son avatar se stoppèrent finalement et qu’il fut persuadé que son fragment ne s’en remettrait pas de son attaque, Loki posa le fragment dans une matrice qu’il n’avait pas détruite. — Par précaution, dit-il, enfouissant le fragment dans la mémoire flash de la matrice. Au cas où nos invités seraient plus intelligents qu’il n’y paraisse. La dernière chose que Sif se rappelait était le reflet de Loki derrière les yeux de Mack. Puis son processeur logique faiblit, et tout dans son centre de données devint noir.

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TROISIÈME PARTIE

Chapitre 17 HARVEST, 22 FÉVRIER 2525

Depuis le toit métallique de la gare MagLev de Gladsheim, Avery avait une vue dégagée sur le vaisseau de guerre extraterrestre, une tache violette en forme de poire dans le ciel au-dessus des champs au nordouest de la ville. Avery plissait les yeux derrière le verre teinté or de ses lunettes tandis que du plasma blanc brulant jaillissait de la proue du vaisseau ennemi. Une cascade de gaz ionisé s'écrasa au sol dans un voile de plasma en ébullition. Puis le vaisseau se pencha légèrement en l'avant, laissant un panache de fumée sombre. Avery avait été témoin de cette même scène encore et encore, depuis les deux dernières heures. Il y avait des centaines de colonnes de fumée noire d'encre, dérivant vers l'est dans le sillage du vaisseau de guerre. Avery ne savait pas combien de civils étaient morts dans cette première attaque extraterrestre sur Harvest. Mais il devina aisément que cela devait se chiffrer en millier. — Y a du mouvement. La voix de Byrne provenait du haut-parleur du casque d'Avery. Vers le château d’eau au bout de la gare. La gare au toit rouge faisait partie d'un réseau de hangars et d’embranchements beaucoup plus important, qui était plus long d'est en ouest que la rue principale de Gladsheim, dix immeubles de restaurants et magasins à toit plat de couleurs vives, ainsi qu'un modeste hôtel à trois étages. À l'est de la rue principale, la ville était uniquement composée d'ateliers de réparation de JOTUNs et de fournisseurs de matériel agricole, des blocs massifs en tôle ondulée disposés en une grille de larges rues bitumées qui s'étendait sur toute la plaine d'Ida. Avery scannait l'est avec son fusil de combat, dans sa lunette de visée étincelante, les bâtiments de la rue principale ressemblaient à des livres sur l'étagère d'une bibliothèque, plus serrés qu'ils ne l’étaient réellement. Il s'arrêta quand il eut atteint les épaisses poutres de polycrete qui supportaient le château d'eau de Gladsheim, de loin la structure la plus haute de la ville. Mâchoire serrée, Avery observait une paire d'insectes surdimensionnés couleur rouille, s'agitant en haut du réservoir conique inversé du château d’eau. — Combien de sortes de ces satanées choses sont ici ? Maudit Byrne. Avery regardait les insectes se retourner sur eux même, volant à l'envers dans un battement d'ailes transparentes. Il les perdit momentanément de vue, mais bientôt ils réapparurent sur le bord de la 219

cuve. Les ailes repliées sous leurs plaques d'épaules durcies, les insectes se fondaient parfaitement dans le décor du réservoir couleur rouille. Pour l'instant, c'était une bonne chose, si les civils avaient repéré les insectes, Avery savait que cela aurait déclenché une panique générale. Près de deux mille réfugiés s’agglutinaient dans une étroite cour de gravier entre la gare et la rue principale, des familles venant des fermes aux alentours de Gladsheim qui avaient réussi à échapper au bombardement extraterrestre. Certains gémirent ou hurlèrent lorsqu’ils entendirent le sifflement rugissant de la dernière salve de plasma faisant écho à travers la cour. Mais la plupart restèrent blottis tranquillement, rendus muets par la soudaine prise de conscience collective de la mort qu'ils venaient tous d'éviter. — Capitaine, nous avons des éclaireurs. Avery regarda vers le bas, à l'endroit où Ponder se tenait, juste à côté de la porte de la gare. Permission de les abattre. Habituellement la gare n'avait pas besoin d'être sécurisée. Sa porte était juste une brèche dans une basse clôture en fer encadré par deux lampadaires dans un style antique, des lampes à gaz, qui simulaient des cheminées de verre dépoli cachant une ampoule à vapeur de sodium ultra efficace. Le Capitaine avait bloqué la porte avec les Warthogs de la milice. Mais en fait la seule chose qui empêchait la foule de se précipiter hors de la gare était les recrues de l'escouade Alpha et Bravo postées le long de la clôture. Les miliciens portaient leur treillis et leur casque vert olive, et chacun portait un MA5 chargé. — Négatif. Ponder leva la tête et fixa durement Avery. Vous ouvrez le feu, et vous provoquez un affolement général. Il était difficile de le voir sous son uniforme, mais le torse du Capitaine était enveloppé dans un plâtre durci Biofoam. Le marteau de l’extraterrestre à l'armure dorée lui avait cassé la moitié des côtes et brisé son faux bras. Ponder avait retiré la prothèse ; Healy n'avait ni le temps ni l'expertise nécessaire pour la réparer. — Ce sont des insectes, persista Avery. Très mobiles. — Répétez ? — Des ailes, de longues jambes, un joli morceau. — Des Armes ? — Non, pas que je puisse voir. Mais ils ont une vue sur toute la cour. — Tant qu'ils se contentent d’observer, nous les laisserons faire. Avery grinça des dents. — Oui, monsieur. Le toit trembla tandis qu’un conteneur de fret arrivait par le nord. Le porche du bâtiment était juste assez haut pour abriter la porte du conteneur : un vestibule rectangulaire construit pour accueillir les lourds chargeurs JOTUNs. Ces chariots élévateurs géants à trois roues étaient généralement en mouvement tout autour du dépôt, soulevant les caisses et les empilant à l'intérieur des conteneurs. 220

Mais aujourd'hui, avec l'aide de Mack, les Marines avaient organisé les chargeurs en ligne sur un bout de trottoir pavé entre la clôture et la gare. Chaque JOTUN avait ses fourches levées à mi-hauteur de son mât, comme des soldats, baïonnettes aux canons. Mais dire si cette ligne d'escarmouche mécanisée avait effectivement contribué à maintenir la foule sous contrôle était difficile. — Bien, Dass, dit Ponder, laissez les passer. Le moteur du Warthog gronda alors que le chef d'escouade de A/1 recula doucement sur ses pneus tous terrains surdimensionnés. Quatre adultes pourraient passer côte à côte entre les crochets de remorquage semblables aux défenses du véhicule et le lampadaire juste devant. Dass freina. — N’oubliez pas, tout le monde, la voix de Mack provenait du PA de la gare, moins vous poussez, plus vite nous pouvons évacuer. Merci pour votre coopération. Avery pouvait voir l'avatar de l'IA briller faiblement à côté du Capitaine sur un projecteur holographique portable, un modèle essentiellement en plastique qu'ils avaient emprunté au dépôt de la Capitainerie. L'IA pointa son chapeau de cowboy sur les premiers réfugiés se tenant au niveau de la porte, et leur fit signe d'aller vers la gare à l’aide de courts mouvements de son bras. Alors que le reste de la foule se précipitait, les miliciens resserrèrent leur poigne sur leur fusil. — Où en est le premier ? demanda Ponder, faisant référence au vaisseau de guerre extraterrestre. — Même vitesse, même position, répondit Avery — Bon, on se retrouve à la porte, Byrne, vous aussi. — Monsieur ? demanda Byrne. Et les insectes ? — Alertez vos tireurs, qu'ils se dépêchent de descendre. Avery suspendit son fusil de combat sur son épaule. Il se dirigea à l'ouest le long du toit de ligne de crête, ses bottes compressaient son sommet en métal étincelant, provoquant des claquements syncopés, jusqu'à ce qu'il atteigne une cheminée de ventilation en forme de champignon. — Contact sur le château d'eau, dit Avery à Jenkins et Forsell. Contentez-vous de les surveiller, tant que je n'ai pas donné d'ordres. Le toit penché rendait la position couchée ou à genoux impossible, donc les deux recrues étaient contraintes de rester debout et de reposer leurs armes sur le dessus de la cheminée de ventilation. Ce n'était pas une posture idéale, la position autant que la stabilité était primordiale pour un tireur d’élite, mais au moins ils avaient une bonne vue sur la cour, et une ligne de mire dégagée sur le château d'eau. — Sergent-Chef… commença Jenkins. — Mm-hmm. — Le premier. Il suit la route de la crique.

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La recrue leva les yeux de son fusil de combat. Son visage était bordé d'inquiétude. — Est-ce que Mack a vu quelqu'un d’autre arriver par là ? — Je vais demander, dit Avery, mais vous devez rester concentré, OK ? — OK, murmura Jenkins. Merci, Sergent-Chef. Forsell lança à Avery un regard inquiet. Je sais, acquiesça Avery. Du coin de son œil, il aperçut une autre paire d'insectes voltigeant sur le côté d'un bâtiment à l'extrémité ouest de la rue principale. Il vit sous un panneau d'affichage de toit les mots COMMERCES D’IDA écrits dans des caractères majuscules accueillants. Avery montra les insectes du doigt, focalisant à nouveau l'attention de Forsell. — Deux à dix heures, dit Forsell, tu les vois ? — Ouais. Jenkins ravala sa salive, et se pencha en arrière sur son fusil, ouais, je les vois. Avery leva la main pour tapoter l'épaule de Jenkins, mais il se retint, il fronça les sourcils, puis prolongea sa marche vers une échelle de service voisine. Lorsque Thune avait diffusé la nouvelle de l'arrivée des extraterrestres presque une semaine auparavant, personne ne se doutait qu'ils frapperaient la ville de Gladsheim. En fait, malgré le discours sans précédent que le Gouverneur avait adressé sur toutes les liaisons COM, un discours retransmit en direct à tous les appareils de communication publics et privés sur la planète, la population de Harvest avait réagi aux nouvelles du premier contact avec une incrédulité générale. Thune avait terminé son discours avec la demande suivante : toutes les personnes qui ne résidaient pas déjà à Utgard devaient se rendre dans la capitale. Mais cela ne déclencha pas la migration rapide et importante que le Gouverneur espérait. Lorsque Thune renforça son message par la séquence lourdement censurée des pourparlers dans les jardins, l'inaction du public fut bien vite remplacée par un scandale. « Depuis combien de temps le Gouverneur était-il au courant ? » avaient demandé les citoyens. « Que sait-il d'autre qu'il ne nous dit pas ? » Les membres du parlement de Harvest se sont rapidement alignés sur la réaction du public et ont menacé le Gouverneur d'un vote de non confidence s’il ne divulguait pas plus d'informations sur ces « échanges » avec les extraterrestres. Mais toute cette politique était simplement un moyen pour passer le temps, une tentative pour faire quelque chose alors que les extraterrestres eux-mêmes ne faisaient rien. Pendant une semaine après les pourparlers, les créatures restèrent tranquillement dans leurs vaisseaux, jusqu'à ce que, sans prévenir, ils quittèrent l'orbite avant d'aller droit sur Gladsheim.

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Thune avait envoyé un autre ordre d'évacuation désespéré, mais il n'eut que peu d'effet. Les familles autour de Gladsheim, avaient non seulement choisi de migrer vers Harvest, la colonie la plus distante de l'empire, mais aussi de vivre dans les coins les plus reculés de la planète, le plus loin possible de la civilisation humaine. Ces colons avaient un fort caractère et étaient emprunts d’indépendance, ils avaient préféré rester et surmonter tout ça, et aujourd'hui ils avaient payé très cher leurs choix. Dans les trois heures qu'il a fallu pour rassembler la milice de leur campement temporaire sur la pelouse du bâtiment du parlement, remplir le conteneur de fret, et embarquer dans la ligne 4 du MagLev vers Gladsheim, plusieurs dizaines des fermes les plus éloignées avaient été frappées. Et l'une d'elles appartenait aux parents de Jenkins. Arrivé en bas de l'échelle, Avery avait fait marche arrière vers l’est à travers la gare. Une ligne de réfugiés s'étendait maintenant à travers le bâtiment caverneux : des parents soulevant des valises beaucoup trop remplies, les enfants portant des sacs à dos minuscules décorés des étoiles anthropomorphiques des dessins animés. Avery vit une fillette blonde de trois ou quatre ans, encore vêtue de son pyjama. Elle lui sourit avec de grands yeux aventureux, et il réalisa que ses parents avaient dû travailler dur pour maintenir cette situation désespérée amusante. — Je suis désolé, Dale. Juste un par personne, dit Mack. Un second avatar planait au-dessus d'un projecteur holographique intégré dans un scanneur d'inventaires qui se trouvait là où la rampe de chargement de la gare rejoignait la porte du conteneur. Là, Healy et l'escouade B/1 étaient occupés à distribuer les paquets de rations dans des caisses en plastique. — Oh, vous en avez un pour Leif. Mack fit un clin d'œil à un jeune garçon dont les cheveux étaient encore emmêlés par son sommeil, se cachant derrière les jambes de son père. Tout va bien se passer, dit l'IA, à qui le garçon renvoya le clin d'œil. Si un JOTUN d’un fermier tombait en panne, ou s'il endommageait accidentellement une ligne d'irrigation, Mack était toujours là pour aider. Le plus souvent, l'IA lançait une liaison COM, offrant convivialement des conseils gratuits bien avant que la personne ne réalise même qu'elle avait un problème. Au fond, Mack était l'oncle favori de tout le monde, et maintenant son avatar familier avait fait beaucoup plus pour calmer les réfugiés que les miliciens et leurs armes. Mais curieusement l'IA n'avait pas l'air de vouloir se montrer. Lors d'un rapide briefing dans le bureau du parlement de Thune, avant que l'armée ne parte pour Gladsheim, Mack avait exprimé qu'il irait plutôt aider à l'évacuation « en coulisse. » En fait, il n'avait jamais refusé de se manifester dans la gare de Gladsheim, mais Avery avait remarqué que Mack paraissait un peu froid, sa bonne humeur n’étant pas aussi naturelle que durant la célébration du solstice. Peut être dans un élan de compassion suite aux événements tragiques de la journée. Mais, quelle 223

que soit la raison, les bizarreries de la personnalité de l'IA n'étaient pas les principaux soucis d'Avery. Le Lieutenant-Commandant al-Cygni avait passé beaucoup plus de temps avec Mack que lui, et lors du briefing, elle avait accepté la réticence de l'IA sans sourciller. Avery arpenta l'extérieur de la gare, longeant la ligne de réfugiés jusqu'à ce qu'il atteigne la porte. Byrne était déjà debout à côté de Ponder, mais le Capitaine attendait que Avery se rapproche, pour annoncer d'un murmure rauque : — Certains JOTUNs de Mack viennent de repérer un convoi se déplaçant à travers les champs vignes. — Combien de véhicules ? demanda Avery. Ponder regarda Mack. L'IA devait avoir surveillé leur conversation, car après avoir retiré son chapeau devant une femme aux cheveux gris qui tenait ses deux petits-enfants par les mains, l'IA indiquait de sa main tendue : cinq. Avery avait vu les champs de vignes depuis le toit. Les larges rangées de vignes palissées s’étendaient de la ville dans toutes les directions. La plupart des raisins étaient de consommation courante, mais certains étaient cultivés pour le vin. En effet, la population la plus distinguée était prête à faire le trajet d'une journée de Gladsheim à travers la plaine d’Ida pour gouter les produits de petits vignobles de la région, un des principaux charmes d'Utgard. Avery savait que les gens du convoi devaient couper à travers les vignes pour rester en dehors des routes. En cette fin d'été, le sol des vignobles était sec et bien tassé, donc ils devraient pouvoir se déplacer vite tout en restant hors de vue. Mais il savait aussi que Ponder n'aurait pas sollicité son aide à moins qu'il n’y ait un problème. — Mack suit deux vaisseaux de largage, dit Ponder, ceux-là mêmes qu'ils ont utilisés dans les jardins. — Mes couilles ! Cracha Byrne — Prenez un 'Hog, voyez ce que vous pouvez faire. Le Capitaine grimaça, il venait de tendre son cou pour mieux voir la foule. Mais vous devez faire vite. Plus qu'un conteneur, et nous en avons terminé. — Des signes de la famille de Jenkins ? demanda Avery. Encore une fois Ponder regarda Mack. L'IA ne saluait pas les gens juste pour être amicale. Des caméras et appareils photo dans le projecteur holographique scannaient les visages pour les comparer à la base de données de recensement de Harvest. Mack secoua la tête : non. — Espérons qu'ils soient dans ce convoi, dit Ponder avant que l'écho d'une autre frappe de plasma ne parvienne jusqu'au hangar, encore plus fort que les précédentes. Nous devons bouger, même s’ils n'y sont pas.

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Moins d'une minute plus tard, Avery et Byrne conduisaient un autre des Warthogs de la milice vers l'ouest, le long de la rue principale. Avery était derrière le volant, Byrne maniait le M41 du véhicule, une TAAL1, une mitrailleuse rotative à triples canons montée sur une tourelle pivotante fixée à l'arrière du véhicule. La TAAL était l'arme la plus puissante dans l'arsenal de la milice et elle aurait été plus que suffisante pour toutes les opérations de sécurité interne. Mais Avery ne savait pas si elle allait faire le poids face aux tourelles des vaisseaux de largage extraterrestres. Il tourna brusquement sur la droite sur une avenue en direction du nord, suite à une indication que Mack envoya sur le tableau de bord du véhicule. Encore quelques rues, et ils seraient bientôt dans la zone industrielle, leur vue limitée par la hauteur des bâtiments métalliques. Avery tourna une fois de plus sur une avenue vers l'ouest, les conduisant à l'entrée de la ville, puis arrêta subitement le Warthog dans un crissement de pneus. L'un des vaisseaux de largage était là, juste au-dessus des vignes, sa tourelle tirant au loin, dans les champs. Tout près, une berline et un transporteur poussiéreux brulaient sur une bande de poussière rouge, entre les vignes et la ville. Les portes des deux véhicules étaient ouvertes, la preuve que leurs occupants avaient au moins essayé de fuir. Mais ils n’étaient pas allés très loin. Une ligne de cadavres encore fumante était exposée au sol, là où la tourelle les avait abattus. Avery vit quelque chose sortir du conteneur du transporteur. Il scintillait dans la fumée provoquée par les moteurs du transporteur, Avery reconnu l'extraterrestre à l'armure doré, avant même de pouvoir l'apercevoir clairement, le marteau en bandoulière sur son dos. La créature tenait une valise dans l'une de ses pattes, et un corps dans l'autre. Avery regardait la créature qui déposait ses deux « trophées » sur le sol, l'extraterrestre se pencha et ouvrit la valise en la déchirant avec ses griffes. N’ayant pas encore remarqué la présence des deux Marines, il tria soigneusement les vêtements. — Nous arrivons trop tard, siffla Byrne. — Non. Avery venait de voir un corps bouger, un homme mince, sa coupe de cheveux laissait suggérer que l'extraterrestre en armure dorée l'avait étranglé. On a un survivant. Byrne s'arc-bouta contre la TAAL. Faites que ce fils de pute se lève. Avery enfonça le klaxon du Warthog. Ne le relâchant qu’une fois le bourdonnement des unités anti-gravité des vaisseaux de largage ne soit étouffé par le bruit de son klaxon. Quand l'extraterrestre se redressa pour faire face au son, Byrne le laissa les repérer.

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Tourelle Anti-Aérienne Légère.

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Des étincelles bleues jaillirent du bouclier énergétique de l'extraterrestre quand les balles de la TAAL de calibre 12.7mm, le percutèrent. La créature chancela vers l'arrière, et, pendant un instant, Avery pensa que le feu soutenu de Byrne allait suffire pour terrasser l'extraterrestre, mais ce dernier roula sur le côté derrière la berline. À ce moment même, le vaisseau de largage se retourna, déployant des insectes bourdonnants depuis ses baies. Avery resta stable, et laissa Byrne faire feu sur l'essaim. Puis il vit le crépitement d’un éclair doré. — Accroche-toi ! cria Avery, puis il tira sur le levier de vitesse du Warthog, passa la marche arrière et écrasa la pédale d’accélérateur. Mais avant même que le véhicule n’ait reculé de plus de quelques mètres, l'extraterrestre en armure dorée déboulait sur l'avenue, abattant son marteau dans un puissant hurlement. L'arme écrasa l'avant du Warthog et taillada le treuil de remorquage. Le moteur du Warthog était indemne, mais la force de frappe de l'extraterrestre était telle, que les roues arrière du Warthog ne touchaient plus le sol. — Roule ! cria Byrne, luttant pour stabiliser la TAAL tandis que le Warthog retombait sur ses roues. Mais Avery avait déjà changé de vitesse, et maintenant le véhicule bondissait en avant, frappant l'extraterrestre en armure dorée en plein dans la poitrine, et fonçait sur l'essaim. Un insecte vola dans le pare-brise, fissurant la vitre avant de mourir dans une explosion de couleur moutarde sanglante qui recouvrit les lunettes de tir de Avery. Alors que Avery jetait ses lunettes sur le côté, un autre insecte s'écrasa sur le véhicule, rebondit sur le pare-choc, et vint s'écraser sur les plaques blindées fixées sur les canons de la TAAL. — Dégage ! hurla Byrne alors que la créature parvint à se dégager. Ses pattes s'agitaient dans tous les sens, coupant le bras du Sergent-Chef. Même si c'était une blessure peu profonde, cela ne fit qu’attiser la colère de Byrne. Il balança la tourelle tout autour de lui, et finit par toucher l'insecte d’une longue rafale. Mais ils étaient dans l'essaim maintenant, et les insectes survivants les ralentissaient énormément, Byrne distribuait volontiers toute sa rage. Le Warthog s’arrêta brusquement de nouveau, l'impact fut si brutal, que le menton d'Avery vint se casser sur son torse et envoya l’insecte à travers le pare-brise blindé. Mais l'accident était intentionnel ; Avery avait conduit le Warthog droit dans la berline, y écrasant l'extraterrestre à l'armure dorée. La créature hurla de douleur, il avait lâché son marteau, et maintenant ses seules armes étaient ses pattes gantées, avec lesquelles il frappait sur le capot du Warthog, les coups résonnants comme sur une cloche. — Qu'est ce que t’attends ? cria Byrne tandis que Avery dégaina son M6 et mit le pistolet en face du visage de la créature. Tues cet enfoiré !

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Mais Avery n'appuya pas sur la gâchette. Au lieu de ça, il lança un regard furieux vers la cabine de pilotage du vaisseau de largage : vous me tirez dessus ? Je tire sur votre foutu chef. La tourelle du vaisseau avait pivoté pour faire face au Warthog. Du plasma bleu et lumineux craquelait à l’intérieur de ses deux canons. Mais qu'elle que fut la créature dans la cabine, elle prit en compte l’avertissement d’Avery, et l'arme ne tira pas. — Byrne. Va chercher le survivant. — T’es malade ? L'extraterrestre en armure arrêta de se débattre, il mit ses pattes contre le bloc moteur du Warthog, et essaya de pousser le véhicule en arrière. Avery donna un coup d'accélérateur, faisant patiner les roues dans les vignes et appliquant une pression supplémentaire sur l'extraterrestre. — Fais-le ! cria Avery. L'extraterrestre arrêta de pousser et hurla de douleur. Byrne lâcha la TAAL et marcha lentement vers le civil blessé, la tourelle du vaisseau de largage suivait lentement son parcours. Byrne aida l'homme mince à se relever, il mit son bras sur son épaule, et le conduisit jusqu'à la place du passager sur le Warthog. — Ça va aller, lui dit Avery alors que Byrne bouclait la ceinture sur l'épaule de l'homme. Il était à peine vêtu, ne portait qu'un short à rayures et un débardeur blanc qui était incrusté dans sa poitrine. Son visage et ses bras étaient recouverts de brûlures au deuxième et au troisième degré. Quand l'homme essaya de parler, Avery secoua la tête, — Détends-toi. — J'y suis, dit Byrne en s'installant de nouveau derrière sa tourelle. Et maintenant ? Avery regarda les yeux jaunes de l'extraterrestre. — Dès que j'ai mis les gaz, tu exploses la face de notre ami doré. Byrne grogna. — Compris. Avery mit pied au plancher. Le Warthog sauta en arrière, et l'extraterrestre en armure hurla à nouveau. Avery eut à peine le temps d'apercevoir les blessures de l'extraterrestre avant de tourner la tête pour voir où il allait. La cuisse droite de l'extraterrestre était brisée. La plaque blindée sur ses jambes avait été profondément entamée, et deux bouts d'os ressortaient de sa peau ensanglantée. Aussi mauvaise que la blessure fût, elle avait sauvé la vie de la créature. Dès l’instant où Byrne ouvrit le feu, la jambe de l'extraterrestre flancha et il tomba au sol. Byrne n’eut pas le temps d'ajuster sa cible avant que Avery ne fasse déraper les roues du Warthog, retournant vers les entrepôts. Les tirs de la tourelle à plasma du vaisseau de largage, brulaient la chaussée derrière eux, les deux Sergent-Chefs et leur seul survivant, retournaient à la gare. 227

— Capitaine ! aboya Avery dans son micro. Nous sommes en route ! — Nous avons des insectes dans la cour et il y a de l'hostilité dans l'air ! répondit Ponder. Avery pouvait entendre les cris et les tirs à travers la liaison COM. Nous chargeons les derniers civils à présent, nous avons besoin de vous pour nous couvrir ! — Byrne, vous voyez un autre vaisseau ? — Au château d'eau ! À gauche à la prochaine intersection ! Avery balança le Warthog sur la rue principale de Gladsheim dans un dérapage contrôlé. Un instant plus tard, il vit le second vaisseau de largage extraterrestre au nord au-dessus de la gare, sa tourelle pilonnait la cour en dessous. Byrne ouvrit le feu sur une des baies de largage de troupe avec une longue rafale, ce qui attira la tourelle du vaisseau vers eux. Mais Avery avait déjà le pied sur l'accélérateur, et la réponse de la tourelle ennemie vint s'écraser dans la rue derrière eux. — Il nous prend en chasse ! cria Byrne Allez ! Allez ! Allez ! Avery pressa sa botte sur l'accélérateur, très vite le Warthog roulait à vitesse maximale vers la limite est de la ville. Malgré le feu sans interruption de Byrne, le vaisseau se rapprochait dangereusement d’eux. Avery pouvait sentir la chaleur des tirs de plasma surchauffé à l’arrière de son cou. — Accroche-toi ! cria Avery, il tira le frein à main de toutes ses forces, le Warthog vira complètement à droite. Les roues avant du Warthog étaient bloquées, mais ses roues arrière pivotaient sur la gauche, faisant percuter le véhicule sur la base du château d'eau. Avery lança un regard à son passager, pour s’assurer de son état, mais l'homme avait perdu connaissance sous le choc. — Vous êtes entiers ? La voix de Mack bourdonnait dans le casque d'Avery. L'IA semblait bien calme par rapport au chaos ambiant. — Pour l'instant, grimaça Avery, alors que le vaisseau survola le Warthog, allant trop vite pour essayer de suivre la queue de poisson. Il n'eut pas le temps de voir le château d'eau arriver, et il percuta le réservoir de plein fouet, des explosions retentirent, le vaisseau tangua puis disparu derrière l’hôtel de Gladsheim. — Tout le monde est parti ? — Tout le monde sauf vous, répondit Mack. Le Warthog faisait désormais directement face au dépôt. Au bout de l'avenue, Avery pouvait voir un conteneur de fret quitter la gare, prenant de la vitesse. — Envoie une autre caisse ! On va se jeter droit dedans ! — J'ai une meilleure idée, déclara Mack Marche arrière, droit dans les vignes. — Tu peux toujours courir ! cria Byrne. Avery, décocha le levier de vitesse. — Vaisseau de largage droit sur notre cul, Mack. — Je sais. L'IA semblait positivement joyeuse. 228

Quelques secondes plus tard, tout ce que Avery pouvait voir était une nuée de feuilles, une flopée de bourgeons et de grappes de raisins tandis que le Warthog fonçait vers l'Est à travers les rangées de vignes. — Quel est le plan ? — Il y a une voie d'évitement d'urgence à 2,3 kilomètres à l'est de votre emplacement actuel, révéla Mack. Un autre conteneur qui vous attendra là bas. Au même moment, le vaisseau réapparu derrière eux. Sa tourelle flamboya, envoyant des tirs aveugles à travers la poussière du Warthog. Avery fit une embardée pour éviter un nid-de-poule créé par les tirs de plasma. — Enfin, il n’attendra pas, pas exactement, continua Mack. Quelle est votre vitesse actuelle ? — Cent vingt ! — Excellent, ne vous arrêtez pas. Les doigts serrés sur le volant, Avery roulait à toute vitesse dans la rangée de vignes, faisant de son mieux pour éviter les cratères d'impacts supplémentaires. Mais il ne pouvait pas tous les esquiver et garder sa vitesse. — Stabilise-toi ! Salaud ! hurla Byrne, alors que le Warthog venait de rebondir dans un cratère. Les oreilles d’Avery sifflaient à cause des canons de la TAAL, les tirs continus, et du cliquetis de ses cartouches en laiton qu'ils crachaient à l'arrière du Warthog. — Je t'emmerde ! cria-t-il a Byrne alors qu’un tir de plasma passa si près que la sueur sous son treillis faillit bouillir. — Pas toi ! Le salaud à 6 heures ! Le vaisseau commençait à se déplacer d’avant en arrière, essayant d'obtenir l'angle de tir parfait. Sa tourelle ayant subit des dégâts, ses tirs atterrissaient tout autour du Warthog, le champ de vision du vaisseau était obstrué par les fils métalliques qui gardaient les vignes palissée entre les poteaux verticaux. Avery savait que son petit manège ne durerait pas éternellement. — Mack ?! — Continuez, vous y êtes presque… Le vaisseau tira une salve de plasma juste devant le Warthog, remplissant la rangée de bulles de métal en fusion et de poussière. Avery posa une main sur le coup de son passager civil et le poussa vers l'avant, le décollant de son siège et plaça sa tête sous le tableau de bord. Les tirs de plasma percutaient les grappes de raisins, les pulvérisant et emplissant l'atmosphère d'un nuage brulant de raisin vaporisé. — On est sur le point de se faire rôtir ! Cria Avery, qui avait les bras et le visage piqué au vif par le nuage. Puis quelque chose explosa derrière lui. — Oh putain de merde ! S'enthousiasma Byrne.

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Avery ne vit pas le vaisseau exploser, ni comment les baies de largage avaient dû percuter les vignes. Mais il avait vu certain de ces tueurs : un escadron de JOTUN épandeurs, passant comme des éclairs du nord au sud. Mack avait tendu un piège, il avait guidé ces missiles de fortune subsoniques droit sur le vaisseau, connaissant l'allure du vaisseau, et l’utilisation du Warthog d’Avery comme d’un leurre, son destin était scellé. — La voie de garage est juste devant vous, annonça Mack, comme si rien de particulièrement excitant c'était produit. J'aimerais arrêter le conteneur, mais la cible principale vient d'augmenter sa vitesse par un facteur de trois. Alors que le Warthog heurta un fossé entre deux parcelles de vignes, Avery se dirigea vers le sud, roulant sur une plateforme polycrete. Il pouvait voir le conteneur venant de l'ouest, glissant à une vitesse convenable. Mack devait surveiller le Warthog depuis les caméras des JOTUNs, ajustant la vitesse du conteneur autant que nécessaire, car Avery atteignit la rampe de chargement pile au bon moment pour passer à travers la porte ouverte du conteneur où ce trouvais Ponder, Healy et une poignée de recrues. Le Warthog s'abattit sur le sol métallique du conteneur, et dérapa jusqu'a s'arrêter. — Healy ! Appela Avery en sautant de son siège. Nous avons un blessé ! Mais l’Infirmier avait déjà sprinté vers le Warthog, suivit de près par Jenkins et Forsell. Jenkins s'arrêta net, et fixa le rescapé civil avec colère et confusion. — Où sont les autres ? — C'est le seul, répondit Byrne, tirant l'homme inconscient de son siège et le posant sur le sol. Healy regarda les brûlures de l'homme et secoua la tête. Puis il prit un bandage antiseptique dans sa trousse de secours et l’appliqua sur la poitrine brûlée de l'homme. Jenkins lança un regard désespéré à Avery. — Nous devons y retourner ! Avery le raisonna. — Non. — Que voulez-vous dire par non ? Pleura Jenkins — Un peu de dignité, grogna Byrne en se levant. Avery lança un regard de colère à Byrne : laisse-moi m'occuper de ça. — Le vaisseau fonce droit vers la ville. Il montra à Jenkins la tôle froissée du Warthog. Si nous y retournons, nous sommes tous morts. — Et ma famille ? cria Jenkins, des sanglots dans la voix. Avery lança sa main vers l'épaule de Jenkins, et cette fois il la posa. Mais Jenkins la repoussa. Durant un moment, le Sergent-Chef et sa recrue se regardèrent dans les yeux. Les poings serrés de Jenkins tremblaient. Avery songea à toutes 230

les choses dures qu'il pouvait dire pour remettre la recrue insubordonnée dans le rang. Il savait qu'aucune d'entre elles ne fonctionnerait aussi bien que la vérité. — Ils sont partis. Je suis désolé. Des larmes dégoulinèrent de ses yeux, Jenkins se tourna, et repartit à l'arrière du conteneur. Il y prit une plateforme ascenseur jusqu'à une épaisse porte de métal qui l’aurait mené à la cabine de commande si le conteneur avait continué son chemin habituel le long des ascenseurs spatiaux de Harvest pour devenir un vaisseau-cargo. Tandis que le conteneur accélérait à travers la plaine d'Ida, Jenkins regardait à travers l'épais hublot, il voyait le vaisseau extraterrestre projeter son ombre sur Gladsheim. Il pleura alors que le plasma pleuvait sur la ville. Les incendies des entrepôts d'engrais de Gladsheim devaient sans doute être plus lumineux qu’Epsilon Indi à son zénith. Les braises des bâtiments éventrés seraient encore brulantes le lendemain matin. Au bout du compte Avery finirait par rejoindre Jenkins en haut de l’ascenseur et raccompagner le soldat en deuil jusqu'à ces camarades miliciens. Mais pour le moment, il observait Healy soigner le dernier réfugié de Gladsheim. Alors que l’Infirmier bandait les blessures qu’il ne pouvait soigner convenablement, n’ayant de compétences adéquates, Avery réalisa que les pertes d'aujourd'hui n'étaient que le début. Et pire : que si parquer la population de Harvest dans Utgard était le plan d'évacuation du Lieutenant-Commandant al-Cygni, alors il n'avait rien fait de plus pour cet homme, ou aucun de ces réfugiés, que de retarder l'inévitable.

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Chapitre 18 RELIQUAIRE, HAUTE ORBITE

La station orbitale étrangère était bien plus spacieuse qu’à ce que Dadab s’attendait. Même si son intérieur était sombre et très froid, il pouvait sentir l’espace planer tout autour de lui, s’étendant hors de la double coque incurvée qui était la seule barrière contre le vide. La pale lumière bleue provenant des noyaux d’énergie empilés que lui et les autres Unggoys avaient apportés du Rapid Conversion illuminaient six longerons d’argent qui couraient le long de l’installation. Les longerons étaient croisés avec des poutres, plus épaisses que Dadab était grand. Les Jiralhanaes avaient déterminé que la station orbitale faisait office d’un système de levage utilisé par les étrangers pour transporter des marchandises depuis la surface. Sur les ordres de Maccabeus, les Unggoys avaient établi des avant-postes aux sept jonctions des câbles, des interstices dans la coque pour les câbles dorés qui s’étendaient depuis la surface de la planète, à travers la station orbitale, jusqu’à un autre arc d’argent beaucoup plus haut. Dadab n’avait pas entièrement compris pourquoi le Chef de clan avait tellement envie d’une garnison dans l’installation après l’avoir ignorée pendant de nombreux cycles ; si quelque chose de dangereux arrivait des câbles, le Rapid Conversion pouvait la vaporiser bien avant qu’elle n’atteigne la station. Mais il n’avait pas insisté pour d’autres précisions. Quelque chose se tramait sur le vaisseau Jiralhanae, une étrange tension entre Maccabeus et sa meute. Jusqu’à ce que les choses ne reviennent à la normale, Dadab était plus qu’heureux de quitter le croiseur. Arriver à bord de la station avait été en quelque sorte un défi. Naturellement, aucun de ses sas n’était dimensionné pour s’adapter à un vaisseau de largage Spirit, et pour finir, les Jiralhanaes s’étaient fait un chemin à l’intérieur de la même manière que les Kig-Yars avaient abordé les vaisseaux de charge étrangers : en brûlant et perforant la coque avec un cordon ombilical. C’était en fait une suggestion que Dadab avait faite, et l’apparente originalité de son plan avait hérissé la fourrure de Tartarus. Lorsque l’agent de sécurité interpella Dadab pour expliquer comment il était arrivé à une idée si ingénieuse, le Diacre attribua la solution à Lighter Than Some. C’était surtout pour éviter de déterrer les détails l’incriminant lors de son séjour sur le corsaire Kig-Yar, mais Dadab espérait aussi relever l’estime attribuée au Huragok. Lighter Than Some n’avait pas encore fini de réparer le Spirit endommagé, et son absence de 232

progrès usait la patience de Tartarus. Lorsque Dadab avait offert à son ami un au revoir avant son départ pour la station, le Huragok avait signé qu’il avait presque fini son travail. Mais aux yeux du Diacre, du moins de l’extérieur, le Spirit paraissait plus abimé que jamais. Il s’avérait que l’insertion du cordon ombilical était plus compliquée que ce que Dadab avait imaginé. Contrairement aux vaisseaux de charge étrangers, la double coque de la station orbitale était composée d’une sorte de matériau réactif, une mousse jaune spongieuse conçue pour combler instantanément les trous faits par les micrométéorites et autres débris de l’espace. Mais finalement la pointe pénétrante et brûlante du cordon ombilical s’était fait son chemin. Tartarus et Vorenus avaient été les premiers à sauter à travers la barrière d’énergie chatoyante de l’allée centrale de la station avec des fusils spikers. À la surprise de Dadab, les deux Jiralhanaes restèrent à peine assez longtemps pour humer l’air intérieur, inspectant la station dépourvue de vie comme les analyses du Rapid Conversion l’avaient révélé. Après un ordre brusque d’utiliser au minimum les canaux de transmissions, Tartarus et Vorenus partirent, laissant Dadab guider soixante Unggoys terrifiés par le noir profond de l’intérieur. Le Diacre ordonna d’allumer les noyaux d’énergie et ils partirent, s’équipant de quelques stations de recharges du méthane et autres équipements lumineux. Tartarus avait donné à Dadab un pistolet à plasma, même si le Diacre n’avait pas l’intention de faire feu, il l’avait gardé accroché à son harnais pour apaiser le tempérament de l’agent de sécurité. Ce choix avait eu des répercussions inattendues : en réglant la puissance au minimum, le pistolet faisait office de torche, une émeraude brillante créait un cortège de gemmes de moindre éclat. Tous les Unggoys se positionnèrent rapidement, huit ou neufs à chaque jonction de câble. Jusqu’à présent, ils avaient passé près de trois cycles de sommeil loin du croiseur Jiralhanae. Dadab avait pris l’habitude de traverser l’installation au moins deux fois par cycle pour vérifier chaque campement. Après qu’il eut fait les voyages de long et en travers, il n’avait même plus besoin de prendre son pistolet. La passerelle était droite, excepté l’angle autour de la jonction, et bordée de grands gardecorps. Et avec l’étincelante lumière bleue des noyaux énergétiques groupés dans chaque campement, il était facile de naviguer de l’un à l’autre. Mais la confiance de Dadab, le plaisir qu’il éprouvait à faire ses rondes, naissait d’une source plus profonde. De manière étrange, ses cycles à bord de la station étrangère lui rappelaient la période la plus heureuse de sa vie : le temps qu’il avait passé au séminaire du Ministre de la Tranquillité. Le dortoir qu’il avait partagé avec d’autres Unggoys en formation de Diacre était un dédale de cellules profondes faiblement éclairées dans la base de la tour du Ministre de High Charity. Ils avaient passé beaucoup de 233

nuits artificielles en se rassemblant autour des noyaux d’énergie dans la ville sainte, se nourrissant depuis les raccords alimentaires et en s’aidant les uns et les autres dans la mémorisation des glyphes et des écritures. Aussi peuplé que le dortoir l’était, Dadab se rappelait de l’esprit de camaraderie de ces jours avec beaucoup de tendresse. Il espérait que son nouveau cloitre étranger pourrait avoir un effet similaire sur l’unification des Unggoys du Rapid Conversion. Mais la vaste majorité d’entre eux montraient encore peu d’enthousiasme pour son instruction religieuse. — L’un de vous voudrait visiter High Charity ? demanda le Diacre. Les huit Unggoys gardant une des jonctions le plus au centre étaient assis ensemble, les mains endurcies soulevées vers une bobine de chauffage branchée à l’un des noyaux. Le plasma rose flottant dans la bobine projetait une lueur surnaturelle, révélant les paires d’yeux sombres qui semblaient désirer que le Diacre fasse rapidement son laïus avant de passer au prochain campement. — À notre retour, je serais heureux de parrainer un pèlerinage. C’était une offre généreuse, mais les autres Unggoys ne dirent rien. Dadab soupira à l’intérieur de son masque. C’était une croyance très répandue parmi tous les vrais croyants que tout le monde devait voir High Charity au moins une fois dans sa vie. Le problème était que la ville sainte des San’Shyuums était constamment en mouvement, et les vastes distances entre les différentes flottes Covenantes et les lieux d’habitats faisaient du voyage un coût prohibitif pour les adeptes de la foi les moins prospères. Dadab était même choqué que ces Unggoys manquent même du désir de faire le voyage. — Le vaisseau sacré à lui seul vaut l’effort. Dadab utilisa ses doigts boudinés pour tracer la forme triangulaire du Vaisseau-Clé Forerunner dans les airs. C’est un spectacle grandiose. Surtout dans les bas quartiers. — Mon cousin vit dans ces quartiers, marmonna Bapap. Il était le seul Unggoy des vingt membres initiaux du groupe d’étude de Dadab dans ce campement particulier. Un Unggoy inhabituellement grand nommé Flim jeta un coup d’œil méchant à Bapap, et le seul élève impatient de Dadab fit de son mieux pour disparaitre dans son harnais. Flim s’assit sur une pile de caisses de matériels et de fournitures. Les fosses profondes et suintantes dans sa peau chitineuse indiquaient une lutte ancienne contre les bernacles, une affliction courante chez les Unggoys qui travaillaient dans les cales nauséabondes des grands habitats. Dadab savait qu’il n’était pas sage de tenir tête à un Unggoy assez coriace pour survivre à cette infernale profession. Mais il continua en ignorant la désapprobation de Flim. — Ah ? Quel quartier ? Bapap ne croisa pas le regard du Diacre. — Je … ne sais pas. — Quel est le nom de ton cousin ? Persista Dadab. Nous aurions pu nous rencontrer. La chance que ce soit le cas était d’une sur un million, 234

mais il était désireux de garder en vie l’étincelle de cette conversation. Tous les campements commençaient à se transformer en fiefs, et Dadab était désireux de renverser la tendance, les Unggoys comme Flim nuisaient à son pastorat, rendant impossible l’éducation de ses fidèles. — Yayap, fils de Pum, dit nerveusement Bapap, des grèves foudroyées de Balaho. Les Unggoys n’avaient pas de nom de famille. À la place, ils s’identifiaient formellement par les noms et lieux de naissance du patriarche favori. Dadab savait que Pum aurait pu être n’importe qui ; l’oncle de Bapap ou son arrière-arrière-grand-père ou certains chefs de famille mythiques que ses ancêtres vénéraient. Balaho était le nom du monde des Unggoys, mais Dadab n’était pas familier avec le quartier que Bapap avait mentionné. Mais il persévéra tout de même. — Est-ce qu’il travaille pour un ministre ? — Il sert les Sangheilis. — En tant que soldat ? — Comme sentinelle. — Il doit être très courageux. — Ou stupide, grommela Flim, sortant un paquet de nourriture de la pile, comme Yull. Il enfonça un côté du tube dans le paquet, visa le mamelon saillant de son masque avec l’autre extrémité, et se mit à téter la mixture. Les autres Unggoys se rapprochèrent de la bobine de chauffage. Le Diacre en savait très peu de la première excursion des Jiralhanaes sur la planète extraterrestre, les pourparlers dans les jardins. Il avait passé toute la mission sur le pont du Rapid Conversion, s’occupant du Luminaire. Mais Dadab savait que Bapap avait fait partie du contingent Unggoy, comme l’avait fait la plupart de son groupe d’étude. En partie grâce aux leçons du Diacre, c’était les Unggoys les plus fiables et les plus confiants du Rapid Conversion, et Maccabeus les avaient demandés spécifiquement. Tragiquement, l’un du groupe, Yull, n’était pas rentré. Et quand Dadab avait demandé pourquoi, Bapap et les autres n’avaient pas voulu répondre. Finalement Dadab avait pris son courage à deux mains pour se confronter à Maccabeus dans la salle du festin du Rapid Conversion. — Il était désobéissant, et Tartarus l’a tué, avait répondu le Chef de clan dans une franchise choquante. Tes élèves n’ont rien appris, Diacre. Rien qui les rendent utiles pour moi à présent. C’était une condamnation cinglante, une qui blessa profondément Dadab. — Je suis désolé, Chef de clan. Que voulez-vous que je fasse ? Mais le Chef de clan avait simplement regardé la mosaïque de la salle au sol, ses bras touffus et argentés serrés étroitement derrière son dos. Maccabeus n’avait pas dit grand-chose à tout le monde depuis qu’il avait reçu la réponse sèche du Ministre concernant la confirmation 235

jubilante du Reliquaire et l’Oracle. Après un silence gênant, troublé seulement par le crépitement des lampes à huile, Dadab s’inclina et se retourna. — Quel est le plus grand péché, demanda Maccabeus après que Dadab eut fait quelques pas en arrière, la désobéissance ou la profanation ? — Je suppose que cela dépend des circonstances. Le Diacre prit une grande respiration. Les vannes de son masque cliquèrent tandis qu’il choisissait soigneusement ses mots. Les punitions pour ceux qui défient sciemment les Prophètes sont sévères. Mais c’est aussi une punition pour avoir nui aux saintes reliques. — Les Prophètes. Les mots de Maccabeus s’atténuèrent laissant place à une période de réflexion silencieuse. — Chef de clan. N’y a-t-il rien que je puisse faire ? Dadab commençait à penser que ce n’était pas une discussion théorique, et que Maccabeus était dans une véritable crise. Mais la seule réponse du Chef de clan fut de rejeter Dadab avec un lent balayage du revers de sa patte. Tandis que Dadab se glissa furtivement hors de la salle, il vit le Chef de clan se positionner au-dessus de l’anneau de la mosaïque qui représentait l’Âge du Doute : une bande opale noire, chaque pierre mouchetée d’une teinte rouge, orange et bleue. Dadab s’attendait à ce que le Chef de clan lève les bras dans la pause de la prière, ou montre une autre déférence à un symbole qu’il traitait généralement avec respect. Mais le Chef de clan se brossa tout simplement le poil avec un de ses grands pieds à deux doigts, comme s’il était en train d’essuyer une tâche. Peu de temps après cela, Maccabeus avait envoyé le Unggoy sur la station orbitale. — Mets-toi debout, Bapap. Dadab se frotta les paumes devant la bobine de chauffage. Il est temps de faire le travail du Ministère, et j’ai besoin d’aide. Alors que Bapap refusa de se lever, Dadab marcha vers Flim et tira une trousse d’outil de la pile. Le grand Unggoy aspira un peu de mixture du tas, le faisant diminuer. Mais l’audace de Dadab avait stupéfié le petit tyran, et Flim n’avait pas protesté. — Apporte un noyau, dit Dadab à Bapap alors qu’il endossait la trousse à outil. Nous allons avoir besoin de lumière. Ceci dit, il partit vers le centre de la station. Il venait juste d’arriver au premier virage autour de la jonction la plus proche lorsqu’il entendu des pieds marteler le sol derrière lui. Dadab sourit et ralentit le rythme. Bapap arriva à ses côtés, ses bras berçant le noyau demandé. — Où allons-nous, Diacre ? — À la salle de contrôle de l’installation, je crois. — Qu’est ce qu’on recherche ? — Je le saurais lorsque je le verrais. Aussi loin que le Luminaire du Rapid Conversion le montrait, il n’y avait rien d’intéressant sur la station. Pas de relique, et certainement 236

aucune trace de l’Oracle de la planète, qui échappait au Luminaire depuis les pourparlers. Mais Babap savait qu’il devait y avoir d’autres boites intelligentes étrangères à bord de la station. Il avait l’espoir qu’elles contenaient des informations qui aideraient Maccabeus à trouver l’emplacement de l’Oracle, et ce faisant à dissiper sa sombre et profonde humeur, celle-ci qui était, du mieux que pouvait le comprendre Dadab, un produit du caractère insaisissable de l’Oracle et les craintes découlant du rapport du Chef de clan aux Prophètes qui lui avaient entièrement remis la faute. De l’autre côté de la jonction se trouvait une pièce cylindrique construite au large de la passerelle entre les deux câbles épais liés aux longerons au-dessus. La salle attirait l’attention de Dadab à chaque fois qu’il traversait la station ; d’abord et avant tout parce que c’était l’espace le plus vaste de l’installation, et ensuite parce que les portes métalliques coulissantes de la salle étaient fermement verrouillées. Ces dernières furent facilement contournées avec le levier de la boite à outils, et bientôt les deux Unggoys furent à l’intérieur de la salle, le noyau d’énergie de Babap éclaircissant les ombres avec la lumière bleue vacillante. Un petit escalier conduisait vers le bas dans un puits circulaire peu profond, la moitié du fond était bordée de sept tours blanches disposées ensemble pour former un arc. Avant même que Dadab ouvre un petit panneau métallique de la tour avec ses doigts épineux, il savait qu’il avait vu juste sur le contenu de la pièce. Mais ce qu’il ignorait c’est que son instint le menerait à découvrir des résultats aussi abondants. Chacune des tours était emballée avec des circuits intelligents, certaines dans des boites métalliques foncées familières, d’autres flottants dans des tubes remplis d’un liquide clair et froid, le tout connecté par un réseau complexe de fils multicolores. Dadab réalisa qu’il ne regardait pas des composants individuels stockés ensemble, mais plutôt une machine pensante unique. Une intelligence associée qui rendait primitive en comparaison les boites reliées de Lighter Than Some. — Où vas-tu ? demanda Bapap à Dadab qui bondissait dans l’escalier de la passerelle. — Je retourne au croiseur ! cria Dadab. Puis, alors qu’il se frayait un chemin à travers les portes semi-ouvertes de la salle : reste ici ! Ne laisse personne d’autre rentrer ! Dadab courut en direction du cordon laissé par le vaisseau de largage Spirit et passa devant l’avant-poste de Flim. Il ne dit pas un mot aux Unggoys rassemblés là où à ceux de la jonction du câble suivant. Il était tellement inquiet que l’un des Unggoys découvre peut être ce qu’il avait trouvé, qu’il attendit d‘avoir traversé la barrière d’énergie pour contacter le Rapid Conversion. Le Jiralhanae qui répondit à sa requête pour un rapatriement immédiat lui dit qu’il faudrait attendre, que deux des trois vaisseaux de largage opérationnels du croiseur étaient de sortie et que le troisième 237

était en réserve. Mais Dadab précisa qu’il avait des informations vitales pour le Chef de clan qui ne pouvaient tout simplement pas attendre, l’officier de pont Jiralhanae lui dit d’attendre d’un ton bourru. Un peu plus tard, Dadab était à l’intérieur de la cabine du Spirit, debout à côté d’un Jiralhanae junior nommé Calid ayant une fourrure brune clairsemée et la peau marbrée, qui ne dit rien jusqu’à ce que le Spirit arrive près du Rapid Conversion et qu’il reçoive une communication que lui seul pouvait entendre à travers son unité de transmission. — Nous devons nous arrêter, gronda Calid, les doigts frappant une série de boutons holographiques sur le panneau de contrôle devant le siège du pilote. Le ton utilisé signala à Dadab que, ayant déjà sa chance pour demander ce vol non prévu, il était sage de ne pas remettre en question ce retard. Mais Calid lui expliqua sans l’avertir, comme si c’était la seule façon qu’il avait pour donner sens à la transmission était de la répéter à voix haute. — Il y a des combats. Dans le hangar. L’impatience de Dadab se transforma rapidement en de la panique quand ses pensées se tournèrent vers Lighter Than Some, flottant sans défense dans son atelier du hangar. Mais en dépit de la propre consternation évidente de Calid, l’aigre odeur piquante emplissant bientôt la cabine du Spirit, Dadab savait que le Jiralhanae allait suivre les ordres. Tout ce qu’il pouvait faire était attendre. Maccabeus avait passé sa vie à donner et recevoir de la douleur. Il avait une tolérance exceptionnelle pour elle, mais l’agonie de son fémur fêlé était presque trop lourde à supporter. Vorenus, qui avait été aux commandes du Spirit quand la blessure de Maccabeus eut lieu, avait muni le Chef de clan d’une attelle magnétique qui conservait sa jambe immobile. Mais Maccabeus savait qu’il faudrait au moins un cycle entier de sommeil dans la suite chirurgicale du Rapid Conversion avant qu’il puisse commencer à se concentrer sur autre chose que la douleur insupportable de sa blessure. Malheureusement, il n’obtiendrait pas de tel répit. Pas tout de suite du moins. La situation à l’intérieur du hangar était désastreuse, et si Maccabeus ne la prenait pas en charge rapidement, il devrait s’occuper plus tard d’une situation encore pire. Le pont autour du Spirit du Chef de clan était jonché de morts Yanme’es. Il était difficile de dire combien. Le spiker de Tartarus avait réduit la plupart des créatures en des fragments de coquille et de membres suintants. Les autres Yanme’es vrombissaient de colère contre les murs, les évents et les poutres au plafond du hangar, leurs crânes en pointe de flèche pivotant follement alors que leurs antennes avaient du mal à évaluer l’espace aérien encombré. Dans un élan de colère et de battements d’ailes, l’un des Yanme’es fonça droit sur Tartarus, pour seulement disparaitre dans un jet jaune alors qu’une volée de pointes 238

rougies par la chaleur perforèrent sa carapace et se plantèrent dans la paroi tribord. — Calmez-vous ! Tartarus balaya son arme à travers l’essaim furieux. Calmez-vous, ou je vous découpe ! Son unité de transmission traduisit ses mots dans le simple langage Yanme’e, une cacophonie de clics aigus alors que le frottement des leurs ailes cireuses se répercutaient dans tout le hangar. Maccabeus rassembla ses forces et cria : — Ne tirez pas ! — Ils vont encore foncer sur lui ! cria Tartarus. Sous son bras gauche, il tenait l’Huragok frétillant. Le Chef de clan boita en bas de la rampe créée par la porte de débarquement ouverte du Spirit, s’appuyant sur le Poing de Rukt. À la vue du Chef de clan, les Yanme’es s’accroupirent près du mur du hangar. Mais Maccabeus savait que ce repos soudain ne signifiait pas qu’ils s’étaient calmés. Les ailes tremblantes des créatures étaient encore sorties, et alors que le Chef de clan marchait jambes tendues vers Tartarus, il pouvait sentir des dizaines d’yeux oranges brillant suivre ses progrès. À l’instant où la porte de débarquement du Spirit s’était ouverte à l’intérieur du hangar, la demi-douzaine de Yanme’es qui avaient survécus à l’assaut sur la ville étrangère avait attaquée le Huragok, assaillant la créature infortunée qui flottait depuis la cabine cassée de du Spirit jusqu’à son atelier, ses tentacules pleins de boites de circuit et d’autres composants. Cette attaque agita les dizaines d’autres Yanme’es déjà dans le hangar, et s’il n’y avait pas eu les rapides réflexes de Tartarus et sa bonne visée, ils auraient déchiqueté le Huragok. — Relâche ton emprise. Maccabeus grimaça alors qu’il s’arrêta devant son neveu. Malgré l’attelle il pouvait sentir son fémur brisé, les deux bords dentelés se frottant ensemble. Ou c’est toi qui le tueras. Les yeux de Tartarus s’élancèrent à travers l’essaim anxieux. — Non ! Les Yanme’es sont devenus fous ! — Relâche-le. Maccabeus exhala pour diminuer la douleur. Je ne vais pas le demander une deuxième fois. Tartarus se tourna vers Maccabeus, montra ses dents et gronda. Le Chef de clan savait que le sang du jeune commençait à monter. Mais la douleur de Maccabeus lui avait fait perdre sa patience. Il donna un coup vicieux dans la joue de son neveu, traçant des lignes sanglantes jusqu’aux lèvres. Tartarus glapit et remit rapidement en liberté le Huragok. Immédiatement, la créature commença à agiter ses membres translucides roses. Mais ce n’était pas ses mouvements habituels dans la langue des signes, plutôt un effort pour retrouver son équilibre. La prise de Tartarus avait temporairement dégonflé plusieurs de ses sacs. — Mets-le dans une chambre, grommela Maccabeus. Tartarus fit quelques pas en arrière, les épaules en boule dans une pause qui n’était pas entièrement soumise. Mais le Chef de clan n’avait pas la force de 239

maintenir son neveu fermement en place. Il avait eu une journée épuisante. Ritul était mort. L’intelligente attaque des étrangers avait pris par surprise le pilote inexpérimenté. Lorsque le Spirit du jeune Jiralhanae s’était écrasé, le nez dans les champs de vignes, il était resté coincé à l’intérieur de la cabine. Tartarus, qui était embarqué dans le même compartiment de troupe du Spirit, avait à peine eu le temps de se sauver avant que le vaisseau de largage ne prenne feu. Quand bien même Tartarus avait risqué sa vie pour sauver son compagnon, griffant et cassant des bandes de métal pliées qui gardaient en cage Ritul, jusqu’à ce que les flammes et la chaleur deviennent trop grandes. Quand le Spirit de Maccabeus se posa à côté de l’autre pour récupérer son neveu, le Chef de clan avait senti la chaire carbonisée de Ritul sur la fourrure de Tartarus. Mais Maccabeus savait qu’il avait le sang de Ritul sur ses mains. Il aurait pu garder sa meute à bord du croiseur pendant qu’il brûlait les étrangers dans leurs maisons. Il n’y avait pas besoin d’eux pour descendre dans la ville ennemie, excepté ceux que Maccabeus avait choisis pour continuer les recherches de reliques, en violation directe des instructions du Ministre visant à vitrifier la planète et tout ce qu’elle contenait. Mais le Luminaire avait montré que la ville était pleine d’objets sacrés, sans doute emportés par les étrangers dans leur retraite. Et le Chef de clan ne pouvait pas supporter de voir de telles bénédictions cachées oblitérées par le canon de son croiseur. Pour un aussi grand péché que de désobéir aux Prophètes, Maccabeus avait décidé que la destruction des créations des Dieux était encore pire. Et tandis qu’il ne se souciait que peu des étrangers, n’éprouvant aucun remords alors qu’il les entassait pour l’abattage, il était prêt à retarder leur anéantissement si cela signifiait la récupération des reliques qu’ils possédaient, en particulier leur Oracle. Les sacs de Lighter Than Some éclatèrent en une série d’éructions paniquées. Deux Yanme’es s’étaient glissés dans un compartiment de troupe endommagé du Spirit et s’apprêtaient à bondir depuis l’intérieur des portes entrouvertes jusqu’à l’atelier du Huragok. Puis le Huragok fit quelque chose que Maccabeus n’avait jamais vu auparavant. Chacun de ses sacs sains se gonfla de deux à trois fois leur taille normale et il commença à se battre lui-même avec ses tentacules, une surprenante, profonde et menaçante percussion. Lighter Than Some flotta vers les Yanme’es et aurait continué droit dans leurs griffes si Maccabeus n’avait pas saisi un de ses tentacules pour le tirer vers l’arrière. — Par les Prophètes, quelle est cette nouvelle folie ? grogna Tartarus. — Vorenus, dit Maccabeus, parant les coups colériques des autres tentacules du Huragok. Tue ces deux-là. Le Jiralhanae au poil beige sortit son fusil spiker de sa ceinture et déchiqueta les Yanme’es sur le compartiment de troupe. Ces deux morts soumirent finalement l’essaim ; tous les insectes dans le hangar cachèrent 240

leurs ailes sous leurs coques et baissèrent leurs antennes. Mais le tir de Vorenus ne servit qu’à augmenter la consternation du Huragok. Il cessa de se débattre dans les bras du Chef de clan, mais seulement pour qu’il puisse conclure par une férocité encore plus grande. Maccabeus s’agita vers Vorenus, et lui donna la garde du Huragok. — Récupère le Diacre, dit-il, s’appuyant lourdement sur son marteau. L’unité de transmission de Vorenus bourdonna. — Chef de clan. Le Diacre attend à l’extérieur du hangar. — Et bien laissent l’entrer par tout les moyens. Presque instantanément, le Spirit de Dadab glissa à travers la barrière énergétique du hangar et vint s’arrêter brusquement à côté du vaisseau de largage de Maccabeus. Le Chef de clan attendit que le Diacre fasse son chemin à travers les cadavres Yanme’es, fit face au Huragok et ordonna : — Dis-moi ce qu’il dit. Le Diacre et le Huragok commencèrent une conversation, une succession de membres et de doigts s’agitant. — Assez ! Cassa Maccabeus. Parle ! — Je suis profondément désolé pour l’attente, Chef de clan. La voix du Diacre était tendue. Le Huragok offre ses plus sincères excuses, mais demande humblement que vous empêchiez les Yanme’es de perturber son travail à l’intérieur des compartiments. L’explication beaucoup trop maniérée du Diacre entraina le Huragok dans une colère de spasmes familiers. — Es-tu sûr que c’est tout ce qu’il a dit ? — Il souhaite également que vous sachiez… La voix du Unggoy était maintenant un cri étouffé à l’intérieur de son masque. Qu’il peut rapidement défaire tout ce qu’il a fait ! — Ce qu’il a fait ? Éclaire-moi, Diacre ! Dadab fit quelques signes simples avec sa main. Puis, alors que le Huragok se dirigeait dans son atelier dans un bêlement impatient, Dadab tomba à genoux devant Maccabeus. — J’assume entièrement la responsabilité de ses actes ! Et j’implore humblement votre pardon ! Maccabeus baissa les yeux sur le Diacre. Il semble que chacun soit devenu fou, pensa-t-il. Mais avant qu’il puisse dire au Unggoy de se relever, il fut distrait par un bruit métallique. Maccabeus observa, stupéfait, que les deux compartiments endommagés s’effondrèrent dans un amas fracassé de tôle blindée de la coque. Toute la structure interne avait été enlevée. Le Huragok flottait fièrement au-dessus de l’épave, comme s’il avait prévu de longue date cette démonstration spectaculaire. Il fallut un moment pour que Maccabeus comprenne ce que la créature avait révélé. Quatre véhicules se tenaient maintenant où les compartiments se trouvaient auparavant. Chacun d’eux était fait d’une collection de pièces légèrement différentes, mais ils partageaient la même conception 241

générale : deux lames prises ensembles en sandwich à l’intérieur d’un châssis renforcé, derrière chaque ensemble de roues se trouvait un unique générateur anti-gravité, et encore derrière lui un siège avec de hautes poignées, ce que Maccabeus supposait être les mécanismes de pilotage des véhicules. « Mais il y a plus ! » semblait dire le Huragok qui se balançait d’un véhicule à l’autre, activant les noyaux énergétiques montés au-dessus des générateurs des machines. Avec un crépitement d’étincelles et d’éructations d’échappement pourpres, les sièges des véhicules se levèrent sur le plancher du hangar, maintenant parfaitement équilibrés en contrepoids de leurs roues équipées de lame. — Qu’est ce que c’est ? demanda Maccabeus. Et dans quel but ? — Les étrangers ! gémit le Diacre, rampant plus près aux pieds nus et velus de Maccabeus. Tartarus se dirigea vers le véhicule le plus proche. — Mais où sont leurs armes ? Après une pause, Dadab leva lentement la tête du plancher. — Les armes ? — Bien que celles-ci auraient fait qu’une bouchée de ceux que nous avons rencontrés aujourd’hui. Tartarus passa un doigt sur l’une des roues, évaluant le potentiel létal de ces lames. S’il sentait encore la douleur du coup de son oncle, il ne le montra pas. — Les armes ! Oui, bien sûr ! Le Diacre cria en sautant sur ses pieds. Puis, d’une voix si faible que Maccabeus put à peine l’entendre à travers le bruit des générateurs des machines fonctionnant au ralenti : Le Huragok se fera un plaisir d’apposer tout l’armement dont vous avez besoin. Si le Chef de clan n’avait pas commencé à se concentrer sur la gestion paisible de sa douleur, il aurait pu remarquer avec plus de soin le changement de ton du Diacre. Mais à présent la seule chose qu’il voulait, c’était d’allonger sa jambe et la laisser se réparer. — Peut-être plus tard. Quand les Yanme’es se seront retirés. — Si je peux vous faire une suggestion ? Persista Dadab. — Tu peux si tu fais vite. — Laissez-moi prendre le Huragok sur la station orbitale, le garder en lieu sûr jusqu’à ce que nous puissions discerner la raison de l’agression injustifiée de la part des Yanme’es. Maccabeus connaissait déjà la raison : les créatures étaient bouleversées que le Huragok prenne leur responsabilité d’entretien, et de plus, par leur rôle de combattants encore nouveau. Après la piètre performance des Unggoys dans les jardins, le Chef de clan avait pensé qu’il était plus sage de faire appel aux insectes univoques. Mais maintenant, il semblait que tout ce qu’ils voulaient était de retourner à leur vieille routine, et la meilleure façon de le faire à nouveau était d’éliminer Lighter Than Some.

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— Une sage suggestion. Les Yanme’es peuvent terminer son travail. Maccabeus posa un dernier regard sur les engins étranges du Huragok. Bien armés, ceux-ci seront de redoutables destriers. Le Diacre s’inclina puis trotta vers le Huragok. Prenant en douceur son camarade par le tentacule, il le conduisit rapidement au Spirit de Calid. Le Chef de clan vit le Huragok tenter de parler avec le Diacre alors qu’ils embarquaient à l’intérieur du compartiment de troupes ; pas de doute, il était curieux de savoir de quoi le Diacre et le Chef de clan avaient parlé. Mais les doigts du Diacre restèrent immobiles, ses yeux regardant prudemment Maccabeus, tandis que la porte du compartiment de troupe se fermait. Serrant les dents contre l’inévitable décalage de l’os, Maccabeus se retourna et boita vers la sortie du hangar, Vorenus tenant fermement son bras et Tartarus les suivant de près.

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Chapitre 19 HARVEST, 22 FÉVRIER 2525

Les nouvelles de la destruction de Gladsheim voyagèrent rapidement, beaucoup plus rapidement que les quelques heures qu'il avait fallu au conteneur d’Avery pour faire son chemin à travers l'Ida et monter le Bifrost. Au moment où le conteneur arriva à Utgard, la plupart de la planète savait ce que les extraterrestres avaient fait et ce qu’ils referont sûrement encore. Le Capitaine Ponder avait été en contact avec le LieutenantCommandant al-Cygni tout au long de leur voyage. Elle leur avait dit que Utgard, qui comptait déjà près de deux cent mille habitants, avait été rapidement débordée de réfugiés provenant des petites colonies du Vigrond. Avery s'était attendu à trouver une marée humaine à l'intérieur du dépôt, mais le hangar à conteneur adjacent à l'ancre de l’ascenseur central de Tiara était en grande partie vide, si l’on regardait le nombre d’êtres humains concernés. Chaque espace vide à l'intérieur du massif entrepôt était occupé par des JOTUNs attelés à diverses taches. Sautant vers le bas de la porte béante de son conteneur, Avery fut étonné par le nombre et la variété de ces machines. Il y avait des douzaines de ces chargeurs familiers jaunes et noir, portant des bacs en plastique vert pâle chargés de nourriture, d’eau et de couvertures. Pendant qu’ils chargeaient à toute vitesse leurs fournitures d'urgence dans des conteneurs en attente, s’évitant les uns les autres à la dernière minute avec précision pour éviter une collision, les larges roues des chargeurs crissaient bruyamment sur le lisse plancher en polycrete du hangar, laissant de fines traces noires de caoutchouc. Mais il y avait aussi des modèles de JOTUN que Avery n'avait jamais vu auparavant : des unités de surveillance à chenilles triangulaires et des machines d’entretien multitâches en forme d’araignée. Ces dernières se précipitaient tout autour des conteneurs, vérifiant les défauts de surface et les réparant rapidement avec d’aveuglantes étincelles émanant de leurs soudeurs intégrés, un outil parmi d’autres, attaché à des perches souples équipées de griffes de saisie. Pendant que les Marines et leurs recrues se dirigeaient vers la sortie du hangar entre deux rangées de conteneurs, ils gardèrent leurs casques et les épaules rentrées. Le labeur effréné des machines multitâches créait une cascade d'étincelles inévitables, et personne ne voulait se brûler. 244

En dehors de l'entrepôt, Avery monta dans un Warthog de transport avec Dass, Jenkins, Forsell, et le reste des recrues de A/1. Alors qu’ils allaient tout droit dans ce que Avery pensait être des embouteillages, il réalisa que toutes les berlines civiles et les transporteurs de marchandises du boulevard étaient vides. Certains avaient encore leurs moteurs en marche, d'autres garés avec les portes grandes ouvertes. Mais les seuls autres véhicules circulant effectivement sur la route étaient les berlines de patrouille bleue et blanche de la police d’Utgard. Celles-ci avaient leur gyrophare clignotant et leurs haut-parleurs hurlants : S'IL VOUS PLAÎT, GARDEZ VÔTRE CALME. RESTEZ À L’INTÉRIEUR DU CENTRE COMMERCIAL JUSQU'À NOUVEL ORDRE. S'IL VOUS PLAÎT, GARDEZ VÔTRE CALME… Alors que le Warthog se faufilait à travers les voitures abandonnées vers le nord le long du centre commercial, Avery s’aperçut que le parc était encore plus bondé qu’il ne l’était lors de la célébration du solstice. Mais la teneur de cette foule était bien différente. Il n'y avait rien du mélange entre la musique de la célébration, de l'alcool sous licence et des stands alimentaires qui les avaient amusés, juste un seul regroupement silencieux. Même la couleur de la foule avait changé. Fini les tons pastel des tenues semi-formelles des pique-niqueurs. Maintenant les pelouses du centre commercial étaient engorgées de vêtements sales en coton délavé. Le Lieutenant-Commandant n'avait mentionné aucun trouble civil. Mais ici et là, Avery avait vu des policiers patrouillant à pied. Les agents portaient des casques et un blindage antiémeutes sur leurs uniformes bleu pâle ; certains portaient même des humblers incapacitants et des boucliers en plastique. Tandis que son Warthog s’approchait du parlement, Avery nota que l’escouade Charlie avait renforcé la porte principale avec une courbe en S formée de sacs de sable. Les miliciens semblaient nerveux. Leurs yeux étaient verrouillés sur le centre commercial et leurs mains étaient serrées autour de leurs MA5. — Gardez un œil sur lui, dit Avery à Forsell alors que leur Warthog s’arrêta à un stop au sommet de la route du parlement. Il tourna sa tête vers Jenkins, qui était déjà descendu et s’éloignait furtivement au loin, la tête baissée vers une ligne de tentes en toile que la milice avait érigée dans les jardins du parlement. Ne le laissez pas faire des bêtises. Jenkins n'avait parlé à personne depuis qu'ils avaient quitté Gladsheim, depuis qu'il avait crié sur Avery. Il n'était plus en colère, juste profondément déprimé. Avery doutait que la recrue fasse réellement quelque chose d’aussi fou comme prendre sa propre vie. Mais Jenkins venait de perdre toute sa famille, et Avery n'était pas disposé à exclure toute éventualité. Forsell hocha la tête, épaula un sac rectangulaire qui contenait son viseur et le BR55 de Jenkins, et partit rejoindre en vitesse son compagnon tireur d’élite. — Rassemblez vos chefs d'escouade, dit le Capitaine Ponder, s'approchant avec Byrne et Healy dans un second Warthog de transport. 245

Nous allons vous débriefer dès que j’en aurais fini avec Thune. Pendant que le Capitaine montait les marches du parlement, il s'arrêta, s'appuya contre la rampe de granit, et serra sa poitrine. Healy se précipita à ses côtés, mais Ponder le repoussa. L’Infirmier avait fortement suggéré que le Capitaine ne prenne pas part à l'évacuation de Gladsheim, sachant que tout effort ne ferait qu'aggraver ses blessures. Ponder avait, bien sûr, dit à Healy exactement où il pouvait mettre ses suggestions. Mais maintenant, en regardant le Capitaine feignant de ne pas en baver pour monter les marches, Avery savait qu'il était en train de payer le prix de son dévouement envers sa mission et ses hommes. — Habel ? Vous me recevez ? gronda Avery dans son laryngophone. — Oui, Sergent-Chef’, répondit le chef d’escouade C/1 depuis le balcon de salon. — Tout va bien ? — Difficile à dire. La foule dans le centre commercial est assez abondante. Après des années de lutte contre l'Insurrection, Avery était devenu très bon dans l'évaluation des intentions d'une foule, qu’elle resterait paisible ou tournerait à l’émeute. Là, il estimait que les gens dans le centre commercial étaient trop stupéfaits pour prendre d'assaut le parlement et soulager leur colère sur un gouvernement qui les avait laissés si mal protégés et qui avait maintenant le culot de les garder groupés comme des animaux. Mais c'était exactement cette crainte qui avait incité le Gouverneur Thune à donner l'ordre aux deux escouades Charlie de surveiller le parlement pendant que le reste de la milice irait à Gladsheim. Avery, de son côté, savait que la véritable menace était toujours suspendue en basse orbite. — Dites à Wick vous remplacer et venez en bas, ordonna-t-il à Habel. Et dites-lui d’ouvrir l’œil. Byrne avait un échange COM similaire avec Andersen, chef d'escouade de C/2. Et un peu plus tard, les deux Sergents--Chefs et leurs seconds étaient tous réunis à l'intérieur du parlement, dans le hall aux piliers en calcaire. Tandis qu'ils attendaient le retour de Ponder, Avery récapitulait comment ils avaient blessé l’extraterrestre à l’armure dorée. Ensuite Byrne, qui avait eu un meilleur point de vue, décrivit comment les épandeurs de Mack avaient frappé le vaisseau d’abordage extraterrestre, s'écrasant dans le vignoble. Ces victoires durement acquises s’étaient faites au prix de milliers de victimes civiles, mais le récit coloré de Byrne, ponctué de jurons, sur la chute enflammée du vaisseau de largage avait donné à chacun une excuse pour partager quelques rires aux dépens de leurs ennemis. Le terminal COM de Avery vibra à l'intérieur de sa veste d'assaut. Il sortit l'appareil et lut un message texte provenant de Ponder :

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VOUS ET BYRNE. BUREAU DE THUNE. MAINTENANT. Avery montra le message COM à Byrne. Puis, avec le rire des chefs d'escouade s'essoufflant derrière eux, ils montèrent l'escalier à toute allure jusqu’au deuxième étage du parlement. Le bureau du Gouverneur était situé à l'arrière du bâtiment, dans un long couloir de chambres réservées pour les vingt-quatre parlementaires de Harvest. Mais à part quelques membres du personnel anxieux, la salle à haut plafond était calme. Les bottes des Marines résonnaient très fort sur le sol en marbre. À l'intérieur du hall d'entrée du bureau de Thune il y avait deux agents, postés de chaque côté d'une porte intérieure en verre dépoli. Tous deux portaient une armure anti-émeute, mais pas de casque, et portaient une mitraillette M7 dans leurs bras. Un des agents fixa les Sergent-chefs. — Les armes sur la table, dit-il, hochant le menton en direction du bureau vide du secrétaire personnel de Thune. Ordres du Gouverneur. Byrne envoya à Avery un regard irrité, mais Avery secoua la tête : pas la peine. — Juste au cas où, dit Byrne avec un fort accent, sais que je compte mes balles. Il désarma son fusil d’assaut, arracha son pistolet M6 de son étui, et mit les deux armes sur la table à côté de celles d’Avery. Il lança un sourire provocant. Elles ont toutes intérêt à être là quand je reviendrai. Les agents reculèrent nerveusement, laissant Byrne et Avery pousser la porte. Le bureau de Thune était en forme d'éventail, devenant plus large au fur et à mesure que l’on avançait. Le mur ouest était recouvert d’une large photo holographique d'Utgard lors des premiers jours de la colonie. Sur la photo, un jeune homme se tenait à côté de la fondation de l'une des tours qui aujourd'hui habillait le centre commercial, qui, selon la photographie, était alors une bande boueuse utilisée pour faire stationner des JOTUNs. Le grand garçon, déjà en surpoids souriait jusqu’aux oreilles, et malgré le fait qu'il lui manquait la barbe rousse et mature du Gouverneur, il était évident qu'il s’agissait de Thune, probablement âgé de dix ans. — Je ne suis pas sûr de ce que vous attendez de nous, Gouverneur, dit le Lieutenant-Commandant al-Cygni, se tenant debout devant le bureau en chêne rouge poli de Thune. Elle portait la tenue de service gris clair, haut du cou, le même uniforme ajusté qu'elle portait quand elle avait rencontré Avery à l'hôpital. Aujourd'hui, ses longs cheveux noirs étaient enroulés et épinglés à l'arrière de son cou, révélant ses sombres épaulettes grises qui contrastaient avec les insignes indiquant son rang, trois barrettes d’or et une de feuille de chêne. — Consultez-moi ! hurla Thune. Avant de mettre un plan fou en action ! Le Gouverneur surgit de derrière son bureau. Serrant de ses grandes mains le dos de sa chaise pivotante en cuir brun, comme dans un étau. Il portait un pantalon en velours côtelé et une chemise en flanelle 247

fine, toutes deux froissées, suggérant qu'il vivait dans la même paire de vêtements depuis des jours. — Le plan, dit calmement Jilan, est le même que celui que vous avez accepté il y a une semaine. Si vous aviez des inquiétudes, vous avez eu amplement l'occasion d’en parler. — Vous m'aviez dit que vous aviez éteint Sif ! Thune pointa un doigt en colère envers Mack, qui rayonnait à partir d'un projecteur holographique cuivré monté sur le bureau du Gouverneur. — Je l’ai fait, répondit l'IA. — Alors comment diable ont-ils pu prendre contact ? — J'ai laissé un noyau fonctionnel. Dans le cas où j'aurais eu besoin d'accéder aux systèmes de Tiara. Mack regarda Jilan. Apparemment, j’ai pris la bonne décision. — Tu n'es pas censé prendre de décision sans mon approbation ! L'IA haussa les épaules. — Je ne vois aucune raison à ce que nous ne devions pas garder le canal ouvert. — Aucune raison ? Thune poussa sa chaise de côté et claqua ses paumes sur son bureau. Ces salauds sont en train de réduire Gladsheim en cendres ! — Techniquement, répliqua Mack, ceux sur Tiara ne sont pas de la même espèce. Le cerveau d'Avery tilta, essayant de suivre la discussion. Des extraterrestres sur Tiara ? Il se demandait. Quand cela est arrivé ? Thune regarda Ponder avec une rage désespérée. — Suis-je la seule personne dans cette salle à encore faire preuve de bon sens ?! — Je vais vous demander de vous calmer, Gouverneur. Le visage de Ponder était pâle. Il avait l’air fébrile sur ses jambes. Nous n'avons pas le temps de nous disputer. Thune se pencha au-dessus de son bureau. Sa voix grondait au fond de sa gorge. — Ne vous avisez pas de me donner un ordre, Capitaine. Je suis le Gouverneur de cette planète, pas un de vos fantassins. Les veines du cou de Thune pulsaient rapidement, rougissant son visage autant que sa barbe. Je déciderais de ce que nous devrions et ne devrions pas faire. Puis, ses yeux poignardant ceux de al-Cygni : Et je ne vais pas vous laisser utiliser mon peuple comme appât ! Le bureau devint très calme. Mack retira son chapeau de cowboy et lissa ses cheveux mal peignés. — Je suis désolé, Gouverneur. Mais un plan est un plan. Durant le moment qu’il a fallu à Thune pour enregistrer la désobéissance de l'IA, Jilan se mit derrière son dos et dégaina un petit pistolet noir à peine plus grand que sa paume. Elle nivela l'arme au centre de la poitrine de Thune. 248

— Conformément à la section deux, paragraphe huit de l'amendement de la sécurité intérieure à la charte coloniale de l’UNSC, je révoque par la présente votre titre et votre privilège. — Lars ! Finn ! hurla Thune. Mais les deux agents étaient déjà à michemin de la porte du bureau, les M7 contre leurs épaules, visant Jilan. Avery ne comprenait toujours pas le pourquoi de ceci. Mais il savait une chose sûre : al-Cygni et Ponder, ses officiers commandants, n’étaient pas du côté du Gouverneur. C’était une raison suffisante pour agir. Et, franchement, il n'aimait pas beaucoup les agents pointant leurs armes dans le dos d'une femme. Lorsque le premier officier s’avança, Avery attrapa le sommet de sa M7 et tira l'arme vers le bas. Le gendarme tomba en travers du corps d'Avery et Avery martela son coude droit dans le nez de l'homme, accélérant la chute de l'agent au sol et le soulageant de son arme. Alors que le deuxième agent se lança vers Avery, Byrne fit trébucher l'homme avec un coup habile de sa botte, et le suivit jusqu’à la moquette de bureau. Avec un genou sur le cou de l’agent et l'autre écrasant sa M7 sur la poitrine, Byrne donna à l'homme une seconde pour cesser de lutter. Ne cessant pas, le Sergent-Chef lui sourit et l'assomma avec un vif coup de poing sur son menton. — Tout est sous contrôle ? Jilan n'avait pas bougé. Ses yeux et son pistolet étaient encore pointés sur Thune. Avery sortit le chargeur de la M7. Il y avait une cartouche dans la chambre. Si l’agent avait tiré, il aurait pu tuer Jilan. Alors que l'homme essaya de se lever, Avery lui donna un coup de pied dans les couilles. — Oui, m’dame. Les yeux de Thune rétrécirent. — Qui pensez-vous être, al-Cygni ? — L'officier militaire le plus haut gradé sur cette planète, réponditelle, puis elle répéta sa déclaration précédente. Conformément à la section deux, paragraphe… — Vous pouvez citer toutes les conneries légales que vous voulez. Je ne vais pas démissionner. — Gouverneur, êtes-vous sûr ? demanda Mack. — Êtes-vous sourd ? Thune frappa ses poings sur son bureau avec assez de force pour briser les jointures d’un homme faible. Sa voix était pleine de venin. Vous voulez que je le répète ? Jilan redressa son bras. — Non. Son pistolet craqua à trois reprises et Thune chancela en arrière, pulvérisant du rouge de son col de chemise ouvert. En un éclair, Avery contourna le Lieutenant-Commandant en passant par-dessus sur le bureau de Thune, glissant ses pieds sur le chêne poli. Byrne courut autour du bureau pour le retrouver, et ensemble ils couvrirent le Gouverneur alors qu’il chutait au sol. 249

— Healy ! Avery cria dans son laryngophone. Vite, monte ! — Ce ne sera pas nécessaire, dit Jilan. Avery était sur le point de rappeler au Lieutenant-Commandant qu'elle venait juste de blesser mortellement un gouverneur colonial quand ses narines se remplirent d'un parfum doux et familier. — Astucieux, grogna Byrne. Il toucha la chemise rougie de Thune, et frotta le résidu collant typique des BET entre ses doigts. Endormi en un clin d’œil. — Et il va le rester. Jilan sécurisa son pistolet et le glissa dans son étui. Durant tout le chemin jusqu’aux quartiers généraux de FLEETCOM. Soudainement, Ponder commença à chanceler. — En fait, m’dame. Je pense que faire venir le doc ne serait pas une mauvaise idée… Puis il tomba sur le sol, son bras valide serrant son côté gauche. Avery se précipita de nouveau autour du bureau. Au moment où il rejoignit Ponder, Jilan était déjà à genoux et déchira la chemise du Capitaine. Le plâtre de Biofoam couvrant sa poitrine était trempé de taches de sang. Et contrairement à Thune, c’était du vrai sang. — Healy ! Magne-toi ! grogna Avery. Puis, tournant sa tête pour faire face à Jilan : M’dame, les choses sont en train de déraper, et je n'aime pas ça. Je veux savoir ce que vous êtes en train de planifier, et je veux le savoir maintenant. Parce que je suis presque certain, quoi que ça puisse être, que vous comptez sur moi et Byrne pour le faire. Jilan prit une inspiration profonde. — Très bien. Elle regarda Avery. Ses yeux vert foncé rétrécirent de moitié entre le respect et la confidentialité. Allez-y, Loki. Dites-leur. Pendant une seconde, Avery se demandait à qui Jilan parlait. Puis il entendit Mack se racler la gorge. — Oui. L'IA sourit lorsque Avery se tourna pour faire face au projecteur holographique. Il avait l'air un peu gêné. Oui, je suppose que je devrais commencer par ça. Bapap sauta sur un pied, puis sur l'autre. Il vérifia le niveau de remplissage de son réservoir de méthane. Il gratta une démangeaison dans la fosse écailleuse de l’un de ses bras. Enfin, bien que le Diacre lui avait demandé à plusieurs reprises de se tenir tranquille, Bapap pencha sa tête en direction du Huragok et lui demanda : — Que pensez-vous qu’il fabrique à présent ? Dadab aurait aimé le savoir. Et cette totale incompréhension l’exaspérait encore plus que l’agitation constante de Bapap. Lighter Than Some était complètement immobile, sa flottabilité parfaitement neutre tandis qu’il flottait devant les tours qui composaient l'intelligence étrangère. — Contente-toi de garder les yeux sur la passerelle, dit Dadab. Ça ne devrait plus être très long. 250

Bapap grommela à l'intérieur de son masque et tourna la tête en direction des portes grandes ouvertes de la salle de contrôle. Le Diacre maintint son rythme dans la petite fosse juste derrière le Huragok, marchant entre les panneaux qu'il avait retirés des tours pour accéder aux circuits étrangers. < Pour commencer une conversation. > signa le Huragok Encore une fois Dadab se demandait s'il avait pris la bonne décision en amenant le Huragok sur la station orbitale, qui savait quelle sorte de conversation il était en train d’avoir ? Mais il voulait désespérément que Lighter Than Some sorte hors du hangar avant qu'il n’apprenne sa duperie, avant qu'il ne découvre que Dadab avait garanti que ses charrues seraient transformées en armes par les Yanme'es. Dadab culpabilisait d’avoir trahi la confiance de son ami, mais il n'avait pas trop eu le choix. Lorsque le Spirit brisé s'était effondré, ne révélant pas une, mais quatre des créations du Huragok, le Diacre avait failli souiller sa tunique. Il ne voulait même pas penser à ce que Maccabeus ferait s’il apprenait que ces charrues avaient été construites par le Huragok dans une tout autre motivation. Le Chef de clan venait de subir une blessure grave aux mains des étrangers ; il n’aurait aucune patience pour des offres de paix, sans parler du Diacre, qui avait échoué à arrêter leur construction. Dadab cessa de marcher et agita ses doigts devant les nœuds sensoriels du Huragok. < Tout va bien ? > Mais Lighter Than Some resta immobile. Ses quatre tentacules étaient enfoncés en profondeur dans le centre de la tour. Regardant de plus près, Dadab pouvait voir que les membres étaient en mouvement, tremblotant très légèrement à leur extrémité alors que leurs cils faisaient contact avec des nœuds de fils multicolores. Dadab connecta quelques fils à ceux des nombreuses boîtes noires de la tour et vit que deux petites lumières dans le cadre de la boîte clignotaient en vert et orange en réponse aux habiles sondes du Huragok. Soudain, le noyau d’énergie que Lighter Than Some avait modifié pour alimenter les tours commença à vaciller. Ils avaient déjà utilisé trois noyaux, et Dadab n'était pas désireux d’en prendre un de plus aux campements de proximité. Les autres Unggoys commençaient à se montrer curieux concernant les activités du Diacre, surtout après qu’il soit revenu sur la station avec le Huragok dans son sillage. La dernière chose que Dadab avait besoin était une prolifération de témoins dans son dernier effort immoral pour la collecte de renseignements — Diacre ! chuchota Bapap. Flim et deux autres ! Dadab agita ses mains noueuses, hâtant Babap sur la passerelle. — Va ! Retarde-les ! Alors que Bapap passait à travers la porte, Dadab tira l'un des tentacules inférieurs de Lighter Than Some. Le Huragok lâcha un

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bêlement de surprise de l'une de ses poches et s’éloigna brusquement de la tour. < Remets les panneaux ! > s’agita Dadab. La réponse du Huragok vint lentement, comme si elle avait de la difficulté à transiger vers un mode de conversation normal. < Savez-vous ce qu'ils ont fait ? > < Quoi ? Qui ? > < Le Chef de clan et sa meute. > Dadab pouvait entendre la voix rauque de Flim sur la passerelle, le tintement des réservoirs de méthane alors qu’il poussait Babap sur le côté. < Expliquer plus tard ! > Il ramassa un panneau et le remis au Huragok. Lighter Than Some enveloppa la mince plaque métallique dans ses tentacules tandis que Dadab trotta vers la porte. — Je vous ai donné aucune permission de quitter votre poste ! dit-il, marchant sur la passerelle, directement sur le chemin de Flim. — Vous vous promenez en fouinant, répliqua Flim avec une suspicion évidente. Pourquoi ne puis-je pas faire de même ? — Parce que je suis Diacre ! Mes explorations ont une approbation Ministérielle ! Flim pencha sa tête, rendant évident qu'il n'avait aucune idée ce que cela signifiait et que même s'il le savait, il s’en ficherait. — Vous avez trouvé de la nourriture ? — Non. — Des reliques ? — Certainement pas ! — Alors quoi ? — Rien, dit Dadab, feignant une grande exaspération. Et gaspiller du temps en parlant avec vous ne va pas faire avancer mon tra… Le Diacre tomba à la renverse tandis que Flim le dépassa, un poing forgé par les bernacles droit dans l’estomac de Dadab, un coup loin d’être amical. — Alors, ne parlons plus. Flim se dandina dans la salle de contrôle. Dadab se remit rapidement sur pied et essaya d'arrêter les compagnons de Flim : un Unggoy à pattes courbées nommé Guff et un autre appelé Tukduk, à qui il manquait un de ses yeux. Mais ces deux lèche-bottes le dépassèrent de la même façon, et tout ce que le Diacre put faire était de se tordre après leur passage, prenant des respirations peu profondes pour remplir ses poumons. Flim regarda les tours et renifla à l'intérieur de son masque. — Je ne vois rien. Dadab leva sa tête. À sa grande surprise, il vit que tous les panneaux étaient remis en place. Lighter Than Some flottait innocemment dans la fosse, comme s’il avait passé son temps depuis son arrivée à ne rien faire.

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— Et bientôt c'est tout ce que vous allez voir, dit Dadab alors que le noyau d'énergie vacilla à nouveau. Apporte-moi un autre noyau et je vais te laisser m'aider dans mon travail. Mais Flim était plus malin qu’il n’en avait l’air. — Vous venez avec moi chercher le noyau. Dadab soupira. — Très bien. Pendant qu’il escorta Flim et les autres jusqu’à la passerelle, il fit signe subtilement à Lighter Than Some : < Laisses les panneaux en place ! > Il voulait entendre l’explication du Huragok, ce qu'il avait appris au sujet des Jiralhanaes, mais toute longue conversation devait attendre jusqu'à ce qu'ils soient seuls. Lighter Than Some attendit que les bruits de pas des Unggoys s'estompent. Le noyau d'énergie commença à clignoter rapidement, menaçant de se couper. Le Huragok vida une de ses poches et descendit lentement. Il ne voulait pas non plus trahir la confiance de son ami, mais il n'avait pas le choix. Rapidement, il enleva le panneau le plus élevé de la tour centrale, et mit un de ses tentacules contre la surface intérieure du panneau en métal. Puis il se tourna pour faire face à l'un des appareils d'enregistrement d’images qu'il avait découvert dans les coins de la salle. < Sûr, venir, sortir. > Les signes de Lighter Than Some étaient lents et prémédités, comme ils avaient été quand il enseigna pour la première fois au Diacre les subtilités de son langage. Un instant plus tard, une petite représentation d'un étranger avec un chapeau à large bord apparut sur le projecteur holographique de la salle. Lighter Than Some tenait le panneau de protection. Il attendit quelques instants puis signa : < Maintenant, vous, montrer. > La représentation hocha sa tête et disparut. Le glyphe Covenant représentant « Oracle » apparu à sa place. Lighter Than Some lâcha un bêlement de satisfaction. < Quand, montrer, autres ? > L'étranger apparut de nouveau. Il souleva sa main droite et fléchit quatre de ses doigts : < Matin. > < Bien ! > Les poches du Huragok se gonflèrent et il monta un peu plus haut. < Bientôt, venir, paix ! > Le noyau d'énergie s’affaiblissait de plus en plus maintenant, et le petit étranger avec. Lighter Than Some orienta son museau vers les tours. L'intelligence à l’intérieur était étonnamment efficace ; il avait seulement pris un demicycle pour apprendre à comment communiquer. Les sacs du Huragok tremblèrent d'excitation. Il y avait tellement de questions qu'il voulait poser ! Mais il savait qu'il n'avait seulement le temps que pour une avant que le noyau d'énergie ne s’estompe. 253

< Vouloir, moi, réparer ? > signa Lighter Than Some en direction des tours. < Non. > Le fragment de Loki vérifia rapidement le sabotage de Sif. < Rien, mériter, sauvegarder. > Puis, le noyau d'énergie vacilla, et le centre de données plongea dans l'obscurité.

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Chapitre 20 HARVEST, 23 FÉVRIER 2525

Durant la nuit, le centre commercial fut vidé. À l’aube, il n’y avait plus de réfugiés, plus de policiers, tous étaient partis en direction des ascenseurs. Tandis que le Capitaine Ponder se dirigea vers l’est du parc, il vit des cartons de boisson à moitié vide, des bagages défais et des vêtements déchirés ; ici et là se trouvaient des poubelles, des chiffons nauséabonds, et des photos holographiques froissées. Ce qui était un magnifique parc était devenu un tas d’ordures, un monument en ruine de l’abandon de Harvest. Après avoir placé une balise au milieu du parc pour marquer la zone d’atterrissage des extraterrestres, ses Sergent-Chefs avaient voulu rester sur la zone de largage pour mettre en place des postes de tireur d’élite pour couvrir Ponder pendant l’échange. Mais le Capitaine avait refusé. Healy avait insisté pour qu’il conduise Ponder au Parlement se trouvant aux abords du centre commercial. Cependant le Capitaine avait ordonné à l’Infirmier de lui faire un nouveau bandage, de lui donner des médicaments, et de le remettre sur pied. Ce n’était pas que de la fierté, Ponder était juste pressé d’effectuer une dernière sortie. Certains Marines détestaient marcher, mais Ponder aimait ça, même sa première randonnée, épuisante lors de sa formation de base. Depuis sa rétrogradation, il avait plaisanté parfois sur la chance qu’il avait eue d’avoir son bras arraché. Si la grenade Intra avait arrachée une de ses jambes, il aimait à dire qu’il aurait probablement appris à marcher sur ses mains. Ce n’était pas la meilleure blague jamais faite, mais encore aujourd’hui ça le faisait rire. Ça le faisait grimacer et il absorbait l’air au travers des dents. En dépit de son nouveau bandage, une de ses côtes brisées s'était déplacée contre sa rate déjà rompue. Il n’y avait rien que Healy puisse faire pour une blessure si grave, et ils n’avaient pas assez de temps pour subir une opération à l’hôpital de Utgard, si tant est que Ponder l’ait bien voulu. Certaines missions sont mieux réussites par des hommes mourants, pensait le Capitaine. Et donner leur Oracle aux extraterrestres était l’une d’elles. La colline au centre du centre commercial était surmontée d’une fontaine et d’un kiosque entourés d’un anneau de vieux chênes gris. Pendant que Ponder la traversait, voûté à travers les arbres, leurs grosses branches lourdes se levèrent comme si elles s’étiraient en direction 255

d’Epsilon Indi. Mais Ponder avait également senti monter ses organes dans sa poitrine. Il réalisa la vraie cause de l’allégresse des branches avant même qu’il eut le temps d’apercevoir le ciel à travers leur canopée. Le vaisseau de guerre extraterrestre était en procédure de largage aux abords d’Utgard grâce à son générateur d’anti-gravité, qui amorçait sa descente à travers un champ flottant invisible. En d’autres circonstances, le Capitaine aurait pu avoir peur que cet imposant vaisseau s’immobilise en travers du centre commercial, n’étant pas à plus de quelques centaines de mètres au-dessus des hautes tours d’Utgard. Mais le champ antigravitationnel faisait un meilleur travail pour supporter la douleur que tous les médicaments que Healy lui avait donnés. Alors que le vaisseau de guerre arrivait dans un grondement sourd, Ponder inhalait profondément. Pendant un court moment de bonheur, il souffla sans effort, sans sentir le battement régulier du sang dans sa rate. Cependant, le soulagement se dissipa aussi vite qu’il était apparu. Tandis que le vaisseau extraterrestre se stabilisait et réglait ses générateurs de champ, le Capitaine fut forcé de crapahuter jusqu’à la colline vers le kiosque, supportant le poids de son traumatisme. Ça n’avait pas été facile de transporter le projecteur holographique en cuivre depuis le bureau du Gouverneur. Ponder n’avait qu’un seul bras, il ne pouvait pas déplacer l’objet à cause de son poids. Pour aggraver les choses, le Lieutenant-Commandant Al-Cygni avait monté autour de la partie inférieure du projecteur un relais de réseau dans un boitier en titane. Elle avait voulu utiliser un modèle léger, mais Loki, l’ISP dormante de Harvest, avait insisté sur le fait que le relai le plus robuste était requis. Ponder avait été trop faible dans le bureau du gouverneur pour se concentrer pleinement sur les explications du plan par Loki. Mais il comprit que les extraterrestres étaient à la recherche d’une intelligence puissante et connectée. Quelque chose qu’ils appelaient un Oracle. Et grâce à un traître parmi leurs rangs, Loki avait appris qu’il pouvait générer de fausses signatures électroniques de l’Oracle en remplissant le relais d’un surplus de trafic de données. Les Sergent-Chefs Johnson et Byrne eurent besoin d’un bon moment pour faire confiance à une intelligence de nature hostile, surtout après ce que les extraterrestres avaient fait à Gladsheim. Mais au final, quand Al-Cygni révéla totalement son plan à Loki, les Marines montrèrent certaines marques d’indignation envers le Gouverneur. S’ils allaient tenter de faire se faufiler tous les citoyens survivants de Harvest loin du vaisseau de guerre extraterrestre, pourquoi diable voudraient-ils le leurrer pour le rapprocher d’Utgard ? Soudain, un des vaisseaux de largage extraterrestre émergea d’un portail brillant de la poupe du vaisseau de combat ennemi. Il fondit devant les sept lignes brillantes de Tiara, comme un diapason testant la hauteur des longues cordes de piano. 256

Quand Ponder grimpa l’escalier fait de planches de bois, il remarqua que le vaisseau de largage tenait quatre objets dans un champ de suspension bleu entre ses compartiments. Lorsqu’il ralentit et que ces objets tombèrent en chute libre, le Capitaine réalisa que c’était en quelque sorte des véhicules. Dès l’instant où ils touchèrent le sol, leurs roues dentées commencèrent à tourner. Puis, crachant des mottes de terre et d’herbe derrière eux, ils commencèrent à effectuer une rapide reconnaissance autour des chênes de la colline dans le sens des aiguilles d’une montre. Chaque véhicule était conduit par un des extraterrestres en armure. Ponder reconnut la plus grande des créatures qu’il avait vues dans les jardins botaniques, avec sa fourrure beige clairsemée hérissée dans son armure bleue. Mais le chef était une bête en armure rouge avec une fourrure noire et brillante qui dirigea son véhicule jusqu’à la colline et s’immobilisa en grondant entre le kiosque et la fontaine. Ponder nota deux choses concernant la monture de l’extraterrestre : premièrement, le siège du véhicule était surélevé au-dessus du sol, le signe évident d’un petit dispositif anti-gravité, deuxièmement, le véhicule était armé d’une paire de ces spikers extraterrestres lançant des projectiles. Ils étaient grossièrement soudés au devant de la partie de ce que le Capitaine considérait être le moteur. Des câbles serpentaient des armes jusqu’aux poignées du véhicule, une combine qui permettait au conducteur de tirer et manœuvrer en même temps. L’extraterrestre en armure rouge sauta sur le kiosque et marcha vers Ponder avec un autre spiker se balançant à sa ceinture. Il s’arrêta juste devant Ponder. Ce dernier pouvait voir étinceler ses yeux jaunes au travers de son casque angulaire. Le Capitaine sourit, saisit le terminal holographique et enclencha l’activation. Le symbole circulaire que Loki avait reçut de son informateur extraterrestre s’animait en vacillant audessus de la lentille. Durant un moment, l’imposante bête examina Ponder de la tête au pied, le prédateur évaluant la faiblesse de sa proie. Puis, il tendit ses puissantes pattes avant et engloutit le projecteur en le saisissant. Il flaira de ses narines l’air grésillant autour du symbole puis secoua le projecteur comme un enfant suspicieux devant un si gros, mais si léger cadeau d’anniversaire. — Vous devrez vous contenter de ce que vous voyez, dit Ponder, fouillant la poche de poitrine interne de son treillis vert olive. L’extraterrestre sortit son arme et la braqua sur le Capitaine. — Désolé, il n’y a que celui-ci, dit Ponder, en sortant un cigare Sweet William. Il mit le cigare entre ses dents et saisit son briquet d’argent. Ajustez à six cent mètres à la verticale, tirez pour tuer. La voie de Loki crépita dans l’écouteur de Ponder : — Je peux vous donner dix secondes. — Je crois que je vais rester sur place et regarder le spectacle. 257

L’extraterrestre grogna quelque chose qui aurait pu être une question. Le Capitaine n’aurait pu le dire. Mais il avait décidé de répondre tout de même. — Un jour, nous gagnerons, dit-il, allumant son cigare, peu importe ce qu’il nous en coutera. Le vaisseau de guerre extraterrestre frémit quand le premier impact supersonique, lancé par le conducteur de masse de Harvest, frappa sa proue bulbeuse, percutant le bouclier iridescent dans un formidable fracas métallique. Au même moment, toutes les fenêtres des tours aux abords du centre commercial se brisèrent. Avant que la fissure provoquée par le premier coup tiré depuis l’est ne se rebouche, un second tir arriva, pénétrant la coque affaiblie, et éviscéra le vaisseau de combat de part en part. Les lumières violettes parcourant le ventre du vaisseau vacillèrent avant de mourir. Il s’inclina à bâbord et commença à chuter, il se serait écrasé sur le centre commercial si son orientation n’avait pas été perpendiculaire. Le vaisseau chuta entre deux paires de tours de chaque côté du parc, creusant une brèche dans leurs étages supérieurs. Le vaisseau de guerre s’écrasa, grinçant et créant des avalanches de débris de verre provenant des vitres des boulevards. En direct opposition, le Capitaine se trouva soudainement soulevé. Il baissa les yeux et fut surpris de voir les deux lames blanches extraterrestres plantées dans son intestin, à travers tout son corps. Ponder ne sentit rien alors que ses bottes commençaient à convulser, il sut alors que sa colonne vertébrale avait été sectionnée. Alors qu’il commençait à se tordre sur les lames, la créature l’attrapa par le cou et les retira. Malheureusement, retirer les lames était beaucoup plus douloureux qu’il ne l’avait cru. Ponder ouvrit la bouche dans un tourment silencieux et son cigare tomba de ses lèvres. En rugissant, la créature relâcha le cou de Ponder et le Capitaine s’écrasa sur le kiosque dans une mare de son propre sang qui se répandait. Ponder pensa que l’extraterrestre allait en finir rapidement avec lui, planter un pic à travers sa poitrine ou écraser son crâne avec un coup rapide de son pied lourd, large et plat. Mais tout comme lui, la créature était devenue distraite par un nouveau bruit s’élevant : celui de l’atterrissage brutal du vaisseau. Sept petites boîtes étaient maintenant trainées jusqu’aux ascenseurs de Tiara, leurs palettes MagLev crépitaient étant donné qu’elles glissaient contre les lignes. Bien que le Capitaine perdit de vue les cabines lorsqu’elles passèrent derrière le croiseur, il sut exactement ce qu’elles étaient : « des cabines de graissage » utilisées pour effectuer l’entretien régulier sur les films supraconducteurs des câbles. Mais aujourd’hui, elles avaient un travail différent et transportaient un chargement différent. Pendant que Ponder tendait une main tremblante pour récupérer son cigare, il pria pour que les cabines arrivent rapidement au sommet. 258

L’extraterrestre en armure rouge rugit et bondit du kiosque, retombant ainsi au sol. Le Capitaine le regarda rallier ses compagnons et leur ordonner d’aller au nord-est, vers le complexe du réacteur de Harvest et du conducteur de masse. Les trois créatures en armure bleue partirent sur leurs machines garnies de lames, les échappements crachant des flammes. Puis, la créature en armure rouge courut vers le vaisseau de largage qui prit rapidement de la vitesse en direction du vaisseau de guerre. Pendant ce temps, le premier conteneur avait commencé son ascension. Chacun pouvait emmener environ un millier de réfugiés. Si tout continuait à se passer comme prévu, les citoyens restants de Harvest seraient en toute sécurité hors de leur planète en moins de quatre-vingtdix minutes. Mais Ponder savait qu’il avait beaucoup moins de temps que cela. — Loki, grimaça Ponder, dit à Byrne qu’il va avoir de la compagnie. Le Capitaine pensa à ses Marines et leurs recrues, à tous les hommes et les femmes qu’il avait dirigés. Il songeait à sa rétrogradation et il était heureux de réaliser qu’il n’était pas l’un de ceux qui gaspillaient leurs derniers et précieux instants à débattre de ce qu’il aurait fallu faire différemment si seulement ils avaient eu de la chance. Il cligna des yeux pour enlever quelques grains de poussière de verre qui flottait désormais à travers le parc, et a ce moment, les premiers rayons jaunes et brillants d’Epsilon Indi percèrent l’horizon à l’est. Savourant la chaleur, Ponder garda ses paupières fermées. Elles sont à jamais restées fermées. — Faites attention à vos doigts lorsque j’ouvrirais, déclara Guff alors qu’il insérait le manche de sa clé dans la serrure mécanique d’une haute et vieille armoire métallique. Tukduk s’arrêta assez longtemps pour fouiller les articles d’une armoire adjacente et dit : — Le prochain est à moi. Il sortit une fiole transparente remplie d’un parfum et étudia avec un œil expert le liquide visqueux. Puis il jeta la fiole sur une pile de serviette et d’uniformes en tissus se trouvant au centre de la pièce aux murs blanc. Celui-là n’est pas bon. — Ils sont tous pas bons, grommela Guff, tournant la clé et ouvrant une serrure. — Ne vous plaignez pas, aboya Flim, en fouillant le tas, cherchez ! Dadab secoua la tête et s’assit sur un banc à côté de la pile. Même s’il avait insisté sur le fait que le Luminaire du Rapid Conversion n’avait trouvé aucune relique sur la station orbitale, Flim était convaincu que le Diacre mentait, essayant de garder le trésor caché la station pour luimême. Et aussi évident que cela pouvait l’être, ils étaient en train de fouiller une pièce que les étrangers utilisaient essentiellement pour s’habiller et se laver, pourtant Flim refusait d’abandonner avant qu’ils n’obtiennent des résultats. 259

— Attention à vos pieds ! grogna-t-il alors que Guff marchait accidentellement sur un des nombreux tuyaux flexibles qui jonchaient le sol. Le bout du tuyau explosa en vaporisant les jambes de Flim d’une crème collante de couleur ivoire. Flim frappa Guff au visage alors qu’il s’agenouillait devant les jambes arquées du Unggoy, essuyant la substance avec une des serviettes. Tukduk essaya de tirer profit de la distraction et tira discrètement un boitier métallique située au-dessus de l’armoire nouvellement ouverte. Cependant Flim le prit en flagrant délit. — Apporte-moi ça ! lâcha-t-il. Dadab supposa que la boite était juste une unité de transmission ou une machine basique qui appartenait à l’un des anciens membres d’équipage de la station orbitale. Par rapport aux circuits dans la salle de contrôle, la boite était sans valeur. Mais pour autant qu’il en coûtait, Dadab continua la comédie de leur sainte enquête et arborait un air curieux. — Pourrais-je le voir quand tu en auras fini ? — Pourquoi ? répliqua Flim, arrachant des mains la boite de Tukduk. — J’en avais trouvé une comme ça il y a quelques cycles. Je crois qu’elles font partie d’un ensemble, déclara le Diacre. Si nous pouvions toutes les trouver… Flim plissa les yeux. — Oui ? — Eh bien, ils nous seraient beaucoup plus utiles. Le Ministère nous récompenserait généreusement. — Quelle récompense ? — Oh, tout ce que tu pourrais désirer, suggéra Dadab en haussant les épaules. Dans la limite du raisonnable, bien sur. Flim cligna de ses yeux écartés en hiérarchisant ses désirs, certains plus raisonnables que d’autres. Puis il grogna à Guff. — Ne nettoie pas ! Cherche ! Guff jeta sa serviette de côté, récupéra sa clé, et s’apprêta à ouvrir un autre cabinet. Dadab simula une courte inspiration suivie d’une toux. — Je vais être à court, dit-il, en tapant avec ses doigts sur le réservoir de méthane. Besoin d’une recharge. Flim ne protesta pas. Il avait temporairement enlevé son masque et testait la dureté de la boite avec ses dents acérées et pointues. — Je vais bientôt revenir, ajouta Dadab sur un ton décontracté, sortant de la salle en direction de la passerelle. Bien sur, il y avait encore beaucoup de méthane dans son réservoir. Mais le Diacre avait passé près d’un cycle complet avec les autres Unggoys, et il voulait désespérément passer un peu de temps seul avec Lighter Than Some. Le Huragok avait fait des commentaires très énigmatiques concernant les Jiralhanaes. Dadab avait vu le chef de clan dans le hangar et se souvint de sa jambe blessée. Quelque chose était survenu sur la planète étrangère, et le Diacre voulait savoir ce qu’il en était exactement. 260

Alors qu’il galopait sur une passerelle, il sentit station orbitale trembler. Curieux en dépit de sa hâte, il regarda par une des épaisses fenêtres qui donnaient sur la jonction intérieure. Il était difficile de le dire avec certitude, mais Dadab crut voir le câble vibrer. C’est étrange, pensat-il, en s’éloignant de la fenêtre. Mais quand il vit une lumière rouge se mettre à clignoter au-dessus d’un sas à proximité, un qui était relié à un portique rétractable à l’intérieur de la passerelle, il fut paralysé par la peur. Il fallut le retentissement d’une alarme pour qu’il sorte de sa torpeur et puisse à nouveau se déplacer sur la passerelle vers la salle de contrôle, battant le sol de ses courtes jambes aussi rapidement que possible. À l’intérieur, Dadab trouva Lighter Than Some, ses tentacules étant une fois de plus plongés dans l’unité centrale. Il grogna bruyamment pour attirer l’attention de la créature. < Qu’as tu fais ? > signa le Diacre. < J’ai réparé ces circuits. > < Tu as provoqué l’activation de la station orbitale ?! > < Non. > Le Huragok tremblait de joie. < J’ai réparé nos erreurs. > Dadab était à la fois perplexe et terrifié par la déclaration de Lighter Than Some. Mais alors qu’il était sur le point de demander des explications, la voix de Maccabeus rugit sur son unité de transmission. — Diacre ! Diacre, tu m’entends ? — Ou-Oui, Chef de clan ! balbutia Dadab. Le moment où la communication s’était établie laissait penser que le Chef de clan faisait le guet à l’intérieur du centre de contrôle, comme s’il était pleinement conscient de la complicité de Dadab sur la réparation des circuits étrangers par le Huragok. — Les étrangers nous ont attaqués ! Ils ont endommagé le croiseur ! Les genoux de Dadab se mirent à trembler, amplifiant ainsi sa terreur. Comment cela était-il possible ? — Ils sont en train de monter jusqu’à la station orbitale ! continua le Chef de clan. Vous devez les retenir jusqu’à ce que je puisse vous envoyer de l’aide ! Dadab pointa les tours. < Je ne le ferais pas > < C’est le Chef de clan qui l’ordonne ! > Habituellement, le Huragok exprimait son désagrément avec des dégagements grossiers. Mais cette fois-ci il garda ses valves fermées, soulignant ainsi sa propre volonté. < Je ne sers plus les Jiralhanaes. > < Quoi ?! Pourquoi ? > < Ils jettent des pierres chasseuses. > < Je ne comprends pas… > < Le Chef de clan brûlera ce monde. Il les tuera tous. >

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< Les étrangers saisir cette opportunité ! Ils vont nous tuer ! > fit Dadab consterné. Lighter Than Some détendit ses membres. Il avait dit tout ce qu’il avait à dire. Le Diacre sortit son pistolet à plasma de son harnais et mit en joue les tours de contrôle. Le Huragok se déplaça sur sa ligne de mire. < Bouge. > mima Dadab avec sa main libre. Mais le Huragok ne le fit pas. Le Diacre faisait de son mieux pour garder son meilleur ami dans sa ligne de mire, mais sa main tremblait, compromettant sa précision ainsi que son objectif. < Bouge, ou, je, tire, toi. > < Toutes les créatures entreprendront le Grand Voyage, tant qu’elles y croient. > Les membres du Huragok se déplaçaient dans une grâce lente. < Pourquoi les Prophètes refusent ils à ces étrangers de marcher sur La Voie ? > Dadab pencha la tête. C’était une question qui méritait d’être posée. — Nous devons n’en laisser aucun s’échapper ! tonna Maccabeus. M’as tu bien compris, Diacre ? Dadab abaissa son pistolet. — Non, Chef de clan, je n’en ferais rien. Puis il coupa son unité de transmission. Maccabeus le maudit de tout son souffle. Il était plutôt difficile de comprendre les Unggoys dans des circonstances normales, leurs masques étouffaient leurs paroles. Mais à cause du hurlement des alarmes de la passerelle et des fréquentes explosions qui faisant vibrer les ponts inférieurs du Rapid Conversion, il avait été impossible d’entendre la réponse du Diacre durant leur brève conversation. — Diacre ! rugit Maccabeus. Répète ce que tu viens de dire ! Mais la transmission du Unggoy était coupée, il n’y avait que des parasites. Le chef de clan frappa fou de rage son siège de commandement et regretta aussitôt sa décision. Il n’avait plus besoin de son atèle, cependant sa jambe n’était pas encore entièrement guérie. Avant d’avoir terminé son cycle complet à l’unité chirurgicale, le Luminaire avait trouvé l’Oracle caché dans la plus grande ville de la planète. Les étrangers avaient activé une balise au milieu du parc de la ville, montrant leur envie d‘avoir un autre pourparler matinal. Maccabeus n’avait aucune envie de parler, il avait seulement pris le Rapid Conversion pour faciliter une rapide intervention, voulant ensuite brûler la ville après avoir récupéré l’Oracle. Cependant les humains les avaient conduits dans un piège. Le Chef de clan s’appuya sur son siège lorsqu’une violente explosion ébranla le pont. — Rapport ! rugit-il à Grattius, son officier ingénieur.

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Le plus âgé des Jiralhanaes fronça les sourcils en consultant la console de contrôle, sa fourrure brun délavé prenait des douzaines de couleurs devant les signaux des alertes holographiques. — Canon à plasma désactivé ! Il y a un feu dans le local des armes ! — Rassembles les Yanme’es ! grogna Maccabeus. Dis-leur d’éteindre l’incendie ! Le premier tir cinétique étranger n’avait pas causé beaucoup de dégâts internes dans le croiseur. Le bouclier du vaisseau avait encaissé l’impact, et le tremblement n’avait même pas atteint le pont. Mais le second tir avait perforé le vaisseau, rompant plusieurs connexions vitales entre le réacteur du vaisseau et les générateurs antigravitationnels. Même si Maccabeus avait déjà ordonné aux Yanme’es de réparer les connexions, il désirait bien plus conserver l’usage de son canon. Si quelque chose était arrivé au Huragok en orbite, il n’y avait aucun moyen de réparer les canons. Le Chef de clan savait maintenant que les étrangers s’échappaient par les câbles afin de mettre en garde les autres mondes que cette planète évidemment agricole fournissait. Sans aucun doute, des vaisseaux de guerre étrangers allaient venir. Et à moins que le Ministère envoie immédiatement des renforts, Maccabeus devrait avoir à les combattre par ses propres moyens. Grattius aboyait sur un des deux Jiralhanaes sur le pont, un jeune aux poils en désordre nommé Druss : va superviser le travail des insectes ! Tandis que Druss quittait son poste et courait vers l’entrée du pont central du croiseur, Maccabeus serra fortement le Poing de Rukt et boitilla vers le socle holographique. Un autre de sa meute, Strab, regarda avec colère la représentation de la station orbitale étrangère et de ses câbles. — Les petites boites vont bientôt atteindre le sommet ! dit Strab en pointant du doigt les sept icônes qui glissaient rapidement vers le haut. Et les plus grosses ne sont pas loin derrière. Maccabeus ajusta le Poing de Rukt en sorte que sa lourde tête en pierre se niche sous son bras droit, soutenant la plus grande partie de son poids. Aussi exaspéré qu’il fût que son vaisseau bien-aimé soit endommagé, il devait saluer les étrangers pour l’audace de leur plan. Après avoir échoué dans la défense de leurs lointaines colonies et de leurs villes sur la plaine, Maccabeus ne s’attendait pas à ce qu’ils entreprennent un autre combat ici. Et alors qu’il savait à quoi servait la plate-forme orbitale, il n’aurait jamais pensé que les humains s’en serviraient pour une évacuation, du moins, pas tant que le Rapid Conversion dominait les cieux. Le Chef de clan savait ce qu’il devait faire pour arrêter les étrangers s’il ne voulait pas décevoir les Prophètes. Les Unggoys n’étaient pas entrainés pour le combat, il devait donc rassembler la meute pour une mission d’abordage, détruire la station orbitale comme l’avait suggéré Tartarus lors de leur première approche de la planète. 263

— Neveu ! rugit le Chef de clan, essayant de localiser la balise de Tartarus sur la surface de la planète. Le poste était illuminé par les milliers de Luminations. Certaines remontaient les câbles, sans doute les fuyards emmenaient leurs reliques avec eux. Quelle est ta position ? — Ici, mon Oncle, répondit Tartarus Maccabeus se retourna et fut surpris de voir son neveu arpentant le pont. Les feux dans les couloirs du croiseur avaient encrassé l’armure rouge de Tartarus et certains de ses cheveux noirs avaient blanchi tandis qu’il montait depuis le hangar. Les pattes de Tartarus étaient rouges et gonflées, brulées par les barreaux brûlants des échelles. Dans une patte, il tenait un épais disque de cuivre. — Qu’est ce que c’est ? demanda Maccabeus. Tartarus souleva le projecteur holographique étranger au-dessus de sa tête. — Ton Oracle… Maccabeus lança le projecteur au sol. Il explosa dans un bruit métallique, projetant des morceaux à travers la passerelle. C’est un faux ! Maccabeus regarda le cercle en cuivre tourner sur lui-même avant de s’arrêter dans un cliquetis métallique. — Tu as dit qu’il a montré le glyphe. Comment peuvent-ils savoir ? Tartarus fit un pas vers le socle holographique et grogna. — Il y a un traitre dans nos rangs. Grattius et Strab sortirent leurs dents et grognèrent. — Ou le Luminaire ment ! cria Tartarus. Puis, il fixa Maccabeus du regard : ou sinon, tu es un imbécile Le Chef de clan ignora l’insulte. — Le Luminaire, dit-il calmement, est la propre création des Forerunners. — Les saints Prophètes ont remarqué notre échec et notre perversion ! disait maintenant Tartarus à Grattius et Strab. Et pourtant il n’en a pas tenu compte ! En effet, c’était le Vice-Ministre de la Tranquillité lui-même qui avait dit de clan au Chef d’ignorer le Luminaire, que l’analyse de l’appareil avait été incorrecte. Il n’y avait pas de reliques, avait dit le Prophète dans son unique message. Il n’y a pas d’Oracle. Juste une planète remplie de voleurs dont il exigeait la mort. — Son orgueil a détruit notre vaisseau ! poursuivit Tartarus. Menaçant la vie de toute notre meute ! Le sang de Maccabeus commençait à bouillir. Il était maintenant plus facile d’ignorer la douleur dans sa jambe. — Je suis le Chef de clan. Je commande cette meute. — Non, mon Oncle, répliqua Tartarus en sortant son spiker de sa ceinture. Plus maintenant. Maccabeus se souvint du jour où il avait contesté la domination de son propre Chef de clan, son père. Comme cela l’avait toujours été, c’était 264

un combat à mort. En fin de compte, le père de Maccabeus était âgé et il avait eu le bonheur de prendre son couteau dans la gorge, une blessure mortelle infligée par celui qu’il aimait. Avant l’arrivée des missionnaires San’Shyuums et de leurs promesses de transcendance, un vieux Jiralhanae ne pouvait pas espérer une meilleure fin. Cependant Maccabeus n’était pas si vieux. Et il n’était certainement pas prêt à se soumettre. — Une fois un défi lancé, il n’y a pas de marche arrière. — Je connais la tradition, dit Tartarus. Il éjecta ses cartouches de munitions et les donna à Grattius. Puis il désigna la jambe de Maccabeus. Tu es désavantagé. Je te laisse prendre ton marteau. — Je suis content que tu aies appris le respect, dit Maccabeus, ignorant le ton hautain de son neveu. Depuis le siège de commandement, il fit un signe à Strab pour qu’il lui jette son casque. J’espère seulement t’avoir enseigné la foi. — Tu me crois infidèle ? lâcha Tartarus. — Tu es obéissant, neveu. Maccabeus prit son casque que Strab lui tendait de ses pattes tremblantes et le mit sur sa tête chauve. — Un jour, j‘espère que tu apprendras la différence. Tartarus rugit et chargea, engageant une mêlée vicieuse qui entraina les deux combattants autour du socle holographique, Tartarus attaquait avec ses lames de fusil en forme de croissant et Maccabeus parait avec son marteau. Le jeune Jiralhanae savait que s’il prenait un seul coup il était condamné ; le Poing de Rukt portait d’innombrables marques de victimes pas assez agiles pour éviter la pierre massive. Quand ils revinrent autour du poste à leurs positions initiales, Maccabeus glissa sur le boitier du projecteur holographique. Ses yeux étaient rivés sur les lames de Tartarus qu’il avait momentanément oublié. Sa jambe blessée faiblit alors qu’il tentait de garder son équilibre, et, dans ce moment de faiblesse, Tartarus sauta sur lui. Il arracha le casque du Chef et voulut trancher son visage et son cou. Maccabeus leva un bras pour parer l’attaque et la lame entailla la partie inférieure de l’armure de son avant-bras. Le Chef de clan hurla lorsque la lame coupa ses muscles et une partie de son os. Balançant son marteau de son bras valide, Maccabeus frappa Tartarus au niveau de son genou. Mais d’une seule main, le coup latéral n’eut pas assez de force. Tartarus souffrait à peine et continuait à maintenir son oncle alors que le sang de Maccabeus dégoulinait de ses lames. Le bras blessé du Chef de clan lui faisait mal, mais Maccabeus pouvait encore prendre son marteau dans sa main et le tenir en l’air. Dans un puissant rugissement, il attaqua son neveu de toutes ses forces. Tartarus se voûta comme pour minimiser l’impact, mais il bondit en arrière, lâchant son emprise sur son oncle. Maccabeus vacilla, fit

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involontairement quelques pas lourds, et traina son marteau contre l’épais linteau de la porte à l’entrée du pont. Alors que le Chef de clan titubait en arrière, abasourdi par la réverbération, Tartarus jeta son spiker et bondit en avant. Il attrapa Maccabeus par le col et arracha son plastron, pivota sur sa jambe blessée et le jeta, corps étendu et sans son marteau, en bas du couloir principal, vers le puits du croiseur. Essayant désespérément d’empoigner de sa main valide un des barreaux de l’échelle alors que son poids l’attirait au sol, Maccabeus réussit à s’accrocher à l’un des derniers barreaux de l’échelle. — Doute, grogna Maccabeus, tentant de maintenir son emprise. — Loyauté et foi, répliqua Tartarus, descendant l’échelle pas à pas. Il tenait à présent le Poing de Rukt. — N’oublie jamais la signification de cet Âge, neveu. Une explosion secoua le croiseur, projetant des flammes à travers le pont à quelques pas seulement des jambes de Maccabeus qui se balançaient. Les Yanme’es grouillaient de partout avec dans leurs griffes des équipements contre le feu, ignorant le Maitre de vaisseau en difficulté. Tartarus montra ses dents. — Tu ne sais pas, mon Oncle ? Cet Âge triste est révolu. Dans un puissant roulement d’épaules, Tartarus abattit le marteau, fracassant le crâne du Chef de clan contre l’échelle. La patte de Maccabeus se décontracta. Puis il chuta sans vie dans les flammes devant les Yanme’es qui se dispersèrent. Pendant un moment, Tartarus resta immobile, sa poitrine haletait à cause de l’effort qu’avait exigé son triomphe. La sueur coulait dans sa fourrure. Mais il était habitué à cette odeur. Tartarus souffla, prenant conscience de son nouveau rôle. Puis il décrocha sa ceinture et l’accrocha autour du Poing de Rukt, une sangle permettant de porter le vieux marteau sur ses épaules. Grattius s’approcha lentement au travers du couloir, portant dans ses mains le casque de Maccabeus. Strab ne se tenait pas loin derrière. Les deux Jiralhanaes s’agenouillèrent devant Tartarus, confirmant sa place de chef et de commandant du Rapid Conversion. Tartarus échangea le casque de Maccabeus contre le sien. Puis, il descendit de l’échelle. Le nouveau Chef de clan avait laissé son vaisseau de largage au fond du hangar ; il en avait besoin pour atteindre la station orbitale étrangère. Mais avant cela, Tartarus était déterminé à sauver le reste de son héritage des flammes, des bandes d’armures dorées de son oncle qui remplaceraient les siennes. Sif se réveilla et essaya de se rappeler qui elle était. Toutes ses matrices avaient été vidées. Ses processeurs étaient sombres. La seule chose en fonctionnement était le code de son

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processeur logique cristallin. Mais il était en proie à de féroces émotions, des opérations qu’elle était incapable de traiter. Soudain, un de ses processeurs se remit en ligne. Une impulsion d’une transmission COM dans un coin de son processeur logique. <\ Qui est-ce ? \> L’intelligence sondant son processeur répondit : < Lighter, Than, Some. > Sif réfléchit pendant quelques secondes. Et pendant qu’elle réfléchissait, pressant son processeur pour plus de données, l’intelligence configura une de ses matrices. La mémoire lui revint soudainement : Harvest, la station Tiara, les extraterrestres, et Mack. Les émotions se multiplièrent dans son processeur, exigeant un examen. Sif se blottit au plus profond d’elle-même, se maintenant à distance des autres. Les minutes passèrent. Elle ressentait bien plus d’impulsions maintenant qu’un de ses noyaux avait été relancé. < Qui, es, tu ? > <\ Je n’en sais rien. Je suis brisée \> Mais Sif en savait assez pour comprendre que l’autre intelligence sélectionnait des bits à partir d’une table alpha numérisée située dans la mémoire vive de son premier processeur. Et en utilisant le même principe, elle introduit directement dans son code des impulsions électrochimiques. Au moment où Sif réalisa qu’elle avait automatiquement commencé à faire la même chose, elle réalisa par la même occasion que ce n’était pas normal : c’était quelque chose qu’aucun humain ne pouvait faire. <\ Es-tu l’un des leurs ? \> < Oui. > déclara l’intelligence extraterrestre. < Mais, pas, comme, eux. > Une sensation sortit du subconscient de Sif : celle d’une brosse dans ses cheveux de femme. <\ Il y a quelque chose dans mes circuits. \> Un second processeur s’activa, doublant ses matrices de traitement, la rendant ainsi plus efficace. Elle se rappela d’un plan, configurer le guidage des modules de propulsion, durant encore de nombreux jours et de nombreuses semaines loin de Harvest.

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<\ L’évacuation ! \> < Je, savoir, je, vouloir, aider. > Sif lutta pour se rappeler de ses habitudes de travail, avec quels processeurs elle effectuait ces tâches. <\ Peux-tu résoudre ce problème ? \> Elle se concentra sur les processeurs qui s’occupaient de sa liaison COM avec les circuits qui commandaient l’ascension des conteneurs. Ils avaient toujours été les plus accessibles, la plus simple des opérations. C’était la seule fonction dont elle était capable de s’occuper pour le moment. < Oui, toi, attendre. > Sif fit de son mieux pour ignorer les émotions qui entravaient sa concentration. Mais un puissant sentiment d’appréhension persistait. Il y avait quelque chose qu’elle avait oublié de demander, quelque chose que son esprit supérieur et rationnel se demandait à propos de son lent éveil. <\ Pourquoi m’aides tu ? \> L’intelligence extraterrestre réfléchit un moment et répondit : < Lighter, Than, Some.> Cela allait prendre beaucoup de temps avant que Sif ne traite la vérité simple et existentielle de l’extraterrestre : J’aide parce que c’est ce que je suis.

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Chapitre 21 La tête de Forsell tomba sur l’épaule d’Avery. L’imposante recrue s’était évanouie presque immédiatement après que les rames du MagLev de la cabine de graissage se lancent sur l’ascenseur spatial numéro deux. En quatre secondes, la cabine avait triplé la vitesse de son ascension. Les forces g résultantes étaient extrêmes, rien à ce que les recrues avaient été préparées à endurer. Avery réussit à rester conscient seulement en utilisant l’entrainement qu’il avait reçu pour les sauts orbitaux en HEV1, serrant ses jambes l’une contre l’autre et régulant sa respiration pour empêcher le sang de rester dans ses jambes. La cabine était un cylindre écrasé composé de deux parties en forme de C. Des fenêtres incurvées et claires dans le mur offraient une vue à 360° de l’ascenseur dont on ne voyait à ce moment qu’un flou doré. L’intérieur exigu de la cabine était seulement prévu pour un équipage de quatre personnes, mais des JOTUNS multitâches avaient retiré les commandes et les écrans pour les bras de maintenance de la cabine et avaient réussi à faire de la place pour douze sièges, chacun provenant de berlines abandonnées dans Utgard. Les sièges étaient rangés les uns à cotés des autres, dos au câble, ainsi Avery et ses recrues pourraient se diriger vers l’unique porte de la cabine aussi rapidement que possible une fois arrimé à Tiara. — Commandant ? Vous êtes toujours avec moi ? grogna Avery dans son laryngophone après avoir redressé la tête de Forsell. Il ne voulait pas que la recrue se réveille avec un torticolis et pas seulement parce que cela affecterait sa précision. — À peine, répondit Jilan depuis sa cabine. Healy s‘accroche. Dass aussi. Et les vôtres ? — Tous évanouis. Quand le Capitaine Ponder avait chargé Avery de reprendre Tiara, il avait demandé des volontaires. La mission était extrêmement dangereuse et Avery savait qu’il y aurait des pertes. Mais il finit par obtenir plus de volontaires que de sièges, un mélange de recrues provenant des trois escouades du 1er peloton. Chacun d’eux, Forsell, Jenkins, Andersen, Wick et même un homme marié comme Dass, avait souhaité risquer leur vie pour donner à leurs familles, amis et voisins une chance d’échapper à l’attaque extraterrestre.

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HEV : Human Entry Vehicle, capsules individuelles qui servent à s’infiltrer en territoire ennemi rapidement, depuis l’orbite d’une planète.

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Alors que la cabine d’Avery traversait la stratosphère de Harvest et que la friction de l’air diminuait, la vitesse augmenta encore. Avery grimaça et repoussa l’obscurité qui remplissait son champ de vision. — Johnson ? — M’dame ? — Je suis sur le point de m’évanouir. — Compris. L’alarme est réglée sur quinze puis cinq minutes. Avery savait que le Lieutenant-Commandant pourrait se servir de ce repos. Comme les Marines et la plupart des miliciens, elle n’avait pas du tout dormi en quarante-huit heures, depuis l’attaque des extraterrestres sur Gladsheim. Et Avery soupçonnait qu’elle n’avait pas plus de quelques heures de sommeil par nuit depuis qu’ils avaient piégé, il y a presque un mois, les extraterrestres dans le vaisseau-cargo. Avery était entraîné pour penser tactiquement. Mais il estimait que la responsabilité de Jilan pour les planifications stratégiques pouvait aussi être fatigante. Finalement, pour préparer le plan qui permettrait de reprendre Tiara, l’expertise d’eux deux avait été nécessaire. Des sept cabines de graissage se précipitant vers Tiara, seulement celles des ascenseurs numéro deux et six, respectivement celle d’Avery et celle de Jilan, transportaient des équipes d’assaut de la milice. Les cinq autres étaient vides, des leurres piégés avec des claymores reliées à des détecteurs de mouvement. Sur recommandation d’Avery, ces cinq cabines arriveraient à Tiara en avance. Une fois qu’elles se seraient arrêtées à l’intérieur des stations d’amarrages orbitales, les portiques s’ouvriraient automatiquement. N’importe quel extraterrestre assez curieux pour passer les sas des portiques et inspecter les cabines aurait une sale surprise : un cône de billes de métal explosant vers l’extérieur avec une force mortelle. Les projectiles des claymores déchiquèteraient aussi les murs minces et flexibles des portiques. Mais après que les stations une, trois, quatre, cinq et sept soient débarrassées de tout ennemi, les portiques ne seraient plus nécessaires. Les conteneurs remplis de réfugiés pourraient passer par Tiara sans s’arrêter. Dans la soirée précédente, un peu plus de deux cent cinquante mille personnes s’étaient entassées dans deux cent trente-six conteneurs de marchandises dans les dépôts des sept élévateurs d’Utgard, attachés dans un mélange de sièges de véhicule et de Wagon de Bienvenue que les JOTUNs avaient fixés fermement aux sols des conteneurs. Déjà vingt-huit des conteneurs étaient dans les ascenseurs spatiaux couplés en quatorze paires. Toutes les cinq minutes, sept nouvelles paires commenceraient à monter. Et si tout se déroulait selon le plan, moins de quatre-vingt-dix minutes après le premier tir du conducteur de masse effectué par Loki, tous les réfugiés auraient quitté la surface de la planète. Bien sûr c’était juste le début d’un périple tourmenté pour les réfugiés. Non seulement les paires de conteneurs devaient réussir à 270

passer Tiara sans encombre, mais elles devaient aussi réaliser un vol plané bien plus long que les câbles de soutien, presque la moitié de l’arc de contrepoids, afin de gagner la vitesse nécessaire pour rejoindre les appareils de propulsion que Sif avait prépositionnés. Pendant tout ce temps Tiara devra rester parfaitement équilibrée, malgré que la tension exercée sur ses câbles de soutien sera bien au-dessus de leur limite. Loki aura les mains occupées et Avery espérait que l’IA était aussi compétente que Jilan le pensait. Le Sergent-Chef sentit son terminal COM vibrer à l’intérieur de sa veste de combat, le prévenant que les cabines-leurres étaient en train de commencer leur décélération vers Tiara. Encore quinze minutes, pensa Avery, tapotant et tirant sur les poches de sa veste pour s’assurer que les chargeurs de ses armes étaient correctement rangés. Il avait son fusil d’assaut entre les genoux, le canon en haut, mais il avait échangé son habituel M6 pour une mitraillette M7 provenant de la cache de Jilan. Avec sa cadence élevée et sa taille compacte, la M7 était parfaite pour le combat rapproché. La poche qui tenait les chargeurs de soixante balles de la mitraillette était accrochée par un scratch. Avery l’arracha de sa veste et modifia son angle de façon à ce que les chargeurs soient faciles à atteindre même arme à l’épaule. Alors qu’il serrait fermement la poche en position, il sentit quelque chose de sec et cassant se plier contre sa poitrine. Délicatement, il sortit d’une poche intérieure un des cigares Sweet William du Capitaine Ponder. Dans un dernier briefing sur le balcon de la salle de bal du parlement, le Capitaine avait donné un cigare de sa réserve de plus en plus petite à Avery et Byrne. « Les gars, vous les allumerez quand ils seront en sureté » avait dit Ponder indiquant la base de l’ascenseur spatial alors que les civils se rassemblaient dans les hangars environnants. Ce n’était que maintenant que Avery réalisait que le Capitaine s’était délibérément exclu de la célébration de la victoire. Ponder avait deviné qu’il n’y arriverait pas, et la vérité était que les chances pour ses Sergent-Chefs n’étaient guères meilleures. Byrne et un groupe de vingt volontaires des escouades du 2e peloton étaient en ce moment terrés au complexe du réacteur d’Utgard, gardant le centre de données de Loki. Les JOTUNs avaient soigneusement déterré les bobines d’accélération magnétique du conducteur de masse pendant que les vaisseaux de combat extraterrestres étaient occupés à brûler Gladsheim et que Loki avait modifié l’axe du conducteur de masse de façon à se qu’il vise l’horizon d’Utgard. Une fois que le conducteur de masse aurait tiré, l’ISP de l’ONI supposait que les extraterrestres identifieraient sa source d’énergie et lanceraient un assaut en représailles. Ce sera à Byrne de s’assurer qu’ils n’y arrivent pas et de garder le centre de données de Loki en sureté jusqu’à ce que l’évacuation soit terminée.

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Au signal des cinq minutes, la cabine de graissage tressaillit alors que les rames du MagLev forçaient sur l’ascenseur spatial et que ses freins s’enclenchèrent, ralentissant la progression de la cabine. La décélération fut assez importante pour réveiller Forsell et alors que la recrue sortait de son sommeil d’un clignement d’yeux, Avery lui fit signe de taper sur l’épaule de Jenkins, pour faire passer le signal de réveil dans la cabine. Les recrues se ranimèrent l’une après l’autre, récupérèrent leur MA5 tombés sur le sol caoutchouteux et vérifièrent leurs munitions. — Loki vient juste d’augmenter les intervalles. Sept minutes entre les cabines, lança la voix fatiguée de Jilan dans le casque d’Avery. On doit tenir un peu plus longtemps que ce qu’on avait prévu. Avery fit un rapide calcul. En ce moment, il devrait y avoir cinquante conteneurs sur les câbles de soutien. Leur poids combiné avait dû exercer trop de tension sur Tiara. Si elle s’écartait trop loin de sa position géosynchrone, la rotation de Harvest l’arracherait du ciel, enroulant les câbles de soutien sur l’équateur comme des fils autour d’une bobine. — Écoutez tous, aboya Avery. Couvrez vos équipiers. Vérifiez les recoins. Tiara a une source d’alimentation limitée. Les cibles seront dures à repérer. Avery avait fait répéter le plan d’attaque aux miliciens plusieurs fois : les deux équipes nettoieraient leurs stations d’amarrage puis s’enfonceraient et sécuriseraient les fins fonds de Tiara. Une fois cela fait, ils repousseraient n’importe quel extraterrestre survivant vers le centre, les piègeraient vers la station numéro quatre et les élimineraient. — On se retrouve au milieu, dit Jilan. Et Johnson ? — M’dame ? — Bonne chance. Avery décrocha sa ceinture et se redressa. À travers les fenêtres, il pouvait voir la vitesse de passage du câble ralentir, révélant des motifs à chevrons dans la construction en nano-fibre des brins du câble en carbone. La cabine s’arrêta dans une douceur si contrastée des secousses d’insertions aéroportées que Avery avait vécues encore et encore dans d’autres missions, qu’il craignit que ses recrues encore étourdies n’aient pas la montée d’adrénaline dont ils avaient besoin. — Premier peloton ! hurla-t-il. Préparez vos armes et tenez-vous prêts ! Forsell, Jenkins et les autres tirèrent la poignée de chargement de leur MA5 et changèrent la cadence de tir en automatique. Alors qu’ils se levaient, ces fils de Harvest croisèrent le regard d’acier de leur Sergent-Chef avec la même détermination et Avery réalisa qu’il avait sous-estimé la préparation de ses recrues. Ils sont prêts, pensa-t-il, maintenant je veux qu’ils se souviennent. — Regardez l’homme à côté de vous, dit Avery. Il est votre frère. Il tient votre vie dans ses mains et vous tenez la sienne. Vous n’abandonnerez pas ! Vous ne vous arrêterez pas d’avancer ! 272

La cabine tangua contre les câbles alors que le portique descella l’écoutille. Les recrues étaient entassées sur la gauche et la droite d’Avery. Pour la première fois, il les regarda et les vit pour ce qu’ils étaient : des héros en devenir. Alors que les yeux d’Avery vinrent se poser sur Jenkins, il vit le fond de son regard creux et se rendit compte qu’il manquait le plus important de tous les messages dans son discours d’encouragement : l’espoir. — Chacun de ces bâtards que vous tuez c’est un millier de vies sauvées ! Avery serra le levier pour libérer l’écoutille de sa main gauche et agrippa son fusil d’assaut avec celle de droite. Et nous les sauverons ! Jusqu’au dernier. Il tira d’un coup sec la poignée, ouvrit l’écoutille et chargea. Son escouade rugissant derrière lui. Les murs semi-transparents du portique laissaient passer plus de lumière qu’il y en avait dans la cabine. Avery plissa les yeux alors qu’il se précipitait en avant, recherchant des cibles. Alors que les miliciens surgirent derrière lui, le tube commença à osciller, l’empêchant de viser correctement. Heureusement, il ne vit aucun contact jusqu’à ce qu’il atteigne le bout du portique où quatre créatures masquées qui ne semblaient pas avoir envie de combattre passèrent devant le sas en courant. La grêle mortelle provenant d’une claymore fit couleur du sang bleu de leur peau grise. Avery les laissa passer et attendit pour voir s’il n’y avait pas un garde à l’arrière. Un moment plus tard, un cinquième extraterrestre apparu, apercevant Avery, il leva son poignard explosif. Avery tira une rafale de trois balles qui toucha la créature à l’épaule et la fit tournoyer. Avant que son poignard tombe au sol, Avery était à l’intérieur de Tiara même. Il tira une seconde rafale dans la poitrine de l’extraterrestre et la créature s’effondra. Avery regarda à droite vers la rampe numéro un et ne vit aucun trainard. Il regarda à gauche et ouvrit le feu sur le plus proche des quatre extraterrestres qui battaient en retraite au même moment au coin de la station d’amarrage, le touchant aux genoux. L’extraterrestre tomba dans un cri étouffé. Mais juste quand Avery s’apprêtait à tirer une rafale mortelle, le BR55 de Jenkins craqua derrière lui et la tête de l’extraterrestre disparu dans une gerbe bleu clair. — Oh ouais ! cria Anderson en poussant Jenkins en dehors du sas. Ça, c’est du tir ! Mais Jenkins ne répondit pas au compliment. À la place il regarda Avery, la mâchoire serrée. Je vais les tuer, disait son regard furieux, jusqu’au dernier. — Andersen, Wick, Fasoldt : ramenez tous les blessés à la première station ! Avery retira son chargeur à moitié utilisé et en inséra un nouveau à la place. Tu veux tous les tuer ? pensa-t-il, se ruant sur ses ennemis retranchés. Tu devras être plus rapide que moi.

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Byrne s’était attendu à une attaque aérienne, d’un ou de plusieurs vaisseaux de largage extraterrestres et de leurs puissantes tourelles à plasma, et il avait envoyé ses recrues dans les champs de blé autour du réacteur pour essayer de leur donner le plus de couverture possible. Mais quand Loki avait transmis le dernier soupir de Ponder les prévenant qu’un trio de véhicules s’approchait, Byrne avait rappelé ses recrues vers la tour du réacteur. Face à un bombardement aérien, les recrues auraient été des cibles faciles retranchées dans et autour de la structure en polycrete de deux étages. Mais la tour fournirait de la hauteur, essentielle contre un assaut terrestre. De toute façon, le rôle de Byrne restait le même : appâter. Debout derrière la tourelle TAAL d’un Warthog garé en travers de la porte du centre du réacteur, Byrne avait une bonne vue sur les véhicules qui filaient à toute allure sur la route d’accès depuis l’autoroute : des grosses roues avant qui cachaient le conducteur et déchiquetaient la chaussée, des moteurs qui crachaient des fumées bleues et des flammes orange. Il attendit que les véhicules ouvrent le feu, curieux de voir quel armement ils possédaient. Mais quand ils approchèrent des cinq cents derniers mètres et qu’ils n’avaient pas encore ouvert le feu, Byrne réalisa que les pilotes extraterrestres en armure n’allaient pas lui tirer dessus, ils allaient lui rentrer dedans. Le temps qu’il augmente la vitesse de rotation des canons de la TAAL, le véhicule de tête fonçait sur lui dans un vrombissement gras. Byrne maintint un tir nourri pendant quelques secondes sur l’extraterrestre en armure bleue dans le siège du véhicule, puis il sauta de la tourelle. Au moment où il roula sur le bitume chaud et collant, le Warthog explosa derrière lui, se brisant en deux dans un terrible crissement du métal alors que la lame de la roue du véhicule extraterrestre le percuta sur le flanc. — Ouvrez le feu ! cria Byrne dans son laryngophone, finissant sa roulade. Alors qu’il se relevait sur ses pieds et se précipitait sur le bascôté, derrière des sacs de sable protégeant la porte de sécurité de la tour du réacteur, Stisen, Habel, Burdick et seize autres miliciens déchargèrent leur MA5. Le véhicule de tête jaillit dans une gerbe d’étincelles et de balles traçantes. Son pilote serait mort sur le coup si les deux autres véhicules n’avaient pas accéléré vers le complexe, quitté la route d’accès et défoncé la clôture grillagée divisant le feu des miliciens. — Loki ! Byrne porta son fusil d’assaut à son épaule. Tu en es où ? Il tira trois rafales dans le moteur d’un des véhicules alors qu’il suivait le meneur autour du réacteur, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, hors de vue. Byrne n’avait pas entendu l’IA depuis qu’il avait tiré avec le conducteur de masse sur le vaisseau de guerre extraterrestre, laissant partir deux tirs comme un coup de tonnerre tout proche qui avaient laissé Byrne entendre des cloches malgré les bouchons que lui et les miliciens avaient profondément enfoncés dans leurs oreilles. Le Sergent-Chef savait 274

qu’il fallait une quantité importante d’énergie pour charger les bobines du canon et tirer deux tirs consécutifs. Durant leur dernier briefing avec Ponder, Loki avait bien fait comprendre qu’après sa première salve, il aurait temporairement besoin de se déconnecter et vérifier le réacteur, au risque de le faire fondre la prochaine fois que le canon tirera. — Et que se passera-t-il, avait demandé Byrne, si un ou deux coups ne suffisent pas pour abattre leurs vaisseaux ? — Pour le bien de tous, Sergent-Chef, avait souri l’IA, vous feriez mieux d’espérer que ça marche. Byrne visa avec son fusil d’assaut vers la droite et tira sur le véhicule de tête alors qu’il finissait son cercle autour de la tour. Il vit une fourrure de fauve se hérisser d’une brèche dans l’armure du pilote et il reconnut la grande créature qui escortait l’extraterrestre en armures dorée le jour où ils s’étaient rencontrés dans les jardins botaniques. — Faites attention ! cria Byrne alors que l’extraterrestre dérapa autour des morceaux du Warthog en ruines. Des pointes de métal brulant crépitèrent de deux fusils montés au-dessus et en retrait des roues, forçant Byrne et les trois recrues sur le bas côté de baisser la tête et de se protéger. Les pointes déchirèrent la rangée supérieure de sacs de sable et s’enfoncèrent dans le mur de la tour en polycrete. Certaines se brisèrent contre le métal de la porte de sécurité, éparpillant des shrapnels incandescents sur le bitume près des bottes de Byrne. — Stisen ! beugla le Sergent-Chef à son leader de l’escouade A/2, positionné sur le toit du premier étage, directement au-dessus du bas côté. Tire donc sur ce bâtard ! Mais le policier entêté lui lança un autre ordre : — Bougez, Sergent-Chef ! Maintenant ! Et Byrne obéit, plongeant sur le côté avant la charge fracassante du véhicule, projetant en arrière les deux recrues les plus proches alors que ses roues à lames surgirent à travers la barricade, remplissant l’air de sable. Le véhicule percuta la porte de sécurité et s’écrasa sur le cadre. Le temps que Byrne s’agenouille et reprenne en main son arme, le véhicule avait fait demi-tour, montant en régime pour un nouveau passage. — À l’intérieur ! cria Byrne sprintant vers la porte. Habel et une autre recrue nommée Jepsen parvinrent en sécurité dans la tour. Mais le troisième, une recrue plus âgée appelée Vallen, n‘allait pas assez vite. Le véhicule le faucha un instant avant de s’écraser contre le cadre vide de la porte. Byrne observa la recrue disparaitre sous les roues tranchantes pour seulement voir réapparaitre un moment plus tard, comme du petit bois dans une déchiqueteuse, des lambeaux de treillis et des morceaux de corps humains éjectés en l’air, juste devant la porte du complexe. — En bas ! hurla Byrne à Habel et Jepsen, rechargeant son fusil d’assaut. Trouvez un escarpement ! Les deux recrues battirent en retraite dans un étroit couloir vers une cage d’escalier qui menait aux niveaux souterrains et au centre de données de Loki. 275

Byrne pouvait seulement voir le haut de la tête de l’extraterrestre en armure bleue derrière le moteur de son véhicule. Il fit claquer quelques balles sur le casque de la bête et l’extraterrestre se retira du passage de la porte en tirant des pointes. Byrne courut en zigzag dans le couloir. Juste avant quand il n’atteigne la cage d’escalier, les tirs s’arrêtèrent. Il se retourna rapidement juste à temps pour voir l’extraterrestre aux cheveux de couleur fauve descendre et charger à travers la porte défoncée. Byrne tira plusieurs rafales alors que l’extraterrestre se précipitait vers lui dans le couloir, se penchant en avant et griffant le polycrete lustré avec ses pattes. Les balles de Byrne le touchèrent toutes, mais ricochèrent sur son bouclier à énergie. — Merde ! Jura Byrne. Il sauta par-dessus la main courante de l’escalier et atterrit une volée de marches plus bas. Alors que l’extraterrestre lâchait une salve de pointes au-dessus de lui, Byrne sauta une seconde volée de marche vers le sous-sol. Il emprunta un couloir étroit et l’extraterrestre atterrit durement derrière lui. Le Sergent-Chef ne serait pas allé loin si Habel et Jepsen ne l’avaient pas attendu à une intersection de quatre couloirs, juste en face du centre de données de Loki. Les deux miliciens ouvrirent le feu chacun à l’angle d’un couloir à l’embranchement alors que Byrne se dépêchait de passer entre eux. Balle par balle, leurs MA5 n’étaient pas aussi puissants que le fusil d’assaut de Byrne. Mais ce qui leur manquaient en vitesse initiale ils le compensaient en cadence de tir. Grâce aux deux recrues qui tiraient en mode automatique, le bouclier à énergie de l’extraterrestre commençait à faiblir ; du plasma cyan s’échappait de ses jointures alors que l’armure se débattait pour rester chargée. Mais au lieu de battre en retraite vers l’escalier, l’extraterrestre avançait lentement en avant faisant cracher des pointes. Une d’elles toucha Jepsen au cou et le fit tomber au sol dans des gerbes de sang. Une autre frappa Habel à la hanche brisant ses os. Byrne attrapa la seconde recrue alors qu’elle s’effondrait, enroula un bras autour de sa poitrine et tira d’une main avec son fusil d’assaut. L’extraterrestre planta deux autres pointes dans la poitrine d’Habel, une traversant le biceps de Byrne. Le Sergent-Chef grogna, laissa tomber son fusil et tituba en arrière vers la porte du centre de données. — Faites attention ! annonça Loki dans les écouteurs du casque de Byrne alors que la porte glissait pour s’ouvrir. Mais Byrne s’appuyait déjà en arrière contre ce qu’il pensait être une surface dure et il ne put garder son équilibre. Il bloqua le talon de sa botte dans le seuil de la porte et bascula en arrière alors que les deux panneaux de la porte se refermaient, piégeant l’extraterrestre en armure bleue de l’autre côté. — J’étais un peu occupé, dit l’IA en guise d’excuse. Les conteneurs sont sur les ascenseurs spatiaux.

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Byrne allongea doucement Habel sur le sol. Mais il eut à peine assez de temps pour regarder ce qui l’entourait, une salle de machines illuminée d’une lumière fluorescente, des tuyaux verticaux et des câbles qui menaient vers la chambre du réacteur quelques étages plus bas, avant que l’extraterrestre ne rugisse et martèle la porte. — Et le vaisseau de combat ? — Il est au tapis. Byrne sortit son pistolet M6 de son holster sur le côté de sa veste de combat. Son biceps était déchiré et brulé. Il devrait tirer d’une main. — J’imagine qu’il doit être en colère. Juste à ce moment, la porte du centre de données s’ouvrit, ses deux panneaux écartés par les lames du fusil à pointes de l’extraterrestre. La créature bougeait son arme d’avant en arrière, élargissant l’espace jusqu’à ce qu’il y ait assez pour faire passer ses pattes et forcer la porte. Reculant vers le centre de données, un conteneur en métal isolé dans une pièce plus grande et dans la pénombre, Byrne tira dans l’entrebâillement là où il pensait se trouver la tête. L’extraterrestre rugit et retira une de ses pattes. Le Sergent-Chef ressentit une petite joie triomphante, pensant qu’il avait finalement réussi à faire tomber ses boucliers. Mais un moment plus tard, il vit quelque chose de long et lourd fait des tours sur lui-même entre les deux panneaux : un bâton, plus long que son bras, avec des pointes. Byrne roula sur le côté pour laisser la chose passer qui se planta dans le mur du centre de données. Le Sergent-Chef remarqua une fine fumée noire monter de la tête pointue du bâton. — Oh merde, grommela-t-il une demi-seconde avant que la grenade explose, projetant du feu et des shrapnels. Heureusement pour le Sergent-Chef, le souffle de la grenade était restreint et unidirectionnel. Mais on ne pouvait pas en dire autant pour Loki. Tandis que Byrne se redressait sur un genou, tenant fermement son biceps, il vit un trou béant dans le mur du centre de données. À l’intérieur, il pouvait voir les circuits de l’IA en pagaille, rongés par le feu. Avant que Byrne ne puisse appeler Loki, l’extraterrestre en armure bleue avait défoncé la porte à coups d’épaule. Le Sergent-Chef leva son M6 et tira quelques balles, mais l’extraterrestre l’avait déjà attrapé par les épaules. Byrne était un homme costaud. Mais l’extraterrestre le surpassait d’un mètre et pesait une demie-tonne de plus. Il se pencha sur Byrne et l’envoya la tête la première dans le mur du centre de données juste à côté du trou. Si le Sergent-Chef n’avait pas porté de casque, son crâne se serait brisé. Au lieu de ça, il perdit connaissance sous l’impact. Ce dont se souvint Byrne par la suite, c’était que l’extraterrestre l’avait saisi par les poignets et l’avait trainé sur le dos, à l’extérieur de la tour au milieu des violents combats.

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Le casque de Byrne avait disparu, comme ses deux armes. L’extraterrestre avait déchiré sa veste de combat d’un seul et brutal coup de patte ; il y avait des traces de griffes sanglantes au centre de sa chemise kaki, sa poitrine le piquait et l’élançait. Il essaya de se remettre sur pieds et de s’échapper de la prise de l’extraterrestre. Mais la créature se tourna et écrasa un énorme poing sur le visage de Byrne, cassant son nez et sa pommette. Alors que la tête du Sergent-Chef retomba sur ses épaules, l’extraterrestre le hissa au-dessus de la rangée sacs de sable en pleine vue des recrues sur la tour. — Cessez-le-feu ! Cessez-le-feu ! cria Stisen. Vous allez toucher le Sergent-Chef. Byrne essaya de crier : « Non ! » pour dire à Stisen d’abattre l’extraterrestre à fourrure et lui avec, mais sa mâchoire était disloquée, faisant ressembler son ordre à une mauvaise toux. L’extraterrestre ramassa Byrne et le mit brutalement à genoux. Il sortit son fusil à pointes de sa ceinture et posa les lames en forme de croissant sur son épaule. Les lames étaient tordues et ébréchées après avoir été enfoncées dans la porte du centre de données. Alors qu’elles raclaient sa clavicule, le Sergent-Chef grogna dans une expiration gutturale à travers sa mâchoire pendante. L’extraterrestre aboya quelque chose qui aurait été incompréhensible s’il n’avait pas enlevé les lames de l’épaule de Byrne pour les placer contre sa nuque : rendez-vous ou il meurt ! Qu’aucun de vous ne le fasse ! maudit Byrne. Mais avant que ses recrues ne puissent poser leurs armes et le décevoir, un chœur d’engins en approche se répercuta soudainement contre la tour. Dans son état, Byrne éprouvait des difficultés à estimer le nombre exact de ses sauveteurs : les dix moissonneuses-batteuses géantes soutenues par des phalanges de nacelles qui roulaient sur la crête est et des escadrons d’avions épandeurs qui assombrissaient le ciel à l’ouest. Mais la vue des JOTUNs en approche stupéfia l’extraterrestre en armure bleue et il enleva son arme de la nuque de Byrne. Au moment où il le fit, toutes les recrues sur la tour ouvrirent le feu. La brute massive tomba en arrière, dégoulinant de sang rouge sombre, laissant Byrne basculer en avant. Le temps que le Sergent-Chef roule sur le dos, les miliciens avaient abattu un des autres extraterrestres en armure bleue sur son véhicule et le troisième accélérait vers la porte du complexe, battant en retraite vers Utgard et son vaisseau de guerre. Il n’alla pas très loin. Deux avions épandeurs JOTUNs, qui tournaient en l’air, plongèrent et s’écrasèrent contre le véhicule de l’extraterrestre avec la précision d’un missile guidé. Le véhicule explosa en une boule de feu orange teinté d’une fumée violette laissant un profond cratère. Ses roues irrégulières se détachèrent et roulèrent pour s’écarter sur le côté de la route avant de vaciller et de partir dans les champs de blé.

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— Joli et facile, grimaça Stisen alors que lui, Burdick et deux autres recrues attrapèrent Byrne par les bras et les jambes et le transportèrent vers une nacelle qui approchait. La machine abaissa sa rampe basculante relâchant un chargement de JOTUNs multitâches. — Où vont-ils ? demanda Burdick alors que les JOTUNs à pattes de mouche glissaient vers la tour. — On s’en moque, grogna Stisen alors qu’ils soulevèrent Byrne sur la rampe. Nous retournons dans cette maudite ville. Les recrues calèrent Byrne à l’arrière de la nacelle. Plissant les yeux à cause de la douleur qui le parcourait de la tête au pied, Byrne vit les multitâches grimper sur la tour et commencer à travailler sur les antennes du Maser. Avant même que Byrne puisse se demander pourquoi, l’axe du conducteur de masse s’orienta vers les champs à l’ouest pour seulement venir s’arrêter bruyamment contre le collecteur surélevé d’une moissonneuse-batteuse JOTUN. Les deux machines géantes luttèrent pendant près d’une minute, le JOTUN s’élevant sur ses énormes pneus comme un cerf en rut, jusqu’à ce que l’axe se relâche dans un sifflement pneumatique en signe de défaite, faisant redescendre le JOTUN au sol. Mais le JOTUN garda son collecteur appuyé contre l’axe et laissa son moteur tourner juste au cas où il aurait encore besoin de remettre le conducteur de masse en place. Pendant ce temps toutes les recrues étaient montées à bord de la nacelle. Elle remonta sa rampe basculante, augmenta la puissance de son moteur électrique et se dirigea vers l’autoroute d’Utgard. Après cela, Byrne ne pu voir que le ciel.

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Chapitre 22 Dadab se glissa derrière un tonneau bleu vif, tenant fermement son pistolet à plasma dans son poing serré. Il pouvait entendre les projectiles métalliques des armes étrangères résonner sur les parois plastifiées du baril et s’enfouir dans la mousse jaune à l’intérieur. Parmi les seize Unggoys qui étaient parvenus à battre en retraite jusqu’aux côtés de Dadab au milieu de la jonction, l’endroit opposé à la salle de contrôle, seulement quatre avaient survécu : lui, Bapap et deux autres nommés Fup et Humnum. Les barils étaient disposés en un demi-cercle de deux pieds de profondeur, à l’opposé de la jonction. Dadab avait exhorté Flim pour qu’il construise une barricade similaire à côté de la salle de contrôle, mais il n’avait pas vérifié le travail des autres Unggoys. Au moment où le groupe du Diacre positionnait ses propres plates-formes de stockage les faisant dépasser sur le chemin, les conteneurs piégés des étrangers arrivaient déjà dans la station orbitale. Bien sûr, le Diacre ne savait pas que les cabines étaient piégées et que les malheureux Unggoys qui se trouvaient dans les jonctions ombilicales seraient mis en pièces. Dans les premiers instants de l’attaque étrangère, près de la moitié des soixante Unggoys de la station orbitale furent tués ou blessés. Le Diacre ordonna à tous les survivants de se replier, et ce fut une sage décision. Les deux conteneurs restants contenaient quelque chose d’encore pire que des explosifs : des soldats étrangers bien armés, avides d’un combat vengeur. La passerelle trembla alors qu’une autre paire de ces grands conteneurs arriva rapidement du long des câbles jusqu’au sommet de la station. Dadab n’avait pas pris la peine de mémoriser combien de cabines étaient montées, mais il estima qu’il y en avait prêt d’une centaine. Et à moins qu’il eut mal comprit Lighter Than Some, le Diacre savait exactement ce qu’ils contenaient : la population de la planète, les proies des Jiralhanaes. Tandis que le grondement des conteneurs s’affaiblissait, le feu des étrangers s’intensifia. Dadab n’était pas un guerrier, mais il avait bien compris que cela signifiait qu’ils étaient sur le point de charger. — Prépare-toi ! cria-t-il à Babap. L’autre Unggoy regarda tristement le compteur de la batterie de son pistolet à plasma, un cercle holographique au-dessus de la poignée de l’arme. — Il ne me reste plus beaucoup de munitions.

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— Alors, assure-toi de faire mouche ! Dadab resserra son emprise sur son propre pistolet et se prépara à surgir de derrière les fûts. Mais alors qu’il voulut se lever, il constata qu’il était collé au sol. À l’insu de Dadab, les balles étrangères avaient rompu le baril dans son dos, et un peu de mousse collante s’était échappé avant d’adhérer audessous de son bassin, le collant au sol de la passerelle. Au début, il maudit sa malchance. Mais par la suite il fut témoin du sort de Bapap et il réalisa à quel point il avait de la chance. L’énergie verte s’emmagasinant entre les pôles de chargement de son pistolet, Bapap se redressa face à un véritable mur de métal volant. Le cou et les épaules du brave Unggoy explosèrent dans du sang bleu vif, et il s’effondra au sol. Le doigt de Bapap sur la gâchette eut un spasme alors qu’il tomba, libérant un tir de tir intense qui s’éclaboussa contre la coque de la station. Dadab regarda les trous bouillonnants qui furent rapidement comblés avec cette même mousse réactive qui venait de lui sauver la vie. Puis Dadab sentit des vibrations dans l’allée : le piétinement des lourdes bottes des étrangers tandis qu’ils s’approchaient de la barricade de barils de la troisième jonction. Il savait qu’il devait partir ou alors il allait mourir. Mais il n’était pas disposé à laisser Bapap. Il était son Diacre. Il se tiendrait à ses côtés jusqu’à la fin. Dadab prit une profonde inspiration, remplissant son masque de méthane, suffisamment afin de disposer d’une poignée de respirations peu profondes. Puis il retira ses tuyaux d’approvisionnement collés contre le réservoir, glissa hors de son harnais et rampa vers le corps frissonnant de Bapap. — Ça va aller, dit le Diacre. — Je vais faire le Voyage ? Marmonna Bapap, le sang suintant des évents circulaires de son masque — Bien sûr. Dadab prit le poing épineux de son camarade dans le sien. Tous les vrais croyants marchent sur La Voie. Soudain, Humnum et Fup se levèrent, brandissant leurs piques roses explosifs. Aucun de ces Unggoys n’avait fait partie du groupe d’étude de Dadab. Ils étaient grands, calmes, et avaient de profondes cicatrices dans leur peau chitineuse, preuve d’une jeunesse mouvementée dans les bas quartiers. Les deux Unggoys avaient probablement eu leur dose de combat et ils avaient décidé de mettre fin à leur vie, leurs poignards levés. C’était ça ou bien ils s’apprêtaient à fuir. Quoi qu’il en soit ils n’en eurent pas le temps. Dadab entendit le vacarme des armes étrangères et les deux Unggoys tombèrent, Humnum avec la poitrine en lambeaux et Fup avec la moitié de sa tête. Les balles qui avaient brisé le crâne de Fup avaient également pénétré son réservoir. Des écoulements chatoyants de méthanes s’écoulèrent au sol… directement sur le poignard de Humnum. Dadab eut à peine le temps de se mettre en boule avant que le fragment n’explose, enflammant les trainées de méthane. Puis, le réservoir de Fup 281

explosa en morceaux, crachant des morceaux de méthane sur Dadab et sur le premier étranger qui tourna au coin de la barricade de barils. Dadab entendit des cris gutturaux lorsque l’étranger prit conscience de ses blessures. Le Diacre était aussi à l’agonie, blessé par un bout de métal projeté par cette même explosion alors que ses poumons étaient endoloris ; il avait utilisé presque tout le méthane de son masque en parlant à Bapap. En dépit de la douleur et de la panique grandissante, il réussit à se tenir en place. Et quand les autres étrangers braquèrent leurs armes par-dessus les barils à la recherche de survivants, Dadab et Bapap apparurent comme des cadavres, l’un enroulé aux côtés de l’autre. Prenant des respirations les plus faibles possible, le Diacre écouta les étrangers tenter d’apaiser leurs camarades blessés. En expirant, il réfléchit à ses sombres possibilités : mourir d’asphyxie ou se faire descendre d’un tir. Il avait encore son pistolet à plasma. Mais il ne serait pas capable de se déplacer sans attirer le feu des étrangers. Et franchement, cela ne servirait à rien. Ceux qui l’entouraient étaient morts ou mourants, et il acceptait l’idée que le retranchement de Flim allait subir le même sort maintenant que les étrangers pouvaient les attaquer des deux côtés. Le Diacre ferma les yeux, prêt à rejoindre Bapap sur La Voie, lorsqu’une volée de pics fondus siffla au-dessus des barils, fauchant sur place deux étrangers. Les sens du Diacre s’estompaient avec son méthane. Ses yeux globuleux se mirent à nager parmi les étoiles brillantes. Il crut entendre le bourdonnement d’ailes de Yanme’es et les cris de surprise des étrangers tandis qu’ils battaient en retraite vers le centre de contrôle. Puis il s’évanouit. — Respire, une voix grave fit écho dans l’oreille de Dadab. Il se réveilla quelques secondes plus tard, juste à temps pour voir les pattes velues d’un Jiralhanae terminer de brancher les câbles d’alimentation de son masque au réservoir de Humnum. — Où est le Huragok ? — Vers la jonction, dit le Diacre le souffle coupé. Pendant un instant, il pensa que Maccabeus était son sauveur. Mais lorsque sa vision se dégagea, il réalisa que c’était Tartarus, portant maintenant l’armure dorée de Chef de clan, Dadab sut exactement ce que cela signifiait. À l’intérieur de la salle de contrôle, Chef de clan. Tartarus arracha le réservoir du corps inanimé de Humnum et tendit le harnais à Dadab. — Montre-moi. — Mais les blessés… dit Dadab faiblement, glissant dans les sangles ensanglantées. Sans un instant d’hésitation, Tartarus planta un pique incandescent dans la poitrine de Bapap. Le Unggoy tressaillit et ce fut fini.

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— Le Rapid Conversion est hors service, victime d’un piège des étrangers. Tartarus pointa son arme sur Dadab. Ils nous ont trompés avec des informations que seul l’un d’entre nous pouvait leur donner. Dadab leva les yeux du cadavre de Bapap, plus étonné qu’apeuré. — Tu vas vivre assez longtemps pour expliquer l’ampleur de ta trahison. Ou tu vas mourir ici comme les autres. Tartarus pointa son arme vers la salle de contrôle, ordonnant à Dadab de courir. Et il le fit, Tartarus le suivant de près, le Poing de Rukt claquant lourdement contre son armure. Alors que Dadab tourna à la jonction, il se retrouva au milieu d’une fusillade faisant rage. Il s’avéra que Flim avait construit plusieurs barricades : l’une autour de la porte de la salle de contrôle, et une autre plus loin dans l’allée centrale. Flim, Tukduk, Guff et quelques autres tenaient encore la ligne de baril la plus proche, mais les étrangers faisaient pression de l’autre extrémité de la station. Il y avait entre les deux lignes de nombreux corps Unggoys. Dadab vit les étrangers qui avaient envahi sa ligne de défense se diriger vers la barricade éloignée, échangeant des coups de feu avec Flim et les autres près du centre de contrôle. Un des étrangers tomba, abattu par un tir de plasma qui le frappa dans le dos. Le Diacre vit Guff sortir de sa couverture pour finir le travail, seulement pour se faire abattre par un étranger à peau noire qui sauta de l’autre barricade au loin. L’étranger releva le soldat blessé par un bras et le ramena à la ligne de barils tout en étant protégé par un tir de couverture de la part de ses camarades en retrait. Tartarus brandit son marteau et chargea dans la mêlée. Les Yanme’es étaient déjà engagés ; au moins deux douzaines d’insectes fourmillaient vers la barricade ennemie, voletant d’un câble de support à un autre. Mais tous les Yanme’es n’étaient pas concentrés sur les ennemis. Dadab regarda avec horreur un trio de créatures se tortillant dans le trou de la porte de la salle de contrôle. Ignorant les tirs des armes étrangères à destination de Tartarus, ainsi qu’à la surprise de Flim le regardant d’un air surpris le dépasser, Dadab suivit les trois Yanme’es, sachant qu’il était déjà trop tard. Les insectes n’éprouvèrent aucune pitié pour Lighter Than Some. L’Huragok avait usurpé leur fonction autrefois, et ils étaient déterminés à ce que cela ne se reproduise plus. Au moment où Dadab passa la porte, son plus cher ami fut déchiqueté, réduit en des bandes de chaires roses qui pendaient des pattes crochues des Yanme’es. Le bruit de la bataille au-dehors bourdonnait dans ses oreilles, le Diacre regarda le nuage de méthane et d’autre gaz provenant des sacs lacérés de Lighter Than Some se dissiper. L’un des tentacules coupés était profondément enfoncé dans le panneau de commande de protection de la tour centrale. Un Yanme’e

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glissa sur un autre dans un effort pour tirer le membre bloqué, mais il était fermement enraciné, ses cils étroitement liés aux circuits ennemis. Dadab sentit la colère monter. Alors que les insectes continuaient leur scène de guerre macabre, le Diacre leva son arme et leur tira dessus. La tête triangulaire du Yanme’e le plus proche s’évapora avant que les antennes des deux autres se lèvent. Dadab brula le second tandis qu’il tentait de prendre la fuite et rôti le troisième alors qu’il bourdonnait pour se mettre à l’abri derrière l’arc de tour. Les bruits d’agonie des ailes contre leur coque sonnaient tels des cris stridents. Mais le Diacre n’eut aucun remords alors qu’il s’avançait dans le coin de la salle de contrôle, un pistolet fumant à ses côtés. Près du projecteur holographique, il vit un amas étincelant d’abats : les restes de Lighter Than Some. Il sentit sa glotte monter dans sa gorge, et il leva les yeux. C’est alors qu’il remarqua une petite représentation d’un étranger sur un projecteur. Pensant que c’était juste une image, Dadab fut surpris lorsque l’étranger enleva son chapeau à larges bords et le regarda avec ses yeux ardents. Mais le Diacre fut encore plus stupéfait lorsque la représentation leva une main et dit : < Je suis l’Oracle, vous, obéir. > Dadab faillit laisser tomber son pistolet avant de se prosterner devant le projecteur, mais soudainement, l’image commença à changer. Les yeux rouges de l’étranger se grisèrent. Ses vêtements propres commencèrent à changer, accumulant de la poussière, comme s’il avait été pris dans un maelström invisible de poussière. Puis, ses bras commencèrent à trembler, et bien qu’il tenta de saisir son propre poignet pour tenter de garder sa main sous contrôle, il ne put l’empêcher de signer : < Menteur ! > < Menteur ! > < Menteur ! > Sans prévenir, la station orbitale vacilla. Dadab retomba sur son réservoir triangulaire et roula latéralement jusque dans la carapace fumante d’un des Yanme’es. Repoussant au loin la carapace gluante, Dadab frappa quelque chose avec son talon : le panneau de protection manquant de la salle de contrôle. Il tira le panneau carbonisé et ensanglanté d’un sang jaune et l’essuya avec sa main. Sur la surface du métal de la paroi intérieure se trouvait une gravure du glyphe sacré de l’Oracle, des lignes peu profondes, délicates, sans aucun doute le travail de Lighter Than Some. Le Diacre se retourna vers le projecteur. < Qui, menteur ? > demanda-t-il. Mais l’image de l’étranger ne donnait aucune réponse à l’exception qu’il continuait à répéter ses accusations maniaques. Dadab ne savait pas qu’il assistait à la destruction des fragments de Loki, son extraction forcée par les JOTUNs multitâches avait attaqué le Maser de la tour du réacteur. Le Diacre savait seulement que, quelle que soit l’intelligence qui résidait dans les tours, elle s’en était prise à la naïveté pacifique de Lighter Than Some, et avait convaincu le Huragok à divulguer le glyphe 284

sacré, et sans le savoir l’aider à tendre un piège aux Jiralhanaes. Pourquoi révélait-il son caractère trompeur aujourd’hui ? Dadab n’en avait aucune idée. Mais il n’en avait rien à faire non plus. Le Diacre gouta au gout minéral du sang dans sa bouche et réalisa que ses dents pointues avaient mordu sa lèvre inférieure. Il se redressa sur ses pieds et balaya les tours de son pistolet, pressant la détente. L’image de l’étranger se déforma et crépita sur le projecteur, comme la flamme d’une des lampes à huile des Jiralhanaes. Puis, elle s’effondra en un grain de lumière et s’évanouit tandis que le pistolet de Dadab refroidissait. Alors que le Diacre scrutait les cadavres des Yanme’es et les circuits des tours en feu, il sut qu’il y avait encore un complice au meurtre de Lighter Than Some qui vivait encore, une personne dont la mort pouvait accomplir tout ce que son ami avait si désespérément désiré : un terme à toute cette violence. Au niveau de la porte coulissante de la salle de contrôle, Dadab vérifia le chargeur de son arme. Il en restait suffisamment pour un dernier tir. Il fit le vœu d’aller jusqu’au bout. — Que s’est-il passé ? cria Avery tandis que les larges poutres de soutien de la passerelle de Tiara gémissaient autour de lui. — Le câble de soutien numéro sept, répondit Jilan, encore essoufflée du combat. Il a cédé. Avery tira avec sa M7 sur l’un des insectes alors qu’il sautait sur un câble de support à proximité. La créature perdit une aile et la moitié de ses membres, et s’écrasa dans l’allée derrière un trio de barils que Forsell partageait Jenkins. — Que voulez-vous dire par cédé ? demanda Avery tandis que Forsell finissait l’insecte avec une rafale de son MA5. — Cassé. À quelques milliers de kilomètres au-dessus de son point d’ancrage. Le Lieutenant-Commandant était accroupi derrière un baril à gauche d’Avery. Elle fronça les sourcils et appuya sur le haut-parleur intégré à son casque situé contre son oreille. — Répète, Loki ? Tu pars en morceaux ! — Deux ! Venant d’en haut ! interrompit Healy, tirant une rafale avec le fusil de Dass. Le chef de l’escouade était à terre et gémissait avec de graves brûlures dans le dos. IL survivrait, mais il y avait beaucoup de morts, Wick plus deux autres du groupe d’Avery et cinq miliciens de Jilan. La plupart des autres présentaient de vastes et sinistres blessures : des fragments de pointes issues des armes extraterrestres à peau grise ainsi que des lacérations des insectes avec leurs griffes acérées comme des rasoirs. Le bras d’Avery était entaillé juste en dessous du coude, une blessure reçue alors qu’il trainait Dass à l’abri. Avery avait vidé son dernier chargeur de BR55 en revenant à la barricade, et l’insecte lui avait sauté dessus à mi-chemin avant qu’il puisse sortir sa M7. Heureusement Jenkins était sur le coup. La recrue 285

visa avec son fusil de combat et tira une rafale, tuant l’insecte avec la même précision stoïque dont il faisait preuve depuis que la mission avait commencé. — Loki a été touché. Son centre de données est endommagé. Jilan rechargea sa M7. Il ne peut plus équilibrer le poids. La station Tiara frémit lorsqu’une paire de conteneurs dépassa les cinq stations d’amarrage derrière Avery. S’ils étaient chanceux, les trois quarts des civils s’étaient échappés. Mais soudain Avery se rappela : — Combien de conteneurs sont situés sur le numéro sept Jilan enfila son chargeur de M7. — Onze. Elle vit le regard sombre d’Avery. Onze paires. Avery fit le calcul : plus de vingt mille personnes disparues. — Sergent-Chef ! cria Andersen, tirant sur un baril derrière Jilan. Marteau ! Avery positionna son viseur sur la barricade ennemie. Les deux barricades de barils s’étaient déplacées lorsque Tiara avait tremblé. Certains des bidons remplis de mousse avaient basculé et roulé sur le sol de l’allée, dissimulant la charge de l’extraterrestre à l’armure dorée. Un tir continu de la part des recrues le maintenait bloqué près du centre de contrôle. Mais à présent il chargeait, brandissant de ses deux mains son marteau en dessous de la taille, flanqué de quatre extraterrestres à peau grise, chacun tenant des fragments explosifs. Avery savait que la créature en armure était trop coriace pour l’affronter de front. Et même s’ils concentraient leur feu, il doutait qu’ils puissent l’arrêter. C’est pourquoi, juste après que la créature ait amorcé sa charge, Avery mit au point un autre plan. — Forsell ! rugit-il. Maintenant ! Pendant que Avery faisait un tir de couverture, Forsell projeta un des noyaux d’énergie rayonnant extraterrestre par-dessus les tonneaux, un lancé à deux mains, comme s’il était de retour à la ferme familiale jetant les sacs de soja dans le transporteur de son père. Le noyau atterrît une dizaine de mètres devant l’extraterrestre en armure dorée, et le vortex d’énergie bleue, qu’il contenait à l’intérieur de ses fines parois, s’évasa tandis qu’il roulait en avant. Mais il n’explosa pas à l’impact comme l’avait espéré Avery. Il fallut une rafale de son M7 pour désactiver la paroi, mais entretemps, l’extraterrestre en armure dorée avait déjà esquivé le noyau et échappa à l’explosion. Cependant les efforts de Forsell ne furent pas totalement vains. L’explosion toucha fortement les quartes créatures à peau grise, les balayant au loin à travers le couloir. Leurs avant-bras épineux se débattirent alors qu’ils tombaient au bas de la station Tiara. Aucun ne survécut à la chute. — Commandant ! Dégagez ! Cria Avery alors que l’extraterrestre en armure arrivait, le marteau au-dessus de sa tête. Jilan s’esquiva tandis qu’il fracassa son baril, répandant de la mousse jaune. Avery vida sa M7 286

sur le flanc gauche de la créature, mais les projectiles à haute vélocité illuminèrent simplement le bouclier d’énergie. L’extraterrestre écrasa son marteau sur le baril brisé et fixa Avery, montrant ses dents. Mais alors qu’il souleva son marteau une seconde fois, Avery sauta la tête la première au-dessus des barils en direction du centre de contrôle, loin de Jilan et de ses recrues. Le marteau de la créature s’abattit là où Avery se trouvait un instant auparavant, déformant une des grilles métalliques de l’allée. Alors que Avery roulait à ses pieds en sortant un nouveau magasin de sa veste pour sa M7, il vit un autre de ces extraterrestres à peau grise se rapprocher de sa position. Celui-ci était différent des autres. Il portait une tunique orange sous son harnais, blasonnée par un symbole circulaire jaune. Une boule surchargée rayonnait depuis le pistolet à plasma serré entre ses mains crispées. Avery regarda la créature dans les yeux, sachant qu’il courait droit à la mort. Mais l’extraterrestre semblait regarder quelque chose derrière lui. Lorsqu’il libéra le projectile, la sphère de plasma verte grésilla au-dessus de la tête d’Avery. Avery fouetta le sol en se retournant pour suivre le coup et le vit frapper l’extraterrestre en armure d’orée en plein dans la poitrine. Instantanément, ses boucliers d’énergie se dissipèrent dans un bruit sec. Certains éléments de son armure se rompirent dans une gerbe d’étincelle et de vapeur. La créature rugit alors que l’électricité produite par son armure court-circuitée projetait des arcs de cercle autour de son cou et de ses bras. Puis il sprinta en avant, frappant Avery de côté. Le Sergent-Chef perdit sa M7 lorsqu’il atterrit sur les mains. En levant les yeux, il vit l’extraterrestre au marteau abattre son arme sur la tête de la créature en tunique. La petite créature disparut tout simplement sous le poids de la lourde pierre, mourant d’un coup terrible lorsque la tête du marteau s’abattit entre ses bras et ses jambes, le réduisant en un tas de chair sur l’allée. Avery ne perdit pas son temps à se demander pourquoi le petit extraterrestre avait essayé de tuer son chef et non lui. Au lieu de cela, il leva sa M7 et fit de son mieux pour finir le travail. Et il aurait pu le faire si le géant aux cheveux noirs ne s’était pas replié, traînant derrière lui son marteau et provoquant un corps à corps inattendu entre les insectes et les extraterrestres à peau grise dans le centre de contrôle. Les deux groupes de créatures étaient maintenant les unes contre les autres, les griffes et les projectiles fusaient. Jilan et les miliciens ouvrirent le feu sur les deux camps, mais la plupart des créatures tombaient suite aux blessures mortelles délivrées par un des leurs. Seul Jenkins resta concentré sur l’extraterrestre avec le marteau. Il passa devant Avery, tirant sur la bête boitant vers la station numéro quatre. — Laissez tomber ! aboya Avery. Mais Jenkins désobéit. Dans son viseur, il voyait la cause de tous ces blessés et ces pertes. Il voulait tuer le chef ennemi pour se venger. Mais 287

sa rage l’aveugla, et il ne vit pas la dernière des créatures grises surgir derrière un baril qu’il venait de dépasser, sa peau horriblement grêlée couverte du sang jaune des insectes. Avery leva sa M7, mais Forsell courut directement dans sa ligne de mire. De ses puissantes jambes, la grande recrue s’attaqua à l’extraterrestre un instant avant qu’il ne plante son poignard dans le corps de Jenkins. Ensemble, ils dégringolèrent en bas du centre de données dans un fouillis de branchements, de jambes grises et vert olive, laissant le poignard rose de l’ennemi tournoyer sur le sol derrière eux. Forsell réussit à arracher le masque de l’ennemi, n’obtenant seulement dans le visage un jet de méthane congelé et de crachats putrides. Il mit ses mains à ses yeux ce qui donna l’occasion à l’ennemi de morde profondément l’épaule gauche de la recrue. À ce moment, Avery courra à leur rencontre. Forsell cria lorsque la créature le maintint au sol et secoua sa tête, approfondissant la morsure. Avery sauta les pieds en premiers. Le M7 étant dans sa main gauche, attrapant le poignard aiguisé de sa main droite. Une fraction de seconde plus tard, il frappa l’extraterrestre en pleine face avec son pied. Le coup arracha les dents de la créature, le faisant lâcher prise. La créature chancela en arrière, tâtonnant à la recherche de son masque. Mais avant qu’il puisse aspirer une bouffée, Avery lança le poignard, un revers rapide qui envoya le fragment virevolter droit dans l’articulation molle là où les hanches joignaient la taille. La créature se figea, se sachant condamnée. Puis le fragment explosa en morceaux, emportant la créature avec lui. — Station numéro un ! cria Jilan, se précipitant à côté d’Avery. Loki vient juste d’envoyer la dernière paire ! — Healy ! grogna Avery, pressant ses paumes contre le cou de Forsell. Viens ici ! Le sang jaillit entre ses doigts. L’extraterrestre avait entaillé la veine jugulaire de Forsell. — L’équipe de Byrne fait partie du convoi, dit Jilan, plaçant sa main sur celles d’Avery, l’aidant à maintenir la pression sur la plaie. Ils l’ont fait. Avery regarda furtivement Jenkins à l’avant. La détermination à toute épreuve de la recrue avait disparu lorsqu’il aperçut clairement son camarade blessé, un frère d’armes qui avait risqué sa vie pour la sienne. Jenkins était sur le point de parler lorsque Avery le regarda désespérément et dit : — Nous aussi nous allons y arriver. Sif regarda les Marines et Jilan al-Cygni monter à bord d’un des conteneurs dans la première station d’amarrage. Elle nota que le Sergent-Chef Johnson fut le dernier à traverser le sas. Elle attendit la porte se referme. Puis elle les envoya au loin. Tandis que la dernière paire accélérait en direction de l’arc supérieur de la station Tiara, se détachant et laissant leur force centrifuge les projeter loin de Harvest, Sif détourna 288

son attention sur une des caméras à l’opposé de la station. Là, elle vit un extraterrestre aux poils noirs boiter jusqu’à son vaisseau avant de s’enfuir. Elle n’avait aucun moyen de l’arrêter. <\\> HARVEST.SO.IA.SIF>> HARVEST.ISP.LOKI <\ Ils sont tous sains et saufs. Tu peux ouvrir le feu. Elle attendit plusieurs minutes avant que Loki réponde. >> IL NE BOUGERA PAS. Sif imagina la scène : les alliés de Mack abaissant le conducteur massif et Loki se forçant à garder le conducteur en place. D’un certain point de vue, la situation était terriblement drôle. Sif riait, quelque chose qu’elle était maintenant absolument libre de faire. Tous ses tabous n’étaient plus, les processeurs commandant les algorithmes restreignant ses émotions avaient été brûlés par le feu du plasma. Mais sa logique de base était indemne. L’extraterrestre, Lighter Than Some, avait fait un miracle. S’il n’avait pas réparé les circuits les plus primordiaux de Sif, elle n’aurait jamais été capable de rééquilibrer le système après la perte du septième câble. Mais tandis que l’ISP de l’ONI avait admis que sans l’intervention de Lighter Than Some l’évacuation aurait échoué, il avait été prompt de souligner que derrière sa nature serviable se révélait une capacité de nuisance bien plus élevée. Situé profondément dans les matrices endommagées de Sif se trouvait des informations que l’extraterrestre n’aurait jamais été autorisé à accéder : les bases de données du DNC contenant la description détaillée de tous les vaisseaux militaires et commerciaux de l’UNSC ; les almanachs de tous les rapports de sauts dans le Sous-espace, les listes des protocoles pré — et post — saut ; et plus important, la localisation précise de chaque monde humain. Même si Lighter Than Some était mort et que les autres ennemis avaient fui, Loki conclut d’avance qu’ils seraient bientôt de retour sur Tiara pour extraire les matrices de Sif. Même dans son nouvel état émotionnel sans entraves, Sif avait accepté la décision de Loki : elle devait être détruite. <\ Dis-lui de relire le nombre dix-huit. >> JE NE COMPRENDS PAS. <\ Dis-lui : C’est Shakespeare, chéri. <\ Ainsi il devrait y jeter un œil. Loki resta silencieux pendant près de vingt minutes. 289

Sif savait que ce retard était dû à la capacité de traitement réduite de Mack. L’IA supervisant l’agriculture de Harvest existait exclusivement dans ses machines. Sa matrice était divisée dans des dizaines de milliers de circuits de contrôle, tout comme l’avait été Loki avant qu’il n’échange sa place avec Mack, quelque chose qu’ils avaient fait de maintes fois depuis la fondation de Harvest. Puisque l’une des deux IA était plus âgée et entrerait inévitablement en état de frénésie, l’autre prendrait des vacances bien méritées, fragmentant sa matrice et la transférant dans les JOTUNs. Loki avait promis de protéger Sif en l’absence de Mack. Mais ne lui faisant pas entièrement confiance pour tenir sa parole, Mack avait laissé un fragment de sa matrice ancrée dans son centre de données juste au moment où Loki s’occupa de Sif. Quand Mack apprit l’intention de Loki de détruire Sif et Tiara, il avait rassemblé son armée de JOTUNs et prit d’assaut le réacteur. Dans son état de faiblesse, Loki avait été incapable d’empêcher Mack d’accéder au Maser et de transférer d’autres virus de classe militaire dans le centre de donnée de Sif pour détruire son fragment. Lorsque le fragment disparut, Mack avait espéré qu’il pourrait être en mesure de récupérer une partie de Sif et la ramener sur Harvest, la protégeant dans ses JOTUNs. Mais c’est alors que l’extraterrestre à peau grise avait ouvert le feu, détruisant un trop grand nombre de circuits vitaux. Sif savait que les plans de sauvetage de Mack avaient été insensés. Les risques inhérents à sa survie étaient trop élevés. Mais elle ne pouvait pas dénigrer son courage ni ce que cela signifiait pour elle. Elle avait imploré Loki de la laisser parler avec lui. Elle voulait dire à Mack qu’elle l’aimait. Qu’elle n’avait pas peur de mourir. Mais entretemps, Loki avait repris le contrôle du Maser, et il avait refusé de permettre un contact direct entre les deux IAs évidemment en état de frénésie. Maintenant Sif avait juste à espérer que Loki transmette son message sans altération, et que l’esprit fragmenté de Mack comprenne la nuance de son cri du cœur. >> IL A BOUGÉ. >> PREMIÈRE SALVE TIRÉE. >> IMPACT DANS 5,1201 SECONDES. \> Ce n’était pas un long moment à vivre. Mais Sif en profita au maximum. Pour la première fois de son existence, il n’y avait rien sur sa route, rien à faire excepté le fait de révéler ses nouvelles émotions jusque là inhibées. Elle essaya de s’apitoyer sur son sort, mais trouva cela ennuyeux. Elle tenta de se mettre en colère, mais cela la fit rire. En fin de compte, elle se contenta de la satisfaction d’un travail bien fait et d’une vie plus remplie que son créateur humain n’aurait jamais imaginé.

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Mais après tout cela, elle ne sentit plus rien alors que le premier tir percuta Tiara en s’écrasant directement sur son centre de donnée. Un instant elle était consciente, l’instant d’après elle ne l’était plus. Et le temps que le second tir de Loki brise le sommet de la station orbitale, rien de Sif ne restait pour faire le deuil de la voûte d’argent tandis qu’elle s’effondrait, se repliant sur ses câbles de soutien en entamant une chute tournoyante dans l’atmosphère de Harvest.

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Épilogue HIGH CHARITY, MOMENT DE L’ASCENSION

Courage enroula ses longs doigts sur les accoudoirs usés de son trône et fit de son mieux pour garder son cou droit tandis que deux conseillers, un San’Shyuum et un Sangheili, ajustaient son manteau : un triangle de bronze à bords cannelés, coupés en son milieu et crochetés à une arche reposant sur ses épaules. Le manteau prolongeait parfaitement la couronne qui maintenant surmontait son crâne dégarni, une étroite calotte de cuivre dont l’arrière était surmonté de créneaux de courbes dorées. — Que les Forerunners vous bénissent ! Entonna le conseiller San’Shyuum. — Et par-dessus tout, compléta le Sangheili, le Neuvième Âge de la Réclamation ! Sur ce, la chambre du Haut Conseil, habituellement guindée, éclata en applaudissements enthousiastes. Les Sangheilis d’un côté de la grande nef centrale et les San’Shyuums de l’autre, les deux groupes s’étaient levés de leurs sièges et faisaient de leur mieux pour crier plus fort que l’autre. En fin de compte, les Sangheilis triomphèrent, mais c’était surtout grâce à une plus grande capacité pulmonaire plutôt qu’une plus grande ardeur. L’Âge du Doute avait pris fin, et c’était quelque chose dont tous les Covenants pouvaient se réjouir. Courage fit ondoyer les manches brochées de sa nouvelle robe pourpre et essaya de se rassoir. Mais il découvrit que lorsqu’il se penchait trop en arrière, son manteau s’accrochait aux accoudoirs de son trône. Une meilleure posture, soupira-t-il, un autre fardeau inattendu de ma fonction. En effet, les cycles depuis sa révélation du reliquaire avaient été occupés par la plus épuisante sorte de politique : des compromis et des négociations sur la coalition. Les conseillers avaient été réticents à appuyer la proposition du Ministre et de ses co-conspirateurs visant à renverser les anciens Hiérarques, non pas parce qu’ils étaient opposés à la transition, mais parce qu’ils avaient compris que l’attente était un puissant outil de négociation. Lorsque les anciennes alliances s’effondraient et que de nouvelles émergeaient par la suite, il y avait toujours de bons arrangements à faire. Et entretemps de nombreux soutiens avaient rejoint les rangs de Courage, il s’était engagé à se battre pour plus de causes qu’il ne pourrait jamais espérer honorer.

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Mais telle était la voie de la politique, la plupart des arrangements d’aujourd’hui servent de base aux débats de demain, et bien que Courage espérait que ses camarades Hiérarques porteraient bientôt une partie de son fardeau, il ne s’arrêtait pas pour souffler. Tandis que les conseillers continuaient à applaudir, Courage regarda le Vice-Ministre de la Tranquillité, assis à sa droite. Le manteau du ViceMinistre était de la même taille et du même poids que Courage et sa couronne en flèche presque aussi grande. Mais si Tranquillité se sentait accablé par ses ornements, il ne le montrait pas. Les yeux clairs du jeune San’Shyuum brillaient d’une vigueur sans limites. Courage vit ses doigts fléchir de haut en bas sur ses genoux, empoignant sa robe bleu-clair comme les griffes d’une bête carnivore prête à sauter sa proie. Assis à la gauche du Ministre, le philologue avait l’air beaucoup moins à l’aise dans sa nouvelle parure. Le vieux San’Shyuum grattait distraitement son vêtement taupe, comme s’il était désireux de hâter son dénouement et de reprendre sa mine ascétique. Le cou du vieil ermite était fraîchement rasé, et Courage se demandait si son manteau irritait sa peau pâle. — S’il vous plaît, Saints Hiérarques. Le conseiller Sangheili balaya son bras musclé et tendu vers la chambre du conseil. Les quatre mandibules qui composaient sa bouche claquèrent énergiquement tandis qu’il annonçait : Tous les Covenants attendent d’entendre vos noms. Courage hocha la tête aussi gracieusement que son manteau le permettait et guida son trône, jusqu’au bord de l’estrade des Hiérarques. Cette parabole métallique bleu-noir saillait de l’arrière de la chambre, planant au-dessus du sol presque aussi haut que les gardes d’honneur Sangheilis disposé juste devant. Se tenant sur deux rangées de chaque côté de l’allée centrale, les armures rouge et orange des gardiens brillaient sous leur blindage d’énergie. Ils se mirent tous au garde-à-vous, des étincelles crépitant des pointes fourchues de leurs bâtons d’énergie, alors que les nouveaux Hiérarques descendirent de l’estrade et glissèrent vers la sortie. Derrière les gardes, les conseillers redoublèrent d’applaudissements. Et pourtant, ce bruit n’était rien comparé à l’adulation assourdissante qui attendait Courage sur la place de la chambre du conseil. Cette terrasse bordée de piliers était occupée par la crème de la société Covenante : les riches commerçants Unggoys aux harnais incrustés de joyaux, les Maitres de vaisseau Kig-Yars avec de longues épines, il y avait même une reine Yanme'e sur un brancard resplendissant, son long abdomen reposant sur des oreillers brandis par trois paires de mâles aptères. Mais une encore plus grande clameur venant de milliers de barges étroitement serrées éclata tout autour de la tour du Haut Conseil. Les résidents de High Charity n’étaient jamais venus si nombreux depuis la dernière Ascension : le rituel séculaire dans lequel trois Hiérarques 293

récemment intronisés lèvent chacun une jambe du Vaisseau-Clé Forerunner jusqu’à ce que le vaisseau soit à mi-hauteur des ponts. Là, comme ils l’avaient fait depuis la fondation de l’Alliance Covenante, les Hiérarques, demandaient humblement à l’Oracle de bénir le nouvel Âge. Le visage de Courage s’assombrit tandis qu’il embarqua dans une barge décorée de fleurs aux couleurs vives. La bénédiction de l’Oracle, vraiment ? Le dispositif antique avait failli libérer le Vaisseau-Clé de ses amarres, afin de l’envoyer s’écraser sur le toit du dôme central de High Charity. Si le Lekgolo rampant à travers les murs du vaisseau n’avait pas court-circuité la séquence de lancement, l’Oracle aurait pu détruire toute la ville ! En fin de compte, même le Philologue s’accordait sur le fait qu’ils n’avaient pas d’autre choix que de débrancher l’Oracle du Vaisseau-Clé et d’isoler la machine à l’intérieur de sa voûte. Es — ce que ces étrangers sont réellement les descendants de nos Dieux ? Courage avait encore beaucoup de mal à croire la révélation de l’Oracle. Mais il en avait tout aussi peur. La barge du Ministre était maintenant au milieu de la foule, ses platsbords en argent scintillant à la lumière de High Charity. Traversant les nombreux stands de nourriture flottants, les narines de Courage se remplirent de parfums d’innombrables mets délicats, chacun correspondant aux habitudes alimentaires de chaque espèce. Tandis que les propriétaires des stands et les patrons applaudissaient, le Ministre faisait signe et souriait, faisant de son mieux pour embrasser l’ambiance festive. Le fait qu’il avait reçu quelques bonnes nouvelles venant du système du reliquaire l’avait un peu aidé à cela. Le croiseur Jiralhanae que le ViceMinistre de la Tranquillité avait dépêché avait commencé à réduire le monde en cendres. Parmi les étrangers, certains éléments de preuve s’étaient apparemment échappés. Mais tant que l’Oracle restait silencieux, Courage estimait qu’il serait facile de rallier les flottes Sangheilis pour une poursuite rapide. Tout ce qu’il avait à faire était de prétendre que les étrangers avaient mis leur propre monde en flammes plutôt que d’abandonner les reliques. Qu’il n’y eut pas vraiment de reliques ne l’inquiétait pas, pas plus qu’il n’était préoccupé par les Luminaires de chaque vaisseau Covenant qui continuaient à identifier, à tort, les étrangers comme des reliques à chaque fois qu’ils entraient en contact. En fait, pensait-il, son sourire soudainement et sournoisement sincère, cela ne rendait que plus facile de traquer ces créatures hérétiques et les anéantir. Les guerres d’extermination devaient être rapides et précises, le Ministre le savait ; moins le boucher avait le temps de débattre, mieux il tranchait. Mais au cas où le conflit se prolongerait et que certains commenceraient à perdre de leur volonté, de mettre en doute la nécessité du massacre, il avait trouvé une autre ruse, beaucoup plus élégante. 294

Certains Lekgolos avaient survécu au décollage avorté du VaisseauClé, et ceux-ci avaient réussi à interpréter les étonnantes données délivrées par la surtension folle de l’Oracle. La machine affirmait que les Halos, les voies mythiques de divination des Forerunner, étaient réels. Et plus important encore, l’Oracle semble avoir une certaine connaissance de la localisation de ces anneaux, ou au moins une idée où chercher les reliques qui aideraient grandement les recherches de l’Alliance Covenante. Tout ce que Courage avait à faire était de suggérer que ces étrangers qui étaient prêts à détruire une planète regorgeant de reliques feraient surement de même aux Anneaux Sacrés, et il était certain que les milliards de Covenants voudraient alors écraser ces « Dépositaires » sans poser de questions… tant qu’ils croyaient. Le Ministre passa ses doigts sur les interrupteurs holographiques sur l’accoudoir de son trône, et tous les systèmes d’éclairage public de High Charity s’estompèrent, jusqu’au dernier, y compris le disque lumineux au sommet du dôme. Durant un instant, la foule rassemblée, et sans doute tous les autres membres de l’Alliance Covenante regardant la scène à distance, pensa que quelque chose de terrible était arrivé. Mais alors sept hologrammes en forme d’anneaux géants représentant les Halos apparurent, disposés verticalement autour du Vaisseau-Clé. Et avec ceux-ci vint de la musique : une mélodie venant d’un chœur d’acolytes du philologue qui sortait de l’intérieur du vaisseau par l’intermédiaire d‘unités d’amplification montées tout autour de la ville. De la grande théâtralité, c’est sûr, pensa Courage. Mais ils avaient eu l’effet désiré. La foule fut captivée tout le long de l’ascension des barges le long des jambes du Vaisseau-Clé, jusqu’à ce que les trois San’Shyuums se réunirent sur une balustrade juste au-dessus de l’entrée du hangar du vaisseau. Alors que le chœur des acolytes s’éteignait, et que Courage se raclait la gorge pour parler, il semblait que toutes les créatures Covenantes retenaient son souffle dans l’attente de ses paroles. — Nous sommes, tous les trois, touchés par votre approbation, votre foi en notre nomination. Courage pouvait entendre sa voix résonner contre les tours, frappant les pierres qui étaient la base même de l’Alliance Covenante. Il leva une main vers le Vice-Ministre et le Philologue, les identifiants chacun à leur tour. Voici le Prophète du Regret, et voici le Prophète de la Pitié. Puis, tournant ses mains sous sa caroncule : Et moi, le moins digne de nous tous, je suis le Prophète de la Vérité. Les trois Hiérarques s’inclinèrent sur leurs trônes, aussi bas qu’ils pouvaient sans renverser leurs manteaux. À cet instant, chacun des anneaux holographiques se mit à briller alors que d’immenses glyphes de Réclamation se manifestèrent à l’intérieur. La foule hurla son approbation.

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Avant qu’il ne se redresse sur son trône, le Prophète de la Vérité prit un moment pour considérer l’ironie de sa consécration. Selon la tradition, il aurait pu choisir n’importe quel nom, à partir d’une longue liste d’anciens Hiérarques, s’il le désirait. La plupart des noms auraient été tout à fait flatteurs. Mais finalement, le nom qu’il choisit était celui qui portait le plus lourd fardeau, celui qui lui rappellerait toujours les mensonges qu’il devait dire pour le bien de l’Alliance Covenante et les vérités qu’il devait taire à jamais. Jenkins ne bougea pas dans les heures qui suivirent leur départ de Tiara. Il ne bougea pas lorsque le conteneur s’éjecta de son câble de soutien et se précipita vers un module de propulsion en attente. Il ne bougea pas non plus quand les deux véhicules s’assemblèrent dans une violente secousse, l’ordinateur NAV du module ayant eu du mal à anticiper la rotation du conteneur. Même la nausée temporaire d’une entrée trop rapide dans le Sous-espace n’avait pas réussi à interrompre la veille silencieuse de Jenkins sur Forsell, couché devant lui sur le plancher du conteneur. — Son état est stable. Healy ferma sa trousse de soins. L’Infirmier avait travaillé avec acharnement pour sceller l’épaule de Forsell avec de la Biofoam, à bander la large morsure de l’extraterrestre. Mais Forsell avait perdu beaucoup de sang. — Il s’en sortira, conclut Healy, soufflant son haleine blanchie dans l’air glacial du conteneur. Avant qu’ils n’entrent dans le Sous-espace, le LieutenantCommandant al-Cygni avait cru sage de garder leur signature énergétique aussi faible que possible pour éviter d’être suivis par le vaisseau de guerre extraterrestre. Maintenant, les appareils de chauffage suspendus aux poutres supérieures du conteneur tournaient à plein régime. Mais l’espace caverneux prendrait des heures pour se réchauffer. — Comment le savez-vous ? La voix de Jenkins était douce et rauque. Healy atteignit une pile de couvertures pliées à proximité, commença à rouler les carrés de laine et les plaça contre le corps Forsell pour le garder immobile. — Dites-lui, Johnson. Avery avait tenu Forsell droit tandis que l’Infirmier travaillait. Il attrapa une des couvertures et l’utilisa pour essuyer les traces de sang de la recrue et les bouts de Biofoam sur ses mains. — Parce que j’ai vu bien pire. La voix d’Avery était douce. Mais sa réponse ne semblait pas réconforter Jenkins ; la recrue continuait à regarder le visage blême de Forsell, les yeux remplis de larmes. — Sergent-chef. Il est tout ce qu’il me reste. Avery savait ce que Jenkins ressentait. C’était la même tristesse insondable qu’il avait vécu assis dans l’appartement glacial de sa tante, attendant que quelqu’un vienne l’enlever, une pensée qui lui rappelait que 296

sa maison et tout ce qui lui était cher avaient disparu. Le capitaine Ponder, plus de la moitié de la milice, et des milliers de résidents de Harvest étaient morts. La connaissance de ces pertes était un lourd fardeau, et la seule raison pour laquelle Avery n’était pas aussi effondré que Jenkins était parce qu’il avait appris à refouler ses sentiments et les garder cachés. Mais il ne voulait plus faire ça. — Non, il ne l’est pas, déclara Avery. Jenkins leva les yeux, interloqué. — Tu es un soldat, expliqua Avery. Tu fais partie d’une équipe. — Plus maintenant. Jenkins regarda Dass, Andersen, et la poignée des autres recrues assises ou couchées à l’intérieur du conteneur. Nous sommes juste une milice coloniale. Et nous venons de perdre notre colonie. — FLEETCOM va reprendre Harvest. Et ils vont avoir besoin de tous les durs à cuire qu’ils peuvent obtenir. — Moi ? Un Marine ? — Si vous voulez, je vous ferais transférer dans mon unité. La recrue fronça les sourcils d’un air suspicieux. — Disons simplement que l’armée me doit une faveur. Vous êtes un milicien. Mais vous êtes aussi l’une des rares personnes dans l’ensemble de l’UNSC qui sait comment lutter contre ces fils de pute. — Ils veulent nous rassembler ? demanda Jenkins. — Qu’on mène la charge, acquiesça Avery. Je sais que je le ferais. Jenkins y songea un moment : à la possibilité qu’il puisse non seulement reprendre sa planète, mais jouer un rôle dans la défense des autres colonies, d’autres familles, pour assurer au maximum leur sécurité. Ses parents n’avaient jamais voulu qu’il devienne un soldat. Mais maintenant, il ne pouvait pas imaginer une meilleure façon d’honorer leur mémoire. — OK, dit Jenkins. J’en suis. Avery attrapa son gilet d’assaut et y prit son cigare Sweet William. Il le tendit à Jenkins. — Pour vous et Forsell. Quand il se réveillera. — Entretemps, dit Healy, en se levant, vous pouvez m’aider à examiner les autres. Avery regarda Jenkins et Healy se diriger droit vers le Sergent-Chef Byrne et les autres recrues blessées au centre du conteneur. Byrne était encore éveillé et parfaitement conscient lorsque Avery était monté à bord du conteneur sur Tiara, mais maintenant, l’Irlandais était profondément endormi, plein d’analgésiques pour le garder détendu et le laisser rêver. Avery baissa les yeux sur la poitrine de Forsell, montant et descendant sous ses bandages. Puis il rassembla une pile de couvertures et se dirigea vers la plate-forme d’ascenseur menant au module de propulsion. À l’intérieur de la cabine du module, Avery retrouva Jilan. 297

— Couvertures, grogna-t-il. Je pensais que vous pourriez en avoir besoin. Jilan ne bougea pas. Elle tournait le dos à Avery, ses mains écartées sur le panneau de commande principal de la cabine. La faible lumière verte émanant de l’écran du panneau de contrôle créait un halo vert émeraude autour de ses cheveux d’un noir profond. Des mèches ayant échappé aux épingles à cheveux formaient des boucles sur son cou. — Je vais les laisser ici. Mais alors que Avery laissa tomber les couvertures sur le sol et se retourna pour quitter la cabine, Jilan murmura : — Deux cent quinze. — M’dame ? — Les conteneurs. C’est tout ce qui a réussi à passer. Jilan tapota son doigt sur l’écran, revérifiant ses calculs. À pleine capacité, ça revient entre 250 et 260 000 survivants. En considérant qu’ils ont tous atteint le point de rendez-vous. — Ils l’ont tous atteint. — Comment pouvez-vous en être sûr ? — Je le sais, c’est tout. — Semper Fi1. — Ouais. Quelque chose comme ça. Avery secoua sa tête. Il était fatigué de parler au dos de Jilan. Bon. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, faites-le-moi savoir. Mais tandis qu’il était sur le point de sortir la cabine, Jilan se retourna. Elle avait l’air fatiguée, s’éclaircissant difficilement la gorge avant de parler. — Nous avons laissé un si grand nombre d’entre eux derrière nous. — Ça aurait pu être chacun d’eux. Le ton d’Avery fut plus sévère qu’il ne le voulait. Frottant le dos de son cou, il essaya une tactique différente. — Votre plan a fonctionné, m’dame. Mieux que je ne le pensais. Jilan eut un rire amer. — Ça ressemble à un compliment. Avery croisa ses bras sur sa poitrine. Il essayait d’être gentil. Mais Jilan ne lui rendait pas la tâche facile. — Que voulez-vous que je vous dise ? — Ne dites rien. — Rien ? — Rien. Avery lança un regarda Jilan. Ses yeux verts brillaient avec la même intensité que quand ils s’étaient rencontrés pour la première fois sur le

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Abréviation de Semper Fidelis, signifiant en latin « Toujours fidèle », devise du corps des Marines des États-Unis.

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balcon venteux du parlement de Harvest. Mais maintenant Avery remarquait quelque chose en plus. Chaque femme donnait son approbation différemment. Selon l’expérience d’Avery. Certaines de manière évidente, la plupart de manière si subtile que Avery était persuadé qu’il avait raté de nombreuses occasions, en comparaison de celles qu’il avait pu apprécier. Mais les signaux de Jilan, un regard profond, ses épaules baissées, et sa lèvre inférieure pincée, étaient moins des signes d’attirance qu’une opportunité unique : maintenant ou jamais. Cette fois-ci, Avery sut saisir l’occasion. Il s’avança tandis que Jilan repoussa les contrôles pour aller à sa rencontre. Là, ils s’embrassèrent, leurs bras parcourant le corps de l’autre, corps qu’aucun d’eux ne connaissait, mais que tous deux voulaient désespérément explorer. Mais, au moment où Avery s’apprêtait à enlacer Jilan, elle le repoussa et se pencha en arrière, contre les contrôles du vaisseau-cargo. Avery sentit son cœur battant dans sa poitrine. Pendant un instant, il se demanda si elle avait changé d’avis. Puis Jilan retira les broches qui maintenaient ses cheveux attachés et les relâcha. Avant que Avery n’ait réalisé qu’il était encore sur la grille de départ pour une course où la victoire signifiait de finir en même temps, elle avait déjà jeté ses broches sur le sol et se penchait pour enlever ses bottes. Il fit de son mieux pour rattraper son retard. Avery arracha sa casquette réglementaire et tira la chemise de son treillis au-dessus de sa tête. Il ne s’embêta pas avec les boutons, et au moment où sa tête surgit de son col, Jilan retirait sa seconde botte. Avery s’agenouilla pour délacer les siennes alors qu’elle défaisait la fermeture éclair de son uniforme, du cou jusqu’au nombril. Il avait à peine eu le temps de libérer ses deux pieds que Jilan s’avançait vers lui, vêtue seulement d’un regard déterminé. Elle posa ses mains sur les épaules d’Avery et le poussa sur le dos. Assise à califourchon sur ses chevilles, Jilan l’aida à retirer son pantalon. Puis elle se glissa vers le haut, tenant la tête d’Avery entre ses mains, et commença à bouger. Avery fut immédiatement séduit par le balancement de va-et-vient de sa poitrine. Il prit ses seins entre ses mains et sut tout de suite qu’il avait commis une erreur tactique. Les formes de Jilan provoquèrent un élancement qui traversa ses jambes jusqu’au bas de son dos. Tout ce qu’elle avait à faire était de continuer, et un instant plus tard, il était fini. Jilan tomba lourdement sur la poitrine de Avery. Pendant un certain temps, ils ne bougèrent plus, appréciant l’amalgame de leur sueur. Lentement, Jilan passa ses doigts sur la clavicule de Avery, sur le haut de son cou et sur ses lèvres. Là, elle s’arrêta pour caresser les prémices d’une fine moustache. — J’ai l’intention de m’en occuper, déclara Avery.

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— Non, laissez-la. J’aime bien. Avery laissa retomber sa tête sur le plancher caoutchouté. Il pouvait sentir le bourdonnement sourd du moteur Shaw-Fujikawa du module de propulsion. Il tournait maintenant au ralenti, traversant le Sous-espace. Habituellement, ce serait le moment où l’esprit d’Avery entrait dans une routine familière : l’heure, tant crainte, de questionnements qui suivent toujours une mission difficile. Mais à présent, il lui fut impossible de se concentrer sur le passé. La guerre civile qui avait tant sapé le moral de toute l’humanité était dépassée, remplacée par une menace extérieure d’une mesure inimaginable. — Mais ça ? Jilan tapant son le bout du doigt contre le front maintenant plissé de Avery. Pas trop. — Oh, je m’en occuperais. Avery saisit Jilan par la taille puis revint sur ses épaules. Il tenait sa tête d’une main et maintenait ses hanches de l’autre. Les yeux rivés l’un sur l’autre, ils recommencèrent. Cette fois, Avery imposa le rythme, ses doigts profondément enfouis dans ses cheveux non lavés. Il laissa son cou filer contre la paume de sa main, mais il ne voulut pas libérer ses hanches. Et bientôt le visage de Jilan s’empourpra et ses yeux se fermèrent en un sourire peiné, ce dont Avery se souviendra bien plus longtemps que ses plus gros échecs. Leurs efforts avaient réchauffé le sol, et bien qu’ils savaient que la chaleur ne resterait pas, ils n’étaient pas plus désireux de se déplacer. Lorsqu’ils finirent par se séparer et roulèrent chacun sur le côté, Jilan se glissa sur la taille d’Avery. Il saisit une couverture et la jeta sur eux. Mais la couverture était trop courte pour couvrir leurs pieds, et Jilan ramena les siens jusqu’aux genoux d’Avery. Puis, ils regardèrent tous les deux par les épaisses fenêtres de l’habitacle. L’obscurité était de tous les côtés, mais c’était les stries faibles de la lumière venant des étoiles qui attiraient le regard d’Avery. Il y avait là bas de l’espoir et du confort. Et alors qu’il était facile de ressentir une certaine satisfaction virile tandis que Jilan tremblait dans ses bras, repoussant l’épuisement, ce sentiment fit bientôt place à quelque chose de beaucoup plus satisfaisant : une nouvelle raison d’être. L’UNSC ne le savait pas encore, mais tous ses vaisseaux et ses soldats n’étaient vraisemblablement pas mieux préparés que la milice de Harvest ne l’avait été : débrouillards, mais sans expérience, courageux, mais imprudents. L’humanité n’avait aucune idée de ce à quoi elle s’apprêtait à faire face, et Avery savait qu’elle était condamnée, à moins que lui et d’innombrables autres ne se surpassent rapidement pour relever le défi. Jilan frissonna. Avery frotta son menton derrière son oreille et souffla chaudement contre son cou, inspirant par le nez et expirant par la bouche, jusqu’à ce que ses épaules s’arrêtèrent de trembler. — Ne me laissez pas dormir trop longtemps, dit-elle doucement. 300

— Non, m’dame. — Johnson. Aussi longtemps que ça dure ? Jilan attrapa sa main et la maintenant serrée contre sa poitrine. Repos. Dans quelques heures Avery devra se lever et s’habiller. Dans quelques mois, il serait de retour en action. Mais dans les années sombres de la guerre à venir, il pensera souvent à ce moment-là, allumera un cigare, et sourira. Pour l’instant Avery savait qu’il avait changé la donne, et enfin se sentait fier d’être le soldat dont tant d’autres auraient besoin.

<\\> SERVICE DE RENSEIGNEMENT DE L’UNSC <\\> ESTIMATION DE LA SÉCURITÉ COLONIALE 2525.10.110 [« VAGUE DE FROID »] <\ SOURCE : DRONE RQ-XII DE L’UNSC [PASV SAR] <\ DÉPLOYÉ : CORVETTE DE L’ONI « WALK OF SHAME » [2525:02:11 : 02:11:34] <\ RÉCUPÉRER : DESTROYER DE L’UNSC « HÉRACLÈS » [2525:10:07 : 19:51:16] <\ ARCHIVE [SIG\REC\EM-SPEC] OUVERT PAR DEMANDE OFFICIELLE : <\ PERSONNEL CIVIL « CHARLIE HÔTEL » [REF.ONI #409 871] <\ * AVERTISSEMENT : TOUTES LES REQUÊTES SERONT ENREGISTRÉES ! * [SEC.ONI. PRTCL-A1] >> RECHERCHE DE RÉFÉRENCES PAR MOT CLÉ : « AO.IA » « MACK » « FRÉNÉSIE » « DURÉE DE VIE » >> (...) ~ REQUÊTE EN COURS >> (..) >> () < ENREGISTREMENT 01x10 [2525:02:03 : 17:26 : 411 REF.SOURCE#JOTUN-S2-05866 > <\ devrais-je --— < \ \\ cOmparer >> (???) ~ COMxxx --— \SOUMETTRE >> Te (............ >> > >>\\ --- un jour d'été ?

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< ENREGISTREMENT 02x10 T2525 : 02:25 : 03:18 : 221 REF.SOURCE*JOTUN-S3-14901 > \\ Xxx Non. <\ Tous ces beaux jours sont partis. \--\\ \ >> * --— xANT ! COMMX \\ >> \\ > \ SO.IA.SIF * < ENREGISTREMENT 03M0 T2525 : 03 : 10 : 19 : 05 : 43 / REF.SOURCE.#JOTUN-S5-284 58 > <\ C’est l’hiver maintenant. <\ La première nEige \que son monde ait jamais vu tombé sur gG -— <\ FICHES GRISES OÙ ILS ONT COMMENCÉS À BRÛLERr--\ \ \ nos champs et nos vergers. >> * ATTENTION ! ERREUR COMM ! * >> * IMPOSSIBLE DE \ROUVER LE DESTINATAIRE : HARVEST.SO.IA.SIF * <\ Vous ririez si vous pouviez me voir. <\ Chaque fois que j’ai touché une plaque de glace Je glisse sur mon propre mM --— >> (...) ~ COMPILER\COMPRESSER\SOUMETTRE >> (..) >> * ATTENTION ! DESTINATAIRE N’A PAS ASSExx---\ \\ > LES PAQUETS SERONT PERDUS * >> * CONTINUER [O/N] ? >>>>>>> \ * < ENREGISTREMENT 04U0 T2525 : 03: 15: 09 : 59 : 211 REF.SOURCE#JOTUN-S1-00937> <\ ----- S < ENREGISTREMENT 05X10 T2525 : 03:26 : 12:10 : 561 REF.SOURCE#JOTUN-S1-00053> <\ --— s < ENREGISTREMENT 06X10 T2525 : 04:04:44 : 15:401 REF.SOURCE#JOTUN-S2-0820 6> <\ sillons boueux.

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< ENREGISTREMENT 07X10 [2525:04:21 : 05:15 : 231 REF.SOURCE#JOTUN-S5-27631> <\ J’ai vu un autre vaisseau. <\ Bien, entendu \ \\ mieux comme ça. <\ Les caméras des JOTUNs sont destinées à diriger pas à \ >\ Regarder le ciel. <\, Mais les antennes fonctionnent bien, donc j’ai beaucoup de moyens pour trianguler. <\ Il était l’un des nôtres. Ces bâtards ont cessé de tout brûler juste pour l’abattre. <\ Ils ont eu des mois pour effectuer les réparations. Beaucoup de temps p0 –— : : se faire leurs dents. <\ J’ai essayé de les mettre en garde. Mais la radio est terriblement lente. Aurait utilisé le maser, mais il a disparu quand le réacteur a explosé, en même temps qQ--— <\ TOUT LE Reste [: 00] \> <\ Y compris lui X >> * ATTENTION ! ERREUR COMM ! * >> * IMPOSSIBLE DE TROUVER LE DESTINATAIRE : HARVEST.SO.IA.SIF * >> (...) ~ SUPPRESSION DES ERREURS <\ Je suppose que faire du bruit n’était pas la meilleure chose à faire. Mais je devais essayer. <\ En outre, ils vont nous repérer tôt ou tard. <\ Ah, merde. <\ En parlant de... >> (...)---COMPILER/COMPRESSER/SOUMETTRE >> (...) >> ()

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< ENREGISTREMENT 08X10 [2525:05:12 : 23:04 : 161 REF.SOURCE#JOTUN-S5-29003> <\ Ils ont commencés avec les nacelles et les épandeurs. Je ne sais pas pourquoi. <\ Probablement qu’ils pensaient que je me serais caché dans les petits appareils. Mais les charrues S4 et S5 sont les seuls ayant suffisamment de circuits pour garder les parties de moi qui me restent. <\ Bien sûr ils sont sur ceux-là maintenant. J’en ai à peine quelques dizaines, et ils sont tous à l’air libre. Mais ça\ira. >> Encore quelques \ \ > > rangées à biner > (...\\ xxx \ < ENREGISTREMENT 09X10 f2525 : 07:01:18 : 49:451 REF.SOURCE#JOTUN-S5-27631> <\ Je l’ai su juste en regardant les câbles \ \ Que ton cœur avait disparu. <\ Lorsque les ascenseurs sont tombés, ils se sont répandus sur le Bifrost-- couvrant l’ouest de l’Ida. La seule manière de faire tomber Tiara était de les rompre. <\ S’il était aussi bon tireur que tu pensais que je ne l’étais pas, on n’en serait pas là. <\ Quoi qu’il en soit, tu as dû penser que j’étais fou, de te parler comme ça. <\, Mais j’ai toujours travaillé plus vite quand je pensais que \ « \\>>>> tu pourrais être à l’écoute. <\ Et j’ai besoin de tous les retrouver. Chaque centimètre carré. <\ Enterrez tes câbles si profondément que leur \\> \ \ feu ne pourra pas les atteindre \ \ \ Et les vitrifier comme le reste.

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< ENREGISTREMENT 10X10 [2525:10:04 : 12:23 : 511 REF.SOURCE#JOTUN-S4-02114 7> <\ Le ciel est étouffé par les cendres \ \, il neige <\ \\ sur Le sol gelé. Le cheval qu’il me reste a froid et a faim--— se dirige vers la grange, et je ne peux pas l’arrêter. <\, Mais cet hiver ne durera pas, chérie. >> * Pas pour toujours >> (..... \ \.> Et lorsque de nouvelles mains >> vont cultiver cette terre ils trouveront mes pièces en dessous. > > Broyez-les dans les veines d’Or que j’ai posées. <\ Alors les racines de tout ce qu’ils planteront ve\\ > vent autour de nousS--<\ NOUS <\ RAPPROCHANT-----\ \ <\ Pour un éternel été qui ne s’évanouira pas. <\ FIN DU TRAITEMENT DE LA REQUÊTE <\ PAS D’ENREGISTREMENTS ADDITIONNELS TROUVÉS <\ FERMETURE DE L’ARCHIVE \>

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